Kodak City, c'est fini

© Catherine Leutenegger
Le superbe travail photographique de la Lausannoise Catherine Leutenegger sur la débâcle de Kodak.

La Lausannoise Catherine Leutenegger a documenté la débâcle de Kodak, dans la ville américaine de Rochester.

Le 19 janvier 2012, l’entreprise Eastman Kodak Corporation se place sous la protection du chapitre 11 de la loi sur les faillites aux Etats-Unis. L’onde de choc est mondiale. Des décennies de domination sur le marché de la photographie, de ses 60'000 employés, il ne reste rien. Pour sortir de cette crise et éviter la banqueroute, «Kodak vend, dans une bataille juridique portant sur des plagiats de ses propres inventions, environ 1’100 brevets pour un demi-milliard de dollars. Ironie du sort, les acheteurs ne sont autres que les géants de l’informatique, tels Samsung, Microsoft, Google ou Apple», rappelle Joerg Bader, directeur du Centre de la photographie Genève, dans Kodak City, le bel ouvrage de la Lausannoise paru chez Kehrer Verlag en 2014.

Kodak City est le fruit d’une longue démarche, entamée en 2007. Catherine Leutenegger est alors en résidence d’artiste à New York grâce à une bourse du canton de Vaud, reçue pour son travail de diplôme intitulé «Hors-champ»

«La ville industrielle de Rochester, surnommée la "ville Kodak", se situant non loin de la bouillonnante City (dans le même Etat de New York, ndlr), j’ai décidé de m’y rendre deux semaines. Je voulais découvrir à quoi ressemblait la ville qui a vu apparaître la première pellicule film en 1888, une invention née de la vision ingénieuse de George Eastman qui avait pour objectif de démocratiser la photographie alors accessible à une minorité de personnes.» De retour en Suisse, elle réalise une première maquette et passe à d’autres projets. Avec l’idée de revoir Rochester un jour.

En 2012, la Lausannoise y retourne à la même période de l’année, en mars, pour y retrouver les mêmes lumière et atmosphère. Entretemps, la mise en faillite a été annoncée. Photographier le quartier général et le «Kodak Park», l’un des plus grands parcs industriels au monde, s’avère compliqué. Les lettres de recommandation du directeur du Musée de l’Elysée à Lausanne, de la galerie Aperture à New York et de l’ambassade des Etats-Unis à Berne ne pèsent pas lourd en regard des restrictions imposées par Kodak. «Une étape rude et chronophage», relève-t-elle. «Grâce aux démarches faites par l’artiste, nous apprenons que la plus riche entreprise de l’histoire de la photographie n’a pas accepté qu’on la photographie», ironise Joerg Bader.

La photographe élargit alors le champ et décide de voir en Rochester un gigantesque musée à ciel ouvert, posant son regard sur le visage décoloré de la ville et sur des individus ayant perdu toute illusion. «En respectant l’interdit de photographier sur le site, l’artiste sort des clôtures de l’usine et, par un montage judicieux dans le livre, fait ainsi entrer dans son récit les alentours de l’usine, voire des parties de la ville de Rochester.» Elle rencontre de nombreux ex-employés, auxquels elle donnera peut-être un jour la parole. Ce qui l’a marquée? Le vide. L’atmosphère dépressive. Un contraste saisissant après des mois passés dans l’énergie de la «grosse pomme».

Catherine Leutenegger admet aujourd’hui que le temps consacré à la préparation du livre, entre campagne de financement participatif, recherches d’éditeurs et rencontres de directeurs de musées, a été beaucoup plus important que la réalisation des images. La parution de Kodak City constitue en tout cas un authentique accomplissement ainsi qu’un témoignage important pour les générations qui n’ont pas connu la pellicule. «C’est une façon de rendre hommage à un médium qui me fascine et vit une révolution singulière», dit-t-elle.

Une page se tourne, la Lausannoise laisse un objet solide dans un monde dominé par le virtuel. «A contrario des expositions et de leur caractère intrinsèquement éphémère, un livre fonctionne très bien comme une trace historique, il permet de mettre en boîte des instants, à l’image d’un bocal de formol.» Elle n’est pas la seule photographe à avoir été inspirée par l’histoire de «Kodak City»; l’année dernière, Alex et Rebecca Webb ont publié Memory City chez Radius Books. De son côté, le travail de Catherine Leutenegger a connu un large écho aux Etats-Unis comme en Europe. «Rochester est un lieu symbolique. Je pense que cette histoire touche par son universalité, dit-elle. Plus qu’une marque, Kodak incarne la mémoire collective de générations pendant plus d’un siècle.»