Le Liban, hanté par ses revenants (1/3)

Officiellement, la guerre du Liban s'est achevée en 1990, mais depuis, la région ne s’est pas apaisée. Le conflit libanais perdurerait-il sous d'autres formes? 17'000 disparus. Tous morts selon les autorités. Jusqu'à ce que des fantômes sortent des prisons syriennes.

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Majida Bachaché devant la tente des familles des disparus, tenant le portrait de son frère Ahmad disparu en 1976.© Emmanuel Haddad

Fin d’après-midi de printemps, lundi 13 avril 2015, quarante ans tout juste après le début de la guerre civile, Beyrouth se love dans un manteau de chaleur humide et polluée. Le centre-ville est un assemblage harmonieux de bureaux vides et de boutiques de luxe sans clients. Dans les années 90, la reconstruction effrénée devait symboliser la volonté d’aller de l’avant après quinze ans d’atrocités. Seul le jardin Khalil Gibran a été épargné par les promoteurs immobiliers. Sous les cerisiers en fleur, trois femmes vêtues de noir fument cigarette sur cigarette en sirotant un café fort et sirupeux. Le mélange amer de liquide brûlant et de tabac blond est la seule chose qu’elles parviennent à avaler. Comme tous les 13 avril, Nehil Shehouan, Samia Abdallah et Majida Bachaché commémorent le début officiel de la guerre civile qui leur a enlevé mari, frère ou fils. Tous encore portés disparus. La guerre. Nehil faisait tout pour la tenir à l’écart de sa vie, quand son mari Qozhaya a été enlevé. Simples civils, ils vivaient à Selaata, petite bourgade côtière entre Beyrouth et Tripoli, face à la mer Méditerranée et dos aux bruits des chars et des bombardements. Début 1980, Qozhaya, employé d’une entreprise chimique, reçoit un coup de téléphone des services de renseignements syriens, l’invitant à venir boire un café et à répondre à quelques questions. «Il y en a pour cinq minutes», assurent-ils. Les cinq minutes se sont transformées en trente-cinq ans. Nehil a toujours su où se trouvait son mari. Trois mois après sa disparition, elle a en effet réussi à lui rendre visite dans la prison syrienne de Mazzé où il croupissait. Un quart d’heure. Le temps de lui demander s’il était bien traité. On lui promet qu’elle pourra revenir toutes les deux semaines. Mais pendant six mois elle est refoulée à l’entrée, jusqu’au jour où on lui dit que son époux n’est plus là. C’est fini. Si elle avait su que c’était la dernière fois qu’elle lui parlait, que lui aurait-elle dit? Ce genre de questions la taraude, mine son quotidien, l‘empêche de vivre sa vie, de passer à autre chose. Seules les cigarettes et le café noir font passer l’aigreur de ces tourments. Ce soir, Nehil retourne à Selaata. Le deuil à faire en bandoulière. «On appelle cela la “perte ambiguë”. Pour les parents des disparus de la guerre civile, le deuil est gelé; c’est beaucoup plus dur à supporter qu’un décès», affirme Fabien Bourdier, responsable du «Projet des disparus» au sein du Comité international de la Croix-Rouge (CICR). 

Pourtant, les dirigeants libanais ont tout fait pour que Nehil et les autres proches de disparus tirent un trait sur le passé. La guerre s’est achevée le 13 octobre 1990, quand l’armée syrienne a mis un terme à la lutte du général Michel Aoun. Le 26 août 1991, une loi d’amnistie a été votée pour tous les crimes perpétrés avant le 28 mars 1991, des meurtres aux viols, en passant par les disparitions forcées. Beaucoup de seigneurs de guerre sont devenus ministres, députés, hauts fonctionnaires, et la vie a continué. Sans rupture entre la guerre et son lendemain. Sans justice. L’année suivante, sur la base des déclarations déposées par les familles auprès des postes de police, le gouvernement libanais annonçait que 17’415 personnes avaient «disparu». Un chiffre peut-être surestimé, même de l’avis des familles. Reste que le nombre de 17’000 est devenu le cri de ralliement des proches. Pour eux, la guerre ne s’achèvera qu’une fois la vérité dévoilée. Or, certains ont été kidnappés par l’une des innombrables milices pour un échange d’otages, contre une rançon ou par pure vengeance. D’autres ont été tués pendant les combats et enterrés dans une fosse commune. D’autres encore ont été emprisonnés et torturés dans les geôles libanaises, israéliennes ou syriennes.

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