Le crachin coutumier semblait hésiter au fond du ciel tout frémissant de nuages fins. Le soleil d’un automne doux et humide perçait les nuées de ses rayons. Cette lumière diffuse embellissait les vieux palais royaux, chauffait la verdure des parcs, jouait sur la Tamise large et sombre. Et la prison de Brixton elle-même y puisait une gaieté factice. La prison qui, dans ses murailles de briques grises enfermait l’agonie volontaire de Terence Mac Swiney, lord-maire de Cork. Ce matin, sous l’œil paisible de deux hauts policemen, aux brisques en éventail, qui devisaient devant une cantine où une jeune femme vendait cigarettes et douceurs, j’ai essayé de pénétrer à l’intérieur du bâtiment massif. Un gardien enroué m’en a barré le seuil. Il m’a dit simplement:
– Le lord-maire n’est pas près de mourir encore.
Puis, sans commentaires, il a refermé la lourde porte. Cependant, parmi ces briques grises, dressées au fond d’une petite rue de Londres, se jouait un drame qui passionnait l’Angleterre et le monde. Dans l'une des cellules de la prison s’épuisait chaque instant davantage un homme qui, depuis plus de vingt-cinq jours, refusait de prendre la moindre nourriture. Il se laissait mourir pour vivre jusqu’au bout selon son idéal. Une sorte de torche se consumait ainsi, qui servait de flambeau à toute l’Irlande révoltée. Par son obstination farouche, par son suicide lent et délibéré, Terence Mac Swiney, lord-maire de Cork, était devenu un symbole. Faible à défaillir, inerte et sans voix, il criait du fond de sa cellule dont il était décidé à faire son sépulcre, il criait la passion de l’Irlande tout entière. Cette Irlande en rébellion à laquelle il avait consacré son existence.
Né à Cork en 1880, il avait dans le sang ce besoin sacré de l’indépendance que trois siècles de domination anglaise, avec son cortège de répressions, de massacres, de famines, de spoliations n’avaient pas réduit. Dès qu’il eut atteint l’âge de l’adolescence, Mac Swiney fut au premier rang du combat. Il abandonna les études de sciences philosophiques et morales qu’il avait entreprises pour ne plus s’occuper que du mouvement libérateur de l’Irlande. Les patriotes, alors, étaient divisés en deux camps. Les uns, les prudents, les sages, les politiques, estimaient que pour obtenir l’indépendance il fallait procéder parlementairement, c’est-à-dire agir sur la Chambre des communes par le bloc des députés élus en terre irlandaise. Les autres, les impétueux, les passionnés, opposaient à cette méthode lente et sinueuse l’action populaire nue et directe. La liberté, disaient-ils, ne s’obtient pas; on l’arrache. Terence Mac Swiney, d’instinct, se joignit à leur camp. Il pensait avec tous les jeunes Irlandais que le moyen d’affranchir son pays était la formation d’un gouvernement illégal, révolutionnaire, ne se soumettant pas aux lois britanniques et qui, par la force, amènerait l’indépendance de fait.
Son activité fut intense. Membre de plusieurs sociétés secrètes, participant aux tribunaux irlandais clandestins, instructeur de l’armée républicaine, il fut élu, à une écrasante majorité, député aux élections générales de décembre 1918. Son premier geste fut de se joindre à ses collègues Sinn Féiners qui proclamèrent cette république d’Irlande vivante, agissante et que, malgré toutes les déclarations ministérielles, l’Angleterre est obligée de considérer comme une force réelle. A plusieurs reprises Mac Swiney fut emprisonné. Ce fut pendant une de ces détentions que naquit sa petite fille, aujourd’hui âgée de trois ans. Fervent du langage gaélique, il profita de ses moments de loisir forcé pour l’étudier davantage et pour écrire dans cet idiome. Comme la plupart des Irlandais militants, Terence Mac Swiney est poète. Son regard bleu s’illumine souvent de rêve et la passion ne lui enlève pas la douceur mystique si étrange chez ces révolutionnaires farouches. Plusieurs de ses pièces sont renommées en Irlande, bien que le gouvernement militaire en interdise la représentation.
Or, au début de l’année 1920, le lord-maire qui se trouvait à la tête de la municipalité de Cork fut tué dans des circonstances mystérieuses. La police ne sut pas ou ne voulut pas les élucider. La rumeur publique l’accuse même d’avoir inspiré le crime. Ce fut alors que Terence Mac Swiney se présenta et fut choisi au poste de l’homme assassiné. Il savait à quoi l’engageait ce poste. Prévoyant une lutte à mort, il se dévouait, se sacrifiait d’avance. Et le jour où il fut choisi pour sa haute magistrature, il dit:
– Je viens ici plus en soldat montant sur la brèche qu’en administrateur ayant à remplir les premières fonctions de la municipalité. Les meilleurs et les plus braves d’entre nous sont morts. Parfois dans notre douleur nous clamons des mots insensés «Le sacrifice est trop grand». Mais ils sont morts précisément parce qu’ils étaient les meilleurs et les plus braves. Nous qui reprenons l’œuvre qu’ils ont laissée incomplète, confiants en nous, nous offrons à notre tour notre vie en sacrifice. Nous ne demandons pas grâce et nous n’accepterons aucun compromis...
Il avait tenu parole. Ne reconnaissant pas la loi anglaise, il avait été arrêté selon cette même loi. Et pour défier jusqu’à l’extrême limite les juges dont il refusait d’accepter l’autorité, Terence Mac Swiney, âgé de quarante ans, se laissait mourir de faim, à la face du monde stupéfait.