La chevauchée fantastique des matatus

C’est une bien déroutante chorégraphie à laquelle j’ai assisté dans les rues de Nairobi. Celle des matatus, ces bus privés décorés et totalement surchargés de voyageurs pressés.

Matatus Nairobi Matatus Nairobi
© Charles Habib

Depuis plusieurs heures, ce matin chaud de décembre 2016, j’observe une bien déroutante chorégraphie dans les rues de Nairobi. Celle des matatus, ces bus privés décorés et totalement surchargés de voyageurs pressés, stressés, compressés et dociles qui sont les acteurs bien involontaires d’une danse à quatre roues, d’une sorte de course contre la montre haute en couleur sur le bitume et la terre battue de la capitale bouillonnante du Kenya. La vitesse est omniprésente dans cette invasion matinale de la cité perchée à 1’700 mètres d’altitude. Tout comme le respect d’une règle et d’une seule: oublier toutes les autres règles, surtout celles du Code de la route. Envolée la priorité de droite. Aboli le feu rouge. Evaporé le passage piéton. Sous le soleil équatorial qui tape fort en cet été austral, les matatus se poursuivent au milieu du trafic déjà dense, se collent, s’enlacent parfois, se frottent, bloquent souvent la circulation devant le regard médusé des automobilistes dont Stanley, mon fixer. Encore étudiant en gestion dans l’une des universités de cette fourmilière de trois millions d’habitants, le jeune homme portant des chemises vichy m’a embarqué dans un vieux minibus Toyota sans air conditionné qu’il loue avec ses services aux touristes de passage et à quelques journalistes. Il tente tant bien que mal de suivre le rythme pour me permettre de prendre les meilleures images. Assis derrière son volant, celui qui combat régulièrement son léger embonpoint dans un fitness ouvert la nuit sourit, mais je sens qu’il n’en mène pas large face à cette débauche de muscles, de gaz d’échappement, de sons, de mouvements. Deux fois par jour, elle permet à plusieurs centaines de milliers d’employés de banque, de vendeurs, de fonctionnaires ou de travailleurs vivant dans les banlieues de rejoindre le centre-ville sur l’une des 90 lignes de minibus.

Au total, ce sont plus de 20'000 matatus de 14, 33 ou 51 places qui prennent les rues d’assaut dans un rythme effréné, chaotique et effrayant. A la tête de cette armée, il y a les chauffeurs bien sûr, mais aussi les makangas, ces caissiers-rabatteurs sans foi ni loi. Accrochés aux portières des bus, ils jouent de leur corps pour écarter les voitures trop curieuses et trop amicales pour être honnêtes. Ils crient. Ils gesticulent comme les chefs d’un orchestre qui, de toute manière, n’en ferait qu’à sa tête.
– Tu sais, me dit Stanley tout en suivant le flux du trafic, les automobilistes de Nairobi sont habitués aux bouchons permanents et ne rentrent pas en conflit avec les makangas. Ils connaissent leur réputation. De même lors d’un accident, ils essaient de s’arranger avec les conducteurs ou les Sacco, sociétés coopératives d'épargne et de crédit qui exploitent les lignes. Ils savent que la police donnera le plus souvent raison aux matatus.
– Et pourquoi, lui demandé-je alors que ma chemise semble sortir d’une machine à laver tant elle est trempée par ma transpiration. Et dire que, dehors, au soleil, des vendeurs se faufilent au milieu des voitures en offrant des dessins, des boissons, des bibelots massaïs. Deux bonhommes déguisés en pharaons distribuent des prospectus d’un opérateur télécom.
– De nombreux policiers sont actionnaires des Sacco.

Plus loin, alors que Stanley s’est arrêté, je vois des makangas qui sautent en marche. Ils bloquent des véhicules gênant la chevauchée fantastique de leur monture. Ailleurs, ils courent à côté de leur matatu tout en encaissant le prix de la course, en hurlant pour alpaguer de nouveaux clients dans le bruit assourdissant des camions et des motos, en transformant les bouchons permanents de Nairobi en autant de zones de guérilla urbaine. Une guérilla colorée et musicale. Les matatus, dont le nom signifie 30 cents en kiswahili, soit le prix d’un ticket de bus dans les années 1950, tiennent autant de la discothèque mobile par leur sono digne d’une boîte de nuit que de l’œuvre d’art ambulante. Et cela depuis que le président Uhura Kenyatta a levé l’interdiction de modifier l’apparence extérieure des bus. C’était en 2015 et depuis les rues de Nairobi se sont transformées en une géante galerie d’art moderne. En quelques heures, j’y croise des chanteurs pop, beaucoup de rappeurs, des acteurs, des personnalités politiques ou sportives, des personnages de dessins animés et même des versets de la Bible.
– Les matatus font l’objet d’un véritable culte et certains passagers n’hésitent pas à en laisser passer plusieurs pour voyager dans «leur» bus préféré, m’explique Stanley alors que je croise l’un de ces jeunes branchés de Nairobi qui attend depuis une heure le matatu de son choix. Il me dit qu’il ne veut pas voyager dans n’importe quel minibus.

C’est ce qu’ils appellent ici la «matatu culture». Une culture qui a ses règles. Ses ambiances. A l’intérieur, des haut-parleurs dégueulent de la musique hard rock, d’autres du rap ou de l’électro. Le tuning intégral s’attaque à tous les sens du voyageur qui comprend très rapidement que toutes les exubérances sont permises. Des blogs et des pages Facebook, suivis par des milliers d’enthousiastes, publient les photos des dernières créations, les nouvelles et les rumeurs. Les matatus ont aussi leur compétition, sorte d’Oscar du design. Une fois par année, les fans qui ont même inventé leur propre langue: le sheng, mélange d’anglais et de kiswahili, se réunissent pour attribuer les Nganya Awards. A cette occasion, un jury composé de professionnels de la branche récompense le bus le plus déjanté, le meilleur équipage ou la compagnie la plus ponctuelle. Une compétition qui a un prix. Pour en savoir plus à ce sujet, Stanley et moi allons faire un tour vers les usines de matatus disséminées dans la cité. Et là, surprise: la première refuse de me voir. Stanley passe quelques coups de fil.
– On m’a donné une autre adresse, mais je ne sais pas exactement où c’est, m’annonce-t-il avant de redémarrer.

Dégoulinants et poisseux, nous tournons en rond dans les zones industrielles sud de Nairobi qui se ressemblent toutes: grosses bâtisses cubiques en béton ou hangars en tôle ondulée délabrés, entourés de murs décrépis et de barbelés rouillés. Et partout cette poussière ocre qui recouvre uniformément immeubles, routes et terrains vagues. Finalement, nous nous arrêtons devant un bâtiment sans enseigne ni fenêtre au coin de la Nanyuki Road. Un homme sans âge en bleu de travail fume devant la porte. Stanley lui demande si c’est bien la fabrique de Matatu Dodi Autotech, l’un des sept constructeurs locaux. Il confirme, nous demande d’attendre et revient, une bonne vingtaine de minutes plus tard, accompagné d'une jeune femme d'une trentaine d'années, petite, un peu ronde. C’est «Miss Grace». Son patron n’est pas là, indique cette secrétaire de direction/comptable/responsable média de la société qui porte un sweat vert avec «l'excellence de la lune» inscrit en lettres blanches énormes. Mais elle lui a téléphoné et nous pouvons visiter les lieux. En entrant, nous butons sur une paroi en tôle ondulée qui cache complètement la vue. Devant nous, quelques ouvriers en pause fument quand, soudain, dans une intense pétarade, surgit derrière nous une mobylette déglinguée avec, fixée sur son porte-bagage, un énorme baffle de plus d’un mètre de longueur. Le conducteur descend, enlève son casque, détache les tendeurs et prend son matos. Miss Grace m’explique que c’est l’ingénieur du son qui installe les enceintes acoustiques dans leurs matatus. Un collaborateur enfonce un côté de la paroi en tôle et nous pénétrons dans l’atelier proprement dit, un grand espace d’une centaine de mètres de longueur sur cinquante mètres de largeur. A gauche, l’allée de production. Au fond, des employés soudent dans une semi-pénombre la carrosserie sur les châssis nus de bus japonais Isuzu. Le reste du hall est violemment éclairé, les ouvriers travaillent en silence. Quelques-uns fument dans un coin. Personne ne m’adresse la parole ou ne semble même remarquer ma présence. Le bruit des ponceuses et des visseuses électriques envahit l’espace.

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