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Drapeau nazi au milieu d'une banderole de drapeaux suisses.© Luc Chessex

Le drapeau suisse? «C’était ringard»

A l'occasion de la fête nationale suisse, sept.info publie des photos inédites de Luc Chessex. Un travail sur la suissitude et son symbole le plus courant: le drapeau fédéral dont l’histoire ne manque pas de piquant.

Jusque dans les années 1990, le drapeau suisse se faisait discret. Il ne serait venu à l’idée de personne, à la suite d’un match de l’équipe nationale de football par exemple, de défiler dans les rues de nos villes et de nos villages en laissant flotter au vent le seul étendard carré de la planète (avec celui du Vatican). Et pas uniquement parce que la Nati était incapable de gagner un match ou de se qualifier pour un championnat du monde.

Non, cette idée ne serait venue à l’esprit de personne parce qu’à l’époque, comme le disait l’artiste Ben, la Suisse n’existait pas. Elle n’était encore qu’une fédération de cantons, tous plus fiers les uns que les autres de leur souveraineté, de leurs contingents militaires, de leurs arsenaux, de leur système scolaire…

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Drapeau au dessus du lac Léman. © Luc Chessex

Les Helvètes ne sortaient généralement leur drapeau qu’une fois par année, lors de la fête fédérale du 1er août. Ou encore à l’occasion du premier jour de leur cours de répétition quand les hommes, droits dans leurs bottes et leur uniforme en laine, défilaient au son martial et répétitif de la marche militaire «Au drapeau».

Puis, ils oubliaient ce carré rouge avec une croix blanche, dont les quatre branches, égales entre elles, sont depuis la fin du XIXe siècle, d’un sixième plus longues que larges. Ils le rangeaient dans une armoire, à la cave, et regardaient, étonnés, les Français, les Espagnols, les Italiens, les Portugais ou encore les Américains agiter leurs couleurs à tout bout de champ. «Le drapeau était ringard», plaisante Luc Chessex dont nous publions cette semaine des clichés pour certains inédits sur la Suisse.

Mais cela intrigue le photographe lausannois qui avait quitté la Suisse en 1961 pour couvrir la révolution cubaine. «Après avoir passé 15 ans à Cuba et quelques années en Afrique, je suis revenu définitivement en Suisse au début des années 1980 et je me suis demandé ce que cela voulait dire d’être d’ici. Là, je me suis rendu compte que j’étais plus Vaudois. Et qu’un des seuls liens entre les Helvètes était malgré tout le drapeau», confie Luc Chessex. Avec l’armée, l’équipe nationale de foot, le cervelas, le Cenovis - une ignoble pâte à tartiner - et Emil Steinberger, le seul comique alémanique capable de faire rire des Romands.

Or ce cantonalisme, le fait d’être un Fribourgeois, un Argovien, un Grison, un Zurichois ou un Valaisan avant d’être un Helvète, s’est effacé dès les années 1980, indique pour sa part l’historien Hans-Ulrich Jost. «A l’époque, on accrochait à son balcon le drapeau de son canton, pas celui de la Confédération.»

Puis, sa présence s’est démocratisée. La croix fédérale a quitté son ghetto touristico- cutéreux-alémanique pour se normaliser. Et depuis «le drapeau suisse est devenu une véritable marque que l’on retrouve aussi bien sur les queues des avions de Swiss que sur les T-shirt, les casquettes, les machines à café ou les montres», souligne l’historien Dominique Dirlewanger, auteur, entre autres, de Tell me: la Suisse racontée autrement (Lausanne, UNIL) et de Les Suisses (Ateliers Henry Dougier).

Au point d’ailleurs d’avoir effacé des logos la célèbre arbalète qui symbolisait depuis les années 1930 la qualité suisse dans le monde entier. Tout un symbole qui fait le beurre des entreprises suisses et plein de jaloux à travers la planète prêts à copier le «Swiss made» – au point qu’il a fallu inventer le «Swissness», un label délimitant ce qui pouvait être suisse ou non. «C’est vrai que le drapeau fédéral est devenu une référence. Presque un objet de mode», note Luc Chessex qui trouvait à l’époque la Suisse très minérale, très sûre d’elle-même alors qu’aujourd’hui elle a besoin d’un bout de tissu pour se sentir elle-même dans ce monde interconnecté. «Elle me paraît beaucoup plus frileuse qu’hier.»

Reste que, comme souvent en Suisse, cette croix tient du mythe. Son origine est par exemple aussi incertaine que celle du Pacte de 1291 qui a tout d’un faux. Seule certitude: il s’agit d’un symbole chrétien – on s’en serait douté –, que le Pacte fédéral de 1815 l’a fixé comme armoiries de la Confédération, qu’il doit son côté carré à Guillaume-Henri Dufour, le futur général de la guerre du Sonderbund en 1847, et au drapeau militaire qui avait cette forme, et qu’il est devenu le symbole de la Suisse en 1848.

Mais ce que la majorité des Helvètes a oublié, c’est que cette croix qui a inspiré plus tard l’étendard du CICR n’est pas le premier drapeau national. Le premier date de 1798. De la République helvétique née de l’invasion du pays par les troupes révolutionnaire françaises. Elles imposèrent un Etat centralisé et un fanion de trois bandes horizontales, verte, rouge et jaune.

Il a disparu après la chute, en 1803, de ce régime détesté et a laissé la place petit à petit à la croix, symbole de l’ancien régime devenu celui de la modernité. L’histoire suisse est décidément pleine de paradoxes et de trous de mémoire.