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«La décision insensée des Américains de dissoudre l’armée irakienne, au lieu d’en garder l’armature et les structures, est évidemment à l’origine de ce mal.»© Claudio Fedrigo

«Daech est le produit d’un désespoir»

L'écrivaine suisse Gilberte Favre a rencontré en 2015 le député et ex-ministre du Liban, Marwan Hamadé.

Député et ex-ministre du Liban, frère de la poétesse Nadia Tuéni, Marwan Hamadé est rescapé d’un attentat-suicide commis en 2004. En 2005, il perdait son neveu, Gebrane Tuéni, lors d’un attentat à la voiture piégée. Cet inlassable combattant pour la démocratie et la liberté continue d’être menacé par la Syrie et ses affidés au Liban. Il se déplace toujours en voiture blindée, accompagné de deux gardes du corps, tout en sachant que ces mesures de sécurité ne sont jamais infaillibles.

Un attentat, revendiqué par Daech, s’est produit le 12 novembre 2015 à Beyrouth. D’autres ont endeuillé Paris le 13 novembre. Quel regard portez-vous sur ces actes?
Il est évident que Daech, en perte de vitesse sur le terrain, élargit le champ de son action. En définitive, c’est l’islamisme radical qui est profondément entré dans les esprits et non la folie meurtrière de Daech. Les chefs de l’Etat islamique cherchent non plus une victoire impossible à atteindre, mais la création d’un mythe suicidaire qui entrerait dans la légende historique, comme cela a été le cas dans l’histoire avec Massada pour les Juifs et Kerbala pour les Chiites.

Mais d’où vient ce fanatisme islamique?
Il faut d’abord y voir le militantisme continu de la Révolution iranienne et bien sûr les déboires des dictatures arabes qui se sont posées en championnes des libertés et de la libération de la Palestine. Ces régimes se sont avérés être les pires bouchers de leurs peuples et les véritables destructeurs des espoirs palestiniens.

Le 18 novembre 2014, soit onze années après avoir réchappé d’un attentat, vous étiez à La Haye pour témoigner devant le Tribunal spécial sur le Liban. Les exécutants de cet attentat, tous quatre membres du Hezbollah, sont identifiés, pourtant ils n’ont toujours pas été inquiétés, tout comme ils n’ont pas indiqué le nom de leur commanditaire. Pourquoi la justice de votre pays protège-t-elle ceux qui ont essayé de vous assassiner? Croyez-vous encore en la justice?
Je crois à la justice internationale, qui a fait des progrès sur le dossier de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri et les dossiers connexes. Je crois également à la justice divine… Certains acteurs de ces attentats sont tombés, surtout en Syrie. En revanche, je ne crois pas à la justice de mon pays, car, à l’instar d’autres institutions libanaises, celle-ci est complètement paralysée et ne peut même pas arrêter un contrebandier s’il relève du Hezbollah. Alors, un assassin, c’est encore plus compliqué…

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Le 14 février 2005, Rafic Hariri est tué à Beyrouth dans un attentat à la voiture piégé. © DR

Comment expliquez-vous l’impuissance des dirigeants libanais à résoudre ces problèmes primordiaux de la nomination d’un président à l’enlèvement des ordures ménagères?
Nous vivons malheureusement une époque où l’escalade des tensions au Proche-Orient et la gravité des situations sont beaucoup trop sophistiquées et complexes pour être abordées, et résolues, par l’actuelle classe politique libanaise. La disproportion entre l’énormité des défis et la banalité des hommes politiques a précipité le pays dans une situation de vide. Les problèmes libanais et régionaux ont toujours été interdépendants. Mais jusqu’à aujourd’hui, un résidu de «génie» libanais a toujours permis d’aménager le système, de le réguler et de le maintenir malgré les déboires. Ce paramètre aujourd’hui fait défaut.

Comment l’expliquez-vous?
La situation a été compliquée par des égoïsmes exacerbés, frisant presque la folie chez certains hommes politiques, un populisme qui n’a jamais eu d’égal et une fanatisation de la société libanaise, qui me paraît encore plus dangereuse que celle que nous avons vécue lors de la guerre civile. La guerre froide civile que connaît le pays aujourd’hui est plus meurtrière que la guerre chaude civile que nous avons vécue auparavant. Et c’est tragique!

Certains de vos compatriotes évoquent un Liban «à l’agonie», car votre pays a subi – sauf dans le domaine culturel – une terrible régression.
Le mot «agonie» est peut-être exagéré. Le Liban serait plutôt dans une sorte de coma politique sans que son pronostic vital, en tant que territoire et en tant qu’Etat, soit engagé. Par contre, il a besoin d’une réforme plus structurelle, plus profonde, de remèdes plus efficaces pour se remettre au diapason politique et social d’un pays digne de survivre au XXIᵉ siècle.

A en croire la presse, il semble qu’un seul homme, l’ex-général Michel Aoun, paralyse les institutions libanaises. Comment cela est-il possible?
Il est vrai que nous jouons de malchance en ayant dans notre vie politique un individu aussi pervers et violent, au sens littéral du terme. Le mouvement d’Aoun est venu s’articuler sur les frustrations chrétiennes que la présidence de la République avait toujours réussi à apaiser. Cette fois-ci, un dictateur, comme a pu le caricaturer Charlie Chaplin, bloque tous les processus. C’est lui et personne d’autre, et ce qui est pire, c’est lui ou rien d’autre. Même pas de vie politique, même pas de survie économique!

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Ancien Premier ministre, Michel Aoun est Président de la République du Liban depuis octobre 2016.  © DR

Après avoir combattu la Syrie durant la guerre civile, Michel Aoun s'est allié au Hezbollah et au régime de Damas. Le président du Courant patriotique ne cache pas son ambition de devenir président de la République. N’existe-t-il pas des mécanismes qui permettraient d’empêcher l’action visiblement autocratique d’un seul individu?
Oui, bien sûr, mais Aoun les a bloqués grâce aux armes du Hezbollah qui font que tout est réglé hors de la Constitution. Ainsi la maldonne est-elle générale. Les lois ne sont plus respectées et les textes constitutionnels n’ont plus aucun sens.

Lors d’une conférence à laquelle il a récemment participé au Liban, l’ex-président de la Confédération suisse, Pascal Couchepin, a évoqué l’importance du «vivre ensemble» qui nous rappelle l’esprit de «convivence» prôné par celui qui fut votre beau-frère, l’éditeur et penseur Ghassan Tuéni. Pensez-vous que l’exemple helvétique soit transposable au Liban que l’on appelait, dans les années 70, «la Suisse du Moyen-Orient»?
Le «vivre ensemble» est peut-être le seul sentiment profond qui subsiste encore dans le pays, qui fait que le Liban n’a pas éclaté, ni cette fois-ci ni lors de précédentes crises, en mille morceaux. L’exemple helvétique est l’un des exemples que nous avons toujours évoqué. Avec une certaine prétention, nous nous disions «la Suisse du Moyen-Orient», mais, en vérité, nous n’avons pas encore essayé ce modèle. Lors de la transition syrienne, de 1990 à 2005, la formule helvétique a toujours été interdite au Liban. Parce que les Syriens avaient peur de ce modèle pour leur propre pays. Or, au vu de ce qui se passe en Syrie, les 300’000 morts, la désertification du pays, on peut se demander si la convivialité qu’a su aménager la Suisse ne pourrait pas servir à l’ensemble du Proche-Orient. Au-delà de la Syrie, je pense à l’Irak, au Yémen, à la Libye.

Un lien s’est tissé au fil des années entre la Suisse et le Liban. Qu’en pensez-vous? La Suisse essaie, timidement encore, mais avec plus de bonne foi que d’autres puissances au passé colonial ou impérialiste, d’insuffler à notre pays un peu de son esprit. Elle le fait par le biais de conférences, d’invitations, d’efforts culturels. La présence de la Suisse au Liban, sur le plan diplomatique et dans d’autres domaines, est loin d’être négligeable.

Le destin du Liban est forcément lié aux turbulences de la région. Votre pays a accueilli plus de 1’400’000 Syriens fuyant la guerre. Ajoutés aux 400’000 exilés palestiniens, cela fait près de deux millions de réfugiés. Cette hospitalité peut être facteur d’instabilité dans une société qui se paupérise… L’hospitalité libanaise est toujours passée par plusieurs étapes. L’accueil initial est à la fois un choc économique et culturel. L’adaptation est une phase dont le Liban a su tirer la substantifique moelle. Les Arméniens, les Kurdes, les Assyriens et les Egyptiens, parmi d’autres, qui sont venus au Liban ont beaucoup apporté à notre société. Cela dit, il est important que l’accueil des réfugiés ne se transforme pas en une naturalisation qui modifierait radicalement les structures démographiques et confessionnelles de notre pays. Ce phénomène-là ne faciliterait pas l’introduction d’un système de convivialité à la manière helvétique, mais il l’entraverait définitivement. Les Palestiniens doivent rentrer en Palestine y exercer leurs droits. Les Syriens doivent retourner en Syrie reconstruire leur pays.

Justement, parlons de la Syrie. Depuis 2011, la chute de Bachar el-Assad a été annoncée à plusieurs reprises comme imminente. Au début de cette année, malgré le soutien du Hezbollah, de l’Iran et de la Russie, l’armée syrienne a été décrite, de l’aveu même du dirigeant syrien, «fatiguée». La Russie est intervenue sur le terrain. Une victoire de Bachar, dont les archives criminelles sont conservées à Genève, est-elle encore possible?
Soyons clairs. Bachar el-Assad n’existe plus en tant que force politique et militaire cohérente! Il est maintenu à bout de bras par un système de réanimation quotidienne assuré d’abord par le Hezbollah, puis par les Irakiens, les Iraniens et maintenant les Russes. En fait, ce qui prévaut encore en Syrie, ce sont les alliés de Bachar et non plus Bachar lui-même. Finalement, c’est la solution obtenue avec ces alliés-là qui déterminera l’avenir de la Syrie. Quant à Bachar el-Assad, que l’Iran ou que la Russie restent ou s’en aillent, il n’est déjà plus là. Les raids violents de l’aviation russe n’ont donné aucun résultat sur le terrain. Nous voyons qu’ils ont peut-être affaibli l’opposition modérée, mais Daech continue de gagner des villages et des provinces.

En 2011, après avoir vidé ses prisons et libéré ses détenus dangereux, islamistes ou pas, Bachar avait prévenu que ceux qui s’opposeraient à sa répression des «terroristes» en subiraient les conséquences dans le monde entier. Avec les attentats commis en Europe, l’exode des Syriens, il semble que sa menace soit en passe de se réaliser comme d’autres de ses prédictions (l’assassinat de Rafic Hariri et d’autres démocrates libanais et syriens) se sont accomplies… Le peuple syrien et la communauté internationale doivent-ils continuer à avoir peur du Boucher de Damas?
En réalité, le peuple syrien n’a plus rien à perdre. Onze millions d’entre eux sont réfugiés à l’intérieur et à l’extérieur de la Syrie. C’est la moitié de la population. La méthode de l’assassinat politique s’est généralisée dans le pays et en dehors et a créé, directement ou indirectement, des démons comme Daech. Ce n’est pas du Boucher de Damas dont il faut avoir peur. Il faut impérativement mettre fin à tous les abattoirs de Syrie.

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Mémorial de Rafic Hariri. © DR

Créé, dit-on en 2003 dans les prisons irakiennes par d’anciens officiers de Saddam Hussein, Daech est apparu en Syrie lors de la guerre en 2012. Mais il reste un mouvement très mystérieux dont on prétend qu’il serait soutenu par l’Arabie saoudite et le Qatar… Nous discernons mal son objectif. Le conflit entre Daech et le régime de Damas et ses alliés est-il vraiment la guerre du sunnisme contre le chiisme? Quel a été son déclic et quel est son enjeu?
La décision insensée des Américains de dissoudre l’armée irakienne, au lieu d’en garder l’armature et les structures, est évidemment à l’origine de ce mal. Ce à quoi il faut ajouter l’intolérance totale des chiites à l’égard des sunnites qui rappelle celle des sunnites à l’égard des chiites et des Kurdes avant eux. Daech est le produit d’un désespoir. Lorsque les sunnites d’Irak, puis ceux de Syrie ont été confrontés à l’absence de résultats de toutes leurs oppositions légales et pacifiques, il s’est produit ce glissement vers Daech, lequel, même sans bénéficier d’un soutien direct du Qatar et de l’Arabie saoudite, a récupéré les armes, l’argent et les bénéfices que ces pays apportaient aux oppositions syrienne et irakienne. Mais Daech n’est pas la véritable manifestation de la bataille entre sunnites et chiites. La guerre au Yémen n’est pas une guerre avec Daech. En Syrie, Daech n’est que le troisième acteur de cette guerre. Mais il se trouve que le fanatisme islamique s’étend désormais de l’Indonésie au Maroc. Il est très profondément ancré dans les esprits avant de l’être sur le terrain.

L’Iran, qui est parvenu à un accord avec les Etats-Unis et l’Europe, serait en voie de réhabilitation… Cet Etat pourrait-il être un facteur d’espoir au Moyen-Orient?
Le rôle de l’Iran dans la région, réhabilitation internationale ou pas, dépendra du jeu des forces en présence à Téhéran. C’est le peuple iranien et sa jeunesse qui détermineront le rôle à venir de l’Iran. Si l’Iran poursuit l’aventure khomeyniste au XXIᵉ siècle, cela n’ira pas loin. S’il veut jouer au sein de la communauté internationale un rôle qui lui appartient et pour lequel il détient des ressources humaines et naturelles énormes, ce sera une véritable puissance.

Vous êtes Français par votre mère et Druze par votre père qui fut diplomate. Est-ce la spiritualité druze qui vous aide à supporter l’Innommable que vous avez vécu et continuez d’assumer?
Je parlerai plutôt de l’esprit de résilience libanaise. Cette spiritualité, qui émane de toutes les religions qu’il y a au Liban, fait que ce pays croit encore, malgré tous ses avatars, à la Providence. Je crois à la Providence qu’elle soit druze, chrétienne, musulmane ou laïque.

Croyez-vous encore au Liban?
Bien sûr. Je pense que le Liban est mûr pour une évolution du système. Il ne faut pas casser la baraque. Si la convivialité islamo-chrétienne, très largement éprouvée au fil des siècles, a toujours tenu bon, elle mérite néanmoins que nous y apportions un peu plus d’attention et pourquoi pas la formule helvétique.