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Vue générale de Montreux et du Lac Léman entre 1890 and 1900.© Library of Congress, Etats-Unis

Le Léman, un roman russe

Au début du XXe siècle, de Genève à Montreux, la région lémanique concentrait une activité révolutionnaire explosive où s’imaginaient les conditions de la lutte du prolétariat bientôt jouée en Russie. La révolution de 1917 qui débuta à Pétrograd le 7 novembre par le soulèvement armé des gardes rouges fut pensée et planifiée en Suisse par un certain... Lénine. Récit.

Eté 2015. Passé l’embarcadère de la Compagnie générale de navigation (CGN) sur le Léman, le quai de Clarens (dans le canton de Vaud) connaît un bref renforcement. Là, personne. On plonge et, en brasse coulée, on contemple longuement ce paysage familier. Montagnes habillées de forêts denses. Bateaux filant à vitesse molle. Nuages épars fonçant droit comme une armée. Crawl. On s’éloigne de la rive. Instant parfait. Peu après, alors que depuis le parc Vernet nous parvient une mélodie qui pourrait bien être le Caravan de Duke Ellington, on regagne lentement la berge. Apparaît alors une femme ouvrant les volets d’une maison construite à l’exacte frontière qui sépare Montreux de Clarens. Nombreux sont ceux qui l’ignorent, ici, dans cette oasis romande où rien ne se produit jamais sinon le Jazz Festival, autour de 1879 et jusqu’en 1905, vivait un drôle d’oiseau: Elisée Reclus.

Pour résumer, disons que notre homme fut tout à la fois l’inventeur de la géographie comparée, une figure clé de la Commune de Paris et l’un des penseurs les plus significatifs du mouvement anarchiste européen. C’est un fait qu’on a beaucoup oublié – mais peut-être ne veut-on pas se souvenir: au tournant du XIXe siècle, la Riviera vaudoise était un épicentre des mouvements libertaires et communistes. Des gens qui ne rigolaient pas se retrouvaient même ici pour tisser leurs plans: les BakouninePierre Kropotkine ou un certain Lénine…

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Elisée Reclus, 1903. © DR

De retour sur la jetée, et une fois séché, on va voir de plus près l’ancienne maison d’Elisée Reclus. Pas une plaque commémorative. Aucune mention. Rien qui ne laisse deviner l’épopée de fureur et de détermination qui se joua un jour ici. Maintenant, alors que le Montreux Jazz a célébré son cinquantième anniversaire, on s’amuse à songer qu’au sein de cette nature somptueuse, tandis même que débutait le nouveau siècle, s’organisait une vie politique clandestine qui devait, par échos, donner plus tard lieu à la Révolution bolchevique.

1872. Le souvenir de la Semaine sanglante qui conclut l’insurrection de la Commune de Paris est encore dans les esprits. Défaite en 1870 durant la guerre contre la Prusse, la France est forcée de capituler, connaissant un nouveau gouvernement élu au suffrage universel par une Assemblée nationale fraîchement renouvelée. Situation intolérable pour les cercles anarchistes ou «radicaux» (partisans de l’autonomie municipale et d’une république démocratique et sociale) qui organisent sitôt l’insurrection dans la capitale. Du 18 mars au 28 mai 1871, alors que plusieurs quartiers parisiens se déclarent autogérés (Montmartre, Rivoli, etc), la capitale devient le théâtre de nombreux heurts sanglants. A l’issue d’un ultime combat livré au cimetière du Père-Lachaise le 28 mai, après septante-deux jours de bataille féroce, la Commune est finalement vaincue par les troupes versaillaises. Là, des milliers de communards sont sommairement exécutés.

Dix mille révolutionnaires sont condamnés à mort, aux travaux forcés, à la déportation ou à des peines de prison. Elisée Reclus, lui, quarante et un ans, géographe réputé, cofondateur de la Société du crédit au travail (dont le but est d’aider à la création de sociétés ouvrières) et membre influent de l’Alliance internationale de la démocratie socialiste, est arrêté. On le condamne finalement à un exil de dix années, le bagne en Nouvelle-Calédonie lui ayant été épargné grâce à l’intervention d’intellectuels renommés – parmi lesquels Charles Darwin. Menotté et entravé, ce défenseur passionné de l’anarchisme comme «plus haute expression de l’ordre» est ainsi conduit via le Jura jusqu’à la frontière helvétique en mars 1879. Pourquoi la Suisse? Le choix ne doit rien au hasard. Terre d’accueil des proscrits, la Confédération est, depuis 1866 et la tenue à Genève du premier congrès de l’Association internationale des travailleurs, l’un des hauts lieux de la pensée libertaire en Europe. De Genève à Neuchâtel, de La Chaux-de-Fonds à Montreux, le pays voit défiler les plus féroces défenseurs d’un socialisme libertaire. Y compris le plus célèbre d’entre eux: Mikhaïl Bakounine. 

Lorsqu’il s’installe à Genève en février 1869, Bakounine possède déjà un solide bagage de révolutionnaire enragé. Né le 30 mai 1814 à Priamoukhino, en Russie, ce fils d’une bonne famille d’origine hongroise devient d’abord officier d’artillerie avant de quitter l’armée pour étudier la philosophie à l’Université de Moscou. Là, lecture de Kant, de Fichte, de Schelling et bientôt de Hegel, découvert lors d’un séjour en Allemagne où notre homme s’intéresse à la «politique active». Exilé à Paris en 1842 où il fait la connaissance de Marx, Engels et Proudhon, Bakounine prend part à la révolution de 1848, est arrêté puis condamné à mort à Dresde, et finalement livré à la police tsariste. Déportation en Sibérie. Evasion en 1861. Fuite épique au Japon, et jusqu’aux Etats-Unis. Enfin, halte en Angleterre où il rallie la Première internationale, théorise l’anarchisme et fonde la Fraternité internationale, puis l’Alliance internationale de la démocratie socialiste – un mouvement d’abord lié à l’Association internationale des travailleurs dirigée par Karl Marx.

Bientôt à couteaux tirés avec l’auteur du Capital, ce défenseur de «la révolution mondiale immédiate et la suppression de toutes formes d’autorité étatique» échoue en Suisse en 1867, mène campagne dans le Jura où se développent alors des groupes de producteurs fédérés, puis fonde finalement sa base durable sur les bords du Léman. Ainsi, depuis Genève, Bakounine défend fiévreusement l’athéisme, l’antimilitarisme, l’autonomie des individus et le principe de l’organisation fédéraliste, clamant: «Les individus doivent pouvoir se fédérer librement à l’échelle locale, régionale ou internationale.»

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© DR

Malgré le divorce bientôt consommé avec Marx, sa voix porte auprès de fidèles espagnols et jurassiens. Pas auprès des cercles révolutionnaires genevois ou bien organisés depuis Berne à La Chaux-de-Fonds – un véritable chaudron anarchiste, alors. A ce point que des tensions naissent au sein de la Fédération romande qui finit par se diviser en deux fractions autonomes lors de son congrès jurassien d’avril 1870: la Fédération jurassienne, d’obédience marxiste, et l’Internationale antiautoritaire née le 15 septembre 1872 à Saint-Imier, sous la férule de Bakounine. Depuis lors et jusqu’à aujourd’hui encore, la paisible commune bernoise de cinq mille habitants demeure l’une des capitales mondiales de l’anarchisme…

Quand Elisée Reclus retrouve donc sa compagne Fanny L’Herminez et ses deux filles à Lugano où il réside entre 1872 et 1874, la Suisse est le lieu en Europe où s’inventent les conditions de «la destruction de tout pouvoir politique». Après une halte à Vevey de 1875 à 1879, le géographe se fixe finalement à Clarens, dans une maison que fait construire pour lui l’héritière Ermance Trigant-Beaumont, épousée en secondes noces. Depuis cette élégante demeure plantée face au lac et face à la chaîne alpine, le pédagogue poursuit son activité scientifique, publiant notamment en feuilleton sa Nouvelle Géographie universelle, et surtout orchestre ses activités politiques: ouverture d’un foyer aux anarchistes en fuite, participation à Genève à la création du journal communiste Le Révolté, publié par le théoricien du communisme libertaire Pierre Kropotkine, amitiés nourries entretenues avec le théoricien socialiste helvète James Guillaume et Mikhaïl Bakounine, ou encore implication active dans l’organisation de la Fédération jurassienne.

Le tableau est somme toute curieux. Qu’Elisée Reclus et les siens aient choisi la Suisse, terre neutre, pour défendre l’anarchisme comme «conséquence nécessaire et inévitable de la révolution sociale», rêvant haut «de la nouvelle civilisation qu’inaugurera cette révolution» est une chose. Mais pourquoi en ces bords de lac si paisible, sans histoire, loin de toute possibilité d’action immédiate? Une raison à cela: c’est ici, autour de Clarens, que la communauté russe dissidente s’organise depuis une décennie, alors même que Territet s’apprête à voir naître ses premiers paquebots hôteliers bientôt fréquentés par des équipages aristocratiques ou des têtes couronnées – parmi lesquelles Elisabeth en Bavière, dite «Sissi». Pour des gens de la trempe de Bakounine ou Kropotkine, autant dire l’ennemie! Un paradoxe qui nous force ici à digresser afin de conter l’autre curieuse aventure menée sur ce bout de Riviera: la création de Montreux ou l’itinéraire d’un lieu de toutes pièces inventé.

Résumons. Au XVIIIe siècle, Montreux n’est qu’une agglomération de petits bourgs et villages que le roman La Nouvelle Héloïse de Jean-Jacques Rousseau popularise en 1761. Peu après, des touristes affluent sur les traces de l’héroïne de ce qui demeure le premier best-seller européen. Problème: aucune structure n’existe pour les accueillir. Les premières pensions de famille se créent alors. Bientôt, les premiers hôtels. Y descendent majoritairement des visiteurs russes et anglais. Début du XIXe siècle: le poète Lord Byron visite le Château de Chillon, publiant bientôt son Prisonnier de Chillon (1816) qui participe d’étendre davantage encore la renommée de Montreux. Là, d’autres curieux affluent. Parmi eux, Richard Wagner, William TurnerHans Christian Andersen, Piotr Tchaïkovski ou Léon Tolstoï. Bientôt, des palaces voient le jour. Premier d’entre eux: l’Hôtel des Alpes de Territet que fréquente l’impératrice «Sissi». Au début des années 1900, on réside à Montreux jusqu’à trois mois. Dix ans plus tard, alors même que triomphe le Montreux Palace fondé par Alexandre Emery, on y compte huit mille lits, cent vingt hôtels déclarés et chacun constamment rempli! Septante-cinq mille visiteurs séjournent sur ce bout de Riviera chaque année. Les personnalités des arts se succèdent de Territet à Caux ou Glion: Sarah Bernhardt, Francis Scott Fitzgerald, Rainer Maria RilkeAnna de Noailles… Alors que Clarens devient le centre névralgique de l’anarchisme et du bolchevisme en Europe, le compositeur Igor Stravinsky séjourne plusieurs mois dans une pension de Tavel où il achève L’Oiseau de feu (1909-1910) et crée Petrushka (1910).

1914: éclate la Première Guerre mondiale. Là, tout s’écroule. En trois jours, les hôtels de Montreux se vident! Les caves sont pleines, du personnel a été engagé… Les hôteliers doivent urgemment trouver de l’argent. Certains vendent alors des terrains. D’autres acceptent que leur palace soit réquisitionné par des corps d’armée. Néanmoins, des hôtels demeurent ouverts pour une clientèle qui, elle, ne peut ou ne veut pas rentrer. Parmi eux, les Russes. Les liens entre Riviera vaudoise et élite ou intelligentsia russe ne sont déjà alors plus à démontrer. Depuis le milieu du XIXe siècle, de Dostoïevski à Gogol, combien d’artistes moscovites ou pétersbourgeois sont venus provisoirement séjourner – sinon se réfugier – sur ce bout de paradis? En février 1917 toutefois, nombre d’entre eux se retrouvent brusquement et pour de bon coincés ici. Parmi eux, notamment, Igor Stravinsky – dont le Sacre du Printemps composé à Tavel (1910-1913) devait connaître une première impression en 1922 menée à quatre mains avec le chef d’orchestre suisse Ernest Ansermet.

Ici, Elisée Reclus sort du tableau. Néanmoins, avant de concéder à le quitter, encore un mot sur sa course. Combattu, censuré, sinon ostracisé, avec un acharnement des pouvoirs publics français conférant à l’obsession, le scientifique quitte définitivement Clarens en 1892 pour bientôt mener ses activités politiques depuis Bruxelles où il fonde l’Université nouvelle «basée sur le libre examen». L’ampleur de ses travaux scientifiques (parmi lesquels les dix-neuf tomes de sa Nouvelle Géographie universelle illustrée par le cartographe Charles Perron) est obstinément discréditée par le corps universitaire français et belge. Puis bientôt oubliée. Toutefois, peu avant sa mort à Torhout, en juillet 1905, cet homme libre devenu un intime de l’orientaliste et exploratrice Alexandra David-Néel est informé de la mutinerie du cuirassé Potemkine (juin 1905). Une joie dernière, ainsi.

Le règne tsariste ébranlé, certain, quelque chose s’annonce! Et de Genève à Clarens où se concentre toujours le foyer proactif de la révolution bolchevique, on jure que bientôt sonnera l’heure de la révolution. Parmi ces voix exaltées, celle d’un certain Vladimir Ilitch Oulianov, dit Lénine.

1903. Lénine s’installe à nouveau à Genève où il a déjà vécu en 1895 et en 1900. Recherché en Russie par la police politique, le révolutionnaire réside, contraint, jusqu’en 1905 dans ce qu’il nomme alors son «tombeau». Un peu plus tôt, sa trace se retrouvait en Bavière, puis à Londres où il dirigeait alors le journal clandestin Iskra, première étape selon lui pour rassembler les groupes locaux épars en un seul mouvement révolutionnaire à l’échelle de la Russie… Jugeant Genève plus pratique pour organiser une activité révolutionnaire commune et concertée, la rédaction du journal y est finalement transférée – malgré les réserves de Lénine qui se connaît en Suisse de féroces opposants. Peu avant son départ pour la cité de Calvin, notons qu’il rencontre pour la première fois un certain Léon Bronstein, dit Trotsky, jeune révolutionnaire russe évadé qui ambitionne alors de rejoindre la rédaction d’Iskra… Velléités laissées sans suite pour le moment…

A son arrivée à Genève, Lénine, trente-cinq ans, s’installe dans le quartier de la Jonction, rue Plantaporret 5, à deux pas du Rhône. Iskra est pour sa part imprimé rue de la Coulouvrenière, à moins de dix minutes à pied. Il est sans le sou. Si son influence grandit au sein des milieux révolutionnaires concentrés en Suisse, elle demeure encore minime. Délégué par les cercles sociaux-démocrates de Saint-Pétersbourg pour établir la liaison avec les émigrés russes du groupe «Libération du travail» que dirige le théoricien marxiste Gueorgui Plékhanov, Lénine travaille dur pour s’imposer. Rédaction d’articles et de brochures, lectures et conférences marquent ces années déprimées où, néanmoins, sa pensée politique s’aiguise.

Que sont ses journées? Un rituel immuable fait de visites à la Bibliothèque publique universitaire, où il est inscrit. Aussi, et outre la supervision d’Iskra, plusieurs textes l’occupent également: Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique (1905) ou Matérialisme et Empirio-Criticisme (1908). Qui pour les lire? Les tenants d’une lutte acharnée contre la dictature du prolétariat pour qui la bibliothèque est tout à la fois un refuge, un lieu de rendez-vous et de débats, un cabinet de travail, une plateforme de diffusion d’idées explosives.

‎Déterminée, sérieuse, travailleuse, cette élite ne se livre pas. Ne mêle personne à ses affaires. Durant les beaux jours, on peut voir ses membres dans le parc des Bastions s’offrir des pauses silencieuses durant lesquelles ils jouent aux échecs. Durant l’hiver, les mêmes se contentent de patinage. L’après-midi, à l’instar de Lénine, la plupart se retrouvent dans la grande salle du café Handwerk, rue du Vieux-Billard: le haut lieu de la pensée révolutionnaire en ville. D’autres encore poussent parfois jusqu’à la rue Candolle, dans l’appartement de Plékhanov. Lénine est un habitué. Mais en 1905, les divergences de vues entre le penseur fondamental de la révolution et son maître ne cessent de croître. Engueulades monstres. Brouilles à répétition. Et rupture définitive, finalement. Plus que jamais, Lénine se sent isolé…

Le soir, on se rend à la brasserie Landolt, dans le quartier de Plainpalais. Comme le rappelle d’ailleurs Nadejda Kroupskaïa, l’épouse de Lénine, dans son Journal, le centre bolchevique de Genève se trouve au coin de «Karoujka» (rue de Carouge), un quartier essentiellement peuplé d’émigrés russes. «Presque tous les jours, écrivait-elle, les bolcheviks se réunissaient au café Landolt et restaient longtemps assis devant leurs verres de bière, faisant des plans.» On boit, on parle, on fume. Les esprits s’échauffent. Inévitablement, on se fâche aussi… Dans une scène qu’il est difficile de se représenter aujourd’hui au sein de la si propre et ennuyeuse Genève, au creux d’une brasserie étudiante ignorée des autochtones, se discutent passionnément à l’hiver 1905 les «conséquences nécessaires et inévitables de la révolution sociale» et «la nouvelle civilisation qu’inaugurera cette révolution». Après?

Après, une fois le café bouclé, retour à la rue Plantaporret 5. Le Rhône qui lentement coule à proximité. Silence autour. Un spleen terrible, à vous glacer. Et durant l’un de ces retours chez lui, dans ce meublé qu’il abhorre, Lénine a cette phrase une nuit qu’il prononce comme pour lui-même, mais que Nadejda Kroupskaïa le forcera à coucher sur papier: «Nous, les vieux, nous ne verrons peut-être pas les luttes décisives de la révolution imminente.» Il n’est encore qu’un intellectuel besogneux. Un homme inquiet qui n’imagine pas un jour pouvoir faire son retour en Russie. Et comment l’imaginer en effet: dans douze ans exactement, il y sera accueilli triomphalement.

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Délégués bolcheviques au XVIIe congrès du Parti communiste de l'Union soviétique. © DR

Avant ce sacre, on retrouve sa trace à Clarens en 1906, masque désenchanté travaillant à exercer son ascendant sur quelques têtes brûlées échouées sur les rives du Léman. Pierre Kropotkine, bien sûr, mais aussi Gabriel Belosselsky, dit comte Lazarev, un idéaliste et poseur de bombes évadé de Sibérie. Ou encore Nikolaï Roubakine, fondateur de la «science des livres», intime du frère aîné de Lénine pendu pour avoir tenté d’assassiner le tsar Alexandre III. Enfin l’intellectuel bolchevique Nikolaï Boukharine, future huile du Bureau politique, puis du Comité central du Parti bolchevique, qui fonde même un Club russe à l’Hôtel Splendid de Montreux. Parmi ses activités: l’adhésion de ses membres au Parti socialiste suisse afin de faire basculer le pays vers… le communisme révolutionnaire! On rêve… Tandis que la localité accueille dans le même temps les compositeurs français d’avant-garde Maurice Ravel, Camille Saint-Saëns ou Claude Debussy, les idées de Lénine progressent petitement en Europe occidentale, alors même que le bolchevisme souffre d’un reflux en Russie: députés bolcheviques de la Douma arrêtés et déportés pour trahison, traque systématique de tout opposant au régime, amenuisement dramatique des effectifs militants… Dans les bases arrière bolcheviques de Genève, Clarens ou Zurich, le moral n’y est plus tout à fait.

Ici, une ellipse. Un temps… durant lequel Lénine se partage entre la Suisse et Paris, crée le journal la Pravda (Vérité) diffusé en Russie, s’implique dans l’Internationale ouvrière, puis construit une «nouvelle instance de la classe ouvrière» suivie d’appels à la guerre civile par le biais de publications où se décrivent une vision apocalyptique de l’agonie du capitalisme. Toutefois, et comme le note Jean-Jacques Marie dans son Lénine (Balland, 2004), si le théoricien juge que l’Europe est «grosse d’une révolution» nourrie par la révolte des peuples contre «le pouvoir du Capital financier», cette même révolution pourrait ne pas advenir avant de nombreuses années. Lassitude, isolement: le cœur manque à présent. Lénine s’installe alors à Zurich, Spiegelgasse 14, en plein cœur du quartier chaud, où pour vingt-quatre francs par mois, il sous-loue deux chambres meublées. Sourd à ce qui l’entoure, il y achève L’impérialisme, stade suprême du capitalisme quand, au numéro un de sa rue s’inaugure le Cabaret Voltaire, berceau du mouvement dada lancé en 1915 par Hugo Ball et Tristan Tzara. Lui, rejoint le Parti socialiste zurichois. Il s’y montre assidu, ne prenant néanmoins jamais la parole et, dans l’ombre, donne de nouveaux signes de résignation. «La gauche me fuit, que ce soit à Berne ou à Zurich», écrit-il ainsi dans son Journal.

Infographie réalisée par Réda Bennani, sept.info. Tous droits réservés.