Face aux horreurs de la guerre (3/3)

Après Londres et Dublin, Joseph Kessel termine son reportage sur le Sinn Féin à Cork, la «ville rebelle» du sud de l'Irlande. Mais les rassemblements nocturnes de ses habitants pour prier vont très vite être éclipsées par la mise à sac d'un village plus au nord et par l'annonce du décès de Terence Mac Swiney...

Kessel Irlande Kessel Irlande
Dans le village de Templemore (comté de Tipperary), après une attaque des Black and Tans (Noirs et Fauves, des militaires engagés par le gouvernement britannique) durant la guerre d’indépendance irlandaise (1919-1921).© W. D. Hogan

Un petit train vieillot, cahotant et poussif, assez semblable à un jouet et dont la locomotive chauffée à la tourbe répandait son épaisse fumée noire à travers une campagne humide coupée de haies et semée de troupeaux, m’a porté jusqu’à Cork. Il y pleuvait encore plus qu’à Dublin. Non plus la bruine, mais une vraie pluie nourrie, dense. Malgré cela, pour prendre un contact immédiat et direct, j’ai fait sans guide ni compagnon le tour de la ville. Etrange cité! Le long de sa lente rivière, sur laquelle les gouttes de l’averse faisaient courir des vibrations sans fin, elle était irlandaise à l’extrême, avec ses antiques maisons délavées, ses ponts frustes et ses voiliers endormis au balancement des mâts dépouillés. Et, en même temps, les étroites rues en palier accrochées aux pentes des collines ondulées et verdoyantes qui affleuraient au centre de la ville, donnaient à cette partie de Cork la douceur et le calme des vieilles villes italiennes. 

Mais quelles que fussent la différence d’aspect, la variété physique des quartiers, leur expression spirituelle demeurait partout la même, et c’était une expression de tristesse farouche, de misère violente, de haine désespérée. Partout de petits mendiants pétrissaient de leurs pieds nus la boue noirâtre des chaussées. Partout les hommes et les femmes avaient la bouche close et le regard dur. Mais souvent, au coin d’une rue, des groupes se formaient pour quelques instants et tenaient des conciliabules furtifs et mystérieux. Dans le port, les dockers et les ouvriers, silencieux, voûtés sous la pluie, semblaient attendre quelque mot d’ordre. Cork, ville de grisaille, de pauvreté, de patience pesante, et de sourde menace! Cork dont le lord-maire, Tomás Mac Curtain, a été assassiné en 1920 et dont Terence Mac Swiney, le lord-maire actuel, glisse volontairement vers l’agonie et la mort, loin de sa cité natale, chez l’ennemi. Cork, réduit tragique du Sinn Féin. 

Plus tard, j’ai refait le tour des rues, des quais et des places. Mais cette fois je n’étais pas seul. J’avais un compagnon de choix, M. O’Callaghan, alderman (conseiller municipal) choisi par ses collègues pour remplir les fonctions de Terence Mac Swiney, le lord-maire, pendant son agonie volontaire. O’Callaghan m’avait reçu à l’Hôtel de Ville, dans le bureau même qu’avaient occupé ses deux prédécesseurs au terrible destin. La sévère architecture ogivale, les vieux couloirs et les grandes pièces nues où, sur les dalles sombres, les pas résonnaient longuement, répondaient à la grise façade qui se dressait sur les quais désolés de la rivière lente. Mais O’Callaghan, lui, était jeune et vif et ardent. L’énergie de ses mouvements, le feu du regard, la chaleur de la voix donnaient une vie surprenante au décor archaïque et glacé. 
– Pourquoi vous faire un long discours sur la situation de notre ville et l’existence qu’y mènent ses habitants? me dit-il. Les choses vous renseigneront mieux d’elles-mêmes que toutes les paroles. Venez... 

Il pleuvait toujours. Mais O’Callaghan, ainsi que tous les autres Irlandais, était indifférent et comme insensible à l’eau du ciel. L’itinéraire que j’avais fait très vite, je le recommençai, à cause de lui, avec la démarche du loisir, de la flânerie. Alors, aidé par cette lenteur et par le bref commentaire de mon guide, je vis Cork sous un visage tout différent, son visage de combat. Je vis les vitres des boutiques brisées et les devantures remplacées par des planches.
– Coups de crosse... amusement des soldats anglais, disait O’Callaghan. 

Je vis sur les murs, pareilles à des cicatrices, les éraflures des balles.
– On tire ici sans sommation, disait O’Callaghan. Nous répliquons de la même manière. 

Il me demanda de m’arrêter devant un immeuble aussi gris, aussi terne, aussi vieux que les autres. Mais à l’intérieur de cette maison, le colonel Schmitt, chef de la police britannique, tenu pour responsable d’arrestations arbitraires et de tortures, avait été abattu peu de temps auparavant. Les volontaires de l’IRA qui avaient assuré l’exécution, avaient réussi à s’échapper indemnes.

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