De Beyrouth à Damas

«De Palestine, je passai en Syrie. Quelques kilomètres seulement menaient de Tel Aviv à ce vieux pays arabe placé, depuis le démembrement de la Turquie qui avait suivi la guerre de 1914, sous mandat français.» Dans ce grand désert, Joseph Kessel croise des escadrons tcherkesses, des capitaines intrépides et des princes bédouins.

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Les habitants de Damas avaient l'habitude de se retrouver dans les magnifiques - et parfois aussi très dangereux, selon Joseph Kessel - jardins de la capitale syrienne pour fumer le narguilé.© Library of Congress

Dans la cour du commissariat central de Beyrouth, une petite troupe attendait: policiers en uniforme et en civil. Se détachant de leur masse confuse, un homme vint à moi. 
– Je suis, dit-il, monsieur Labane, officier de police principal de Beyrouth. 

M. Labane s’inclina avec dignité. Il parlait un français facile et choisi. La nuit dissimulait ses traits, mais dans la rue, aux lumières, il m’apparut magnifique. Les nombreuses années qu’il avait passées dans la police turque l’avaient élevé à la hauteur d’un type définitif, despotique, inquiétant et subtil, important, gras. Il avait des moustaches cirées relevées à l’allemande. Sous le bonnet d’astrakan, les yeux veloutés brillaient d’un feu nonchalant et cruel. Et cette cravache, tantôt langoureuse, tantôt impatiente, qu’il tordait sans cesse entre ses doigts moelleux... On ne pouvait le voir sans songer au sultan Abdülhamid, à des drames de sérail, à des morts muets.  
– Nous allons fouiller la ville souterraine, dit-il. 
– C’est loin? demandai-je, me préparant à une longue marche. 
– Non, à deux pas d’ici. 

Je le regardai avec stupeur. Nous étions dans le quartier le plus européen de Beyrouth. Parmi les hautes maisons, les tramways carillonnaient sans arrêt; les automobiles évitaient de justesse les passants coiffés de fez et pleins d’indolence; les enseignes électriques indiquaient les endroits de plaisir. Comment supposer que, tout près...? M. Labane sourit doucement. 

Dans la grande artère, la fissure qui s’ouvrait était si mince que l’on pouvait passer vingt fois devant elle sans la remarquer. Ce fut par-là que s’engagea notre groupe. Dès lors je me crus dans un labyrinthe de cauchemar. Ce n’était que ruelles étroites comme des couloirs, murs puissants, arc-boutés pour des siècles, ogives lourdes, voûtes massives, tout cela s’entrecroisant, se coupant, avec des fuites soudaines, des échappées vers des puits de ténèbres où l’on devinait des ramifications encore plus sordides, encore plus secrètes, tout cela sans nulle autre clarté que celle de la lune, pure et blême, aperçue par instants entre de noirs arceaux. 

Soudain, à un carrefour, éclata la lumière. Nous étions devant un café à moitié enfoui dans le sol, violemment illuminé à l’acétylène. Une quarantaine d’hommes en garnissaient les bancs et tiraient en silence sur les narguilés. Leurs oripeaux bariolés, les taches crues de leurs tarbouches étaient moins saisissants que leurs figures. Noires de peau et de poil, sous le feu brutal des lampadaires, elles étaient terribles à regarder. Ce n’étaient ni la férocité des yeux ni l’impudence des lèvres qui retenaient l’attention, mais une sorte d’adhésion fataliste au crime. Ces gens étaient prêts à tuer, moins par haine ou par désir de lucre que par le sentiment qu’Allah les avait mis au monde comme un coutelier fait des couteaux. Ainsi, dans la caverne d’Ali Baba, devaient être les quarante voleurs. 
– Les Barnabagues, dit M. Labane. Les bravis de Beyrouth, ceux qui tuent sur ordre. Leur chef est un grand personnage d’ici. 

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