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Martin Dies Jr. et John Parnell Thomas, présidents du Comité des activités anti-américaines de 1938 à 1944 et de 1947 à 1948.© Library of Congress

Les monstres du maccarthysme

Durant la «chasse aux rouges» aux Etats-Unis, littérature et cinéma ont alimenté la croyance américaine en une cinquième colonne communiste, créant ainsi des monstres d’un type nouveau.

1945. Convaincre l’opinion américaine qu’un ennemi vivait infiltré dans ses rangs était chose aisée. Les Etats-Unis à cette époque? Une société hantée par la conquête de son territoire et de ses richesses par le sang, les déportations et l’asservissement.

Une nation inquiète de sa masse noire toujours dominée dans le Sud par les lois Jim Crow et en Californie par un racisme institutionnalisé. Populations indiennes et mexicaines avaient, elles aussi, été depuis longtemps matées et réduites au silence. Mais pour combien de temps? 

Pour que les Etats-Unis du capitalisme et de la démocratie triomphante puissent continuer de croître et prospérer, il était nécessaire - disaient ses dirigeants - qu’ils demeurent attachés aux valeurs qui les avaient fondés. Libre entreprise. Religion. Patrie. Et que tout cela soit «blanc». Validé par la Constitution. Estampillé US. Pourtant, on s’inquiétait...

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Harry Truman. © DR

On s’inquiétait parce qu’à l’Est, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, un vide s’était créé au centre de l’Europe dont l’URSS avait profité pour asseoir sa domination sur la Finlande, la Roumanie, la Hongrie, la Bulgarie et la Pologne. Hier des nations souveraines. 

Désormais, des «satellites» par lesquels Staline étendait sa sphère d’influence politique. A Washington, on spéculait sur le danger réel que constituait cette expansion. Arsenal considérable, arme atomique, personnalité belliqueuse du chef soviétique: tout incitait le président Truman et ses conseils à la plus grande fermeté.

Mais il était un péril plus immédiat et insidieux encore qui menaçait la nation américaine. Un fléau familier, car déjà combattu trois décennies plus tôt: la doctrine communiste. Que celle-ci vînt menacer les totems sur lesquels s’étaient instaurés l’Empire, son consumérisme, son obsession de la réussite et ses pelouses taillées au ciseau à ongles... Qu’elle séduise sa jeunesse, s’infiltre dans les cercles intellectuels et jusqu’au cœur de l’administration... La société pourrait s’en trouver gangrénée, jusqu’à s’effondrer. Un pays tout entier se fédéra alors autour de sa peur séculaire de «l’autre». Hier et demain, l’afrodescendant. Aujourd’hui: le communiste! 

En 1946, après que Truman lui eut offert un boulevard en créant une commission chargée de veiller au loyalism des fonctionnaires publics, J. Edgar Hoover, patron du FBI, lançait une initiative contre toutes les «activités antiaméricaines» sur le territoire. Le jeu de massacre commençait après que l’administration eut propagé la peur du «rouge» par le biais «d’outils pédagogiques diffusés par tous les canaux disponibles, de sorte que l’opinion soit dûment informée de la subversion communiste» (Hoover and the Un-Americans: The FBI, HUAC, and the Red menace, Kenneth O’Reilly, Philadelphie, Temple University Press, 1983).

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Edgar J. Hoover, premier directeur du FBI, 1932. © Library of Congress

Les objectifs supposés des «rouges» infiltrés? Conquête du pouvoir par la force et destruction de l’Etat américain. Après quoi, assurait-on, viendrait la suppression des libertés constitutionnelles dont la grande nation s’enorgueillit. Bien sûr, des sceptiques firent entendre leur voix, arguant que le millier de membres du Parti communiste américain ne sauraient renverser l’empire. Mais l’histoire nous l’a appris, on répondait: nul besoin d’une armée quand un petit nombre d’individus décidés et organisés suffit pour renverser une nation. Les communistes étaient de ceux-là, jurait-on. 

On servit d’abord cette propagande au quidam. Une fois l’homme de la rue convaincu, on sensibilisa intellectuels, universitaires et étudiants. Ça prit. Mais il manquait une pièce essentielle afin que Hoover puisse pleinement lancer sa croisade: un décret présidentiel. On fit pression sur Truman. En 1947, craignant que les ambitions de Staline ne s’arrêtent pas à l’Europe orientale, le président s’engagea publiquement contre l’expansion du «péril rouge» lors d’un discours prononcé devant le Congrès le 12 mars 1947.

Extrait sonore du discours de Truman, le 12 mars 1947, AristoHistory.

Dans un premier temps, il s’agissait d’apporter un soutien économique et militaire à la Grèce et à la Turquie qui avivaient l’appétit du Kremlin. Mais bientôt, comme le souligne l’essayiste Florin Aftalion, Harry Truman comprit combien l’hypothèse d’un espionnage communiste pouvait constituer «une arme sensible aux mains de ses adversaires républicains». Alors pas le choix. Il signa l’Executive Order 9835. Un «programme de vérification de la loyauté» qui autorisait le FBI à enquêter sur les opinions politiques de chaque employé fédéral et à faire licencier – ou refuser d’embaucher – toute personne soupçonnée de sympathie communiste. 

Mais «communiste», c’était quoi au juste? Le Bureau, pas plus que le Congrès, ne prit la peine de le définir. Chaque «bon Américain» comprenait. Etaient communistes «toute attitude, toute pensée, toute intention déviante» (La malédiction d’Edgar, Marc Dugain, Editions Gallimard, 2005). Tout ce qui voulait détruire l’être humain, la famille, la patrie, Dieu, l’Etat, la ségrégation.

Etaient communistes «toutes les formes d’actions politiques ou sociales qui allaient contre l’Amérique» et qui d’une façon ou d’une autre engageaient à la subversion. Communiste, alors, toute «attitude frelatée où l’individu s’abandonnait à des pulsions nocives pour la société, en essayant de justifier cet abandon de soi par un discours libéral sans autre but que de légitimer ses propres turpitudes».

Là, l’hystérie gagna le pays tout entier. On estime à deux millions le nombre d’employés fédéraux entendus par les Loyalty Boards (Conseils de vérification de la loyauté). Parmi eux, seuls 102 furent renvoyés.

La chasse à présent lancée, place à l’opportunisme politique. A la Chambre des représentants, le Comité des activités antiaméricaines présidé par J. Parnell Thomas, un député du New Jersey, prétendit avoir démasqué des organisations couvrant les activités d’agents communistes infiltrés. Il ne fut jamais en mesure de prouver quoi que ce soit. Mais cela importait peu quand chaque nouvelle allégation renforçait une campagne de peur qui atteignit un premier pic en 1948 avec la condamnation à cinq ans de prison d’Alger Hiss, un membre de l’establishment dont le tort principal était d’être resté ouvertement favorable aux acquis du New Deal – un «truc socialiste» aux yeux de Hoover.

Ainsi, pendant que les deux super-puissances s’engageaient dans la guerre froide en 1947, une chose apparaissait clairement: il était devenu impossible de défendre des idées de gauche aux Etats-Unis sans risquer poursuites ou coercitions.

Vint le coup de Prague en février 1948. Suivi du blocus de Berlin entre les 24 juin 1948 et 12 mai 1949. La partition de l’Allemagne entre septembre et octobre 1949. L’explosion de la première bombe à hydrogène soviétique. La victoire de Mao Zedong en République démocratique de Chine le 1er octobre 1949. 

Conjugués ensemble, ces événements ne valaient-ils pas pour preuve irréfutable d’une conspiration communiste d’envergure planétaire? Une thèse que Washington défendait, prenant grand soin de rapporter à l’opinion les conditions de vie misérables auxquelles étaient soumises les populations des «glacis» soviétiques: réduction des libertés, surveillance systématique, délation généralisée, intimidations policières. Pire! Rationnements, pénuries de biens de consommation, files d'attente interminables, vétusté des habitats...

1950. Les Etats-Unis s’engageaient dans une ère tourmentée durant laquelle le pays devait rompre avec sa «confiance en la démocratie» des pères fondateurs, et ouvertement instaurer une gouvernance par l’exaltation du nationalisme, la répression de toute opposition et un contrôle accru exercé sur l’ensemble de la société civile. 

1950, alors. Où l’amorce d’une chasse aux sorcières de grande ampleur durant laquelle la violence se déchaîna contre «tout ce qui ne respectait pas la croyance en un dieu unique et blanc veillant sur un Etat garant de la libre entreprise, offrant la réussite sociale à toute personne qui en valait la peine», comme l’écrit l’universitaire américain Kenneth O’Reilly (Hoover and the Un-Americans: The FBI, HUAC, and the Red menace, Kenneth O’Reilly, Philadelphie, Temple University Press, 1983).

1950, encore. Lorsqu’une nation convertit son angoisse existentielle «en une peur exaltante, dirigée contre un ennemi bien identifié», selon l’essayiste Corey Robin: le «rouge» (La peur: histoire d’une idée politique, Corey Robin, Armand Colin, 2006). Un ennemi pour l’instant encore en sommeil, assurait-on. Mais viendrait l’instant où cette «cinquième colonne» surgirait pour frapper. Et cet infiltré, l’administration Truman, J. Edgar Hoover, ainsi que de nouveaux venus dans l’espace politico-médiatique juraient de le démasquer.

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Joseph Raymond McCarthy, 1954. © DR

Si cette propagande était quotidiennement relayée par la presse, il manquait toutefois un grand inquisiteur pour l’incarner auprès du public. Joseph McCarthy, obscur sénateur du Wisconsin, fut celui-là. Jusqu’ici, ce bon vivant porté sur l’alcool était largement demeuré inconnu des électeurs. Au Congrès, on ne se souvenait pas l’avoir jamais vu briller pour ses positions anticommunistes. Mais, à quelques mois d’élections au cours desquelles ses chances d’être reconduit étaient incertaines, McCarthy s’imposa comme LE champion de la chasse aux sorcières. 

Quatre années de raids, d’intimidations, de procès et de faux témoignages s’ouvraient. Quatre années durant lesquelles le maccarthysme devait incarner, selon les mots de Douglas Hofstadter, une «anomalie de la démocratie».

Pour instaurer son pouvoir, McCarthy et son comité utilisèrent tous les ressorts de l’Etat et de la société, encourageant chacun (du simple quidam à l’employé des institutions du pays, du personnel des médias aux gradés de l’US Army ou aux membres de l’Eglise) à dénoncer quiconque paraissait suspect de sympathie communiste ou d’appartenance au parti.

A l’exception du couple Rosenberg, condamné à la chaise électrique en 1951 pour «espionnage», le maccarthysme n’eut jamais recours à la violence physique. Elle ne lui était d’aucune nécessité. Son arme principale fut la «liste noire», un instrument qui générait ostracisme et misère.

Ainsi, dénoncé par un tiers, et pour peu qu’une enquête de loyauté démontre que vous entreteniez des sympathies pour les idées de gauche, c’était votre emploi, votre sécurité et celle de votre famille qui se trouvaient dangereusement menacés. Et dans cette mécanique, ne pas être communiste n’était pas suffisant. Encore fallait-il se déclarer anticommuniste convaincu. Et être en mesure de le prouver... 

Tandis que le 25 juin l’armée nord-coréenne soutenue par l’URSS franchissait le trente-huitième parallèle et se trouvait aux portes de Séoul, pour les citoyens américains, le communisme s’imposait dans le rôle de l’ennemi juré.

Mais afin qu’il n’échappe pas à l’homme de la rue qu’une guerre sans merci était engagée et que la House Un-American Activities Commitee (HUAC), la Commission de la Chambre des représentants pour les activités antiaméricaines, était déterminée à combattre le péril communiste jusque dans son lit, on bouscula un symbole. On visa Hollywood.

Un «nid de communistes» à ce que prétendait McCarthy. Une «coterie d’intellectuels qui monopolisait le système de pensée du cinéma américain», d’après Hoover (La malédiction d’Edgar, Marc Dugain, Editions Gallimard, 2005). Surtout, une industrie qui attirait chaque semaine dans les salles obscures septante-cinq millions d’Américains qui «croient dans leur grande majorité ce qu’ils voient», selon la formule de Robert E. Stripling (Le complot rouge contre l’Amérique, Robert E. Stripling). 

Hollywood, alors et surtout: un des hauts lieux stratégiques du conflit idéologique que menait l’Amérique contre le communisme (Les sorcières d’Hollywood, Thomas Wieder, Editions Philippe Rey, 2006).

Que la majorité des employés de l’industrie cinématographique américaine entretienne des sympathies de gauche ne faisait pas mystère. Depuis les années 1930 – soit peu après qu’Hollywood eut basculé vers le cinéma parlant – on faisait ici fi du racisme qui régnait en Californie pour embrasser des idées progressistes.

Néanmoins, que les studios plient sous les pressions du gouvernement n’était pas en soit un fait exceptionnel. Après l’attaque de Pearl Harbor en 1941, Hollywood avait produit des films propagandistes diabolisant les «Jaunes» et servant la soupe à Roosevelt qui, signant le décret exécutif 9066, donnait à l’armée le pouvoir «d’incarcérer tous les individus d’origine japonaise vivant jusqu’à cent kilomètres de la côte ouest des Etats-Unis».

Alors que D. W. Griffiths, auteur et réalisateur de Naissance d’une nation, mourait ruiné dans un asile de nuit d’Hollywood en juillet 1948, l’HUAC fondait sur les studios au prétexte que «si le parti communiste arrivait à régenter l’industrie cinématographique comme il a réussi à museler nombre de syndicats et d’organisations diverses, il ferait un pas déterminant dans l’application de son plan, mûri de longue date, visant à “communiser” le pays».

Un vent de panique se saisit de studios soudainement confrontés à une forte diminution de fréquentation de leurs salles. De crainte que le Congrès n’affaiblisse davantage leur business en enquêtant sur leurs activités, la plupart des producteurs choisirent de collaborer, élaborant en novembre 1947 une liste noire, la tristement célèbre blacklist.

Un document fut bientôt publié. Les studios s’engageaient à ne plus consciemment employer «ni un communiste ni un membre d’un parti ou groupe quelconque préconisant le renversement du gouvernement des Etats-Unis par la force ou par des méthodes illégales ou non constitutionnelles» (Alerte rouge sur l’Amérique, retour sur le maccarthysme, Florin Aftalion, JC Lattès, 2006).

L’année suivante, ils cessaient toute collaboration avec plus de deux cents acteurs, scénaristes, cinéastes ou techniciens sympathisants de gauche. Le septième art se divisa entre partisans (Robert Taylor, Gary Cooper, Ginger Rogers, Walt Disney, etc.) et opposants de cette croisade antirouge (Lauren Bacall, Humphrey Bogart, Henry Fonda, Judy Garland, Gene Kelly ou Burt Lancaster).

The Hollywood Ten par John Berry, Ironweed Films (1950).

Après la condamnation des «Dix d’Hollywood» (producteurs, scénaristes et réalisateurs, dont Dalton Trumbo), le 29 juin 1950, la puissante Association des producteurs de cinéma menaça de lâcher quiconque ne se pliait pas aux interrogatoires de la Commission. En somme, et comme l’affirmait le scénariste Walter Bernstein, «si vous vouliez échapper à la liste noire ou à la citation pour outrage, vous deviez devenir un mouchard». 

Hollywood à terre, les milieux intellectuels harcelés (Ernest Hemingway, Thomas Mann, Aldous Huxley, Truman Capote, John Steinbeck, Arthur Miller, Charlie Chaplin, etc.), la chasse aux sorcières communistes bientôt étendue aux enseignants en 1952 sur décision de la Cour Suprême, la contagion trouva ses relais dans la culture populaire.

Après Hollywood, romans noirs et comics contribuèrent à leur tour à galvaniser la battue. Ainsi le superhéros Captain America prévenait: «Attention, cocos, espions, traîtres et agents de l’étranger. Captain America, avec l’aide de tous les hommes libres et loyaux, vous traque!» Ou le détective Mike Hammer: «J’ai tué plus de gens ce soir que je n’ai de doigts. Je les ai tués de sang-froid et j’en ai apprécié chaque instant. C’étaient des cocos. Des fils de pute de rouges qui auraient dû crever depuis longtemps!»

Mais bientôt la science-fiction allait riposter, dénonçant la terreur qu’avait fait naître dans l’opinion l’hypothèse d’un ennemi infiltré. L’apparition de ce thème coïncida avec les bouleversements profonds auxquels le genre était en proie. En effet, au cours de la décennie précédente, la SF s’était retrouvée cloisonnée. Comme une ville bâtie sur une île, elle avait «occupé tout son territoire, selon les mots de l’auteur anglais J. G. Ballard, [et ne pouvait] plus avancer. Inutile de parler de l’an 3000 ou des étoiles, il faut maintenant se tourner vers le présent.»

Pour autant, ce présent a toujours été la grande affaire de la science-fiction. Miroir fidèle et critique de son époque, «interprète de sa sensibilité», selon Robert Holdstock, elle se veut avant toute chose une description de la réalité, un prisme par lequel interroger notre monde. «Mais notre monde transformé en ce qu’il n’est pas ou pas encore devenu», d’après la formule de l’écrivain américain Philip K. Dick.

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Couverture d'un exemplaire du magazine Amazing Stories, fondé en 1926. © DR

Et le monde de 1950 rejoignait en bien des points les visions les plus sinistres que la SF avait offertes à travers les publications spécialisées Amazing Stories ou Science Wonder Stories durant les années 1930. Après Hiroshima, la guerre froide et la terreur rouge allaient être passionnément explorées par la littérature, les comics et le cinéma.

Ainsi, alors que la chasse aux communistes battait son plein, la science-fiction offrait, par exemple, des récits dans lesquels des créatures extraterrestres supérieures étaient confrontées à l’ostracisme des humains (Les Mutants, Henry Kuttner, 1949; Les Plus qu’humains, Theodore Sturgeon, 1953; Jack of Eagles, James Blish, 1953, etc.) Mais le grand roman qui devait bouleverser le genre en ce milieu de siècle attendait toujours.

Lors de sa parution en 1953, il ne fit pourtant pas grand bruit. Probablement parce qu’il ne traitait pas du thème de l’apocalypse nucléaire dont raffolait encore le public, Fahrenheit 451 de Ray Bradbury constitua probablement l’un des gestes littéraires les plus courageux produits durant l’ère maccarthyste. Car la société brossée ici est bien celle des Etats-Unis au début des fifties. Et le propos de l’auteur vaut pour dénonciation hardie du cauchemar dans lequel la chasse aux «rouges» avait plongé la nation.

Pour cette raison, au regard de la censure qui touchait alors toute publication dans le pays, on s’étonne qu’aucun blâme n’ait jamais frappé Bradbury. Questionné, l’intéressé suggère que la SF était alors encore considérée par l’establishment comme le territoire d’une vaine fantaisie. Pas encore le lieu d’idées subversives. Pourtant, les derniers mots du roman ne laissent aucun doute, lorsque l’écrivain fait dire à un rescapé: «J’ai vu où on allait, il y a longtemps de ça. Je n’ai rien dit. Je suis un de ces innocents qui auraient pu élever la voix quand personne ne voulait écouter les coupables» (Fahrenheit 451, Ray Bradbury, Folio SF).

En 1957, peu après l’effondrement du maccarthysme, le thème de l’invasion ennemie s’invite désormais partout dans le cinéma fantastique américain. Outre La Chose venue d’un autre monde (Christian Nyby, 1951) et La Guerre des mondes (Byron Haskin, 1953), les studios offrirent L’Invasion des profanateurs de sépultures, une adaptation signée Don Siegel d’après un roman de Jack Finney (1956). 

Perçu à sa sortie comme un film promaccarthyste utilisant les mécanismes du film noir afin d’exacerber la crainte de l’infiltré, ce classique de l’angoisse vaut surtout pour sa lecture d’une psychopathologie spécifiquement américaine développée durant ces années cinquante - que Douglas Hofstadter qualifia de «style paranoïaque de la politique des Etats-Unis». Sa sortie coïncida d’ailleurs avec la multiplication de productions commerciales made in Hollywood dans le seul but de faire frémir.

Ce n’était pas là un signe des temps. Plutôt, une solution de repli bon marché pour la plupart des studios durement frappés par l’assèchement de leurs écuries de scénaristes. Surtout, le fantastique permettait à l’industrie de s’assurer des succès immédiats. Qui plus est, le public en redemandait...

Que la masse aime à se faire peur, rien de nouveau. L’épouvante au cinéma – ou en littérature – provoque une forme de jouissance qui permet d’accéder à cette «inquiétante étrangeté» dont parlait Freud. Là, ce sont les phobies refoulées, les croyances infantiles, les pulsions sexuelles ou sadiques qui ressurgissent. Ces angoisses intimes qui peuplent les contes, mythes, fables et légendes peuplés d’interdits (Peau d’AneŒdipe, etc.) d’abandon (Le Petit Poucet, etc.) et de monstres (loups-garous, etc.) que la religion, la science ou la philosophie ne peuvent soulager.

Apparu en littérature avec Le Diable amoureux de Jacques Cazotte (1772), le genre fantastique s’est progressivement éteint au cours du XIXe siècle pour ressurgir en 1897 à la publication du Dracula de Bram Stocker. Après lui, les monstres se multiplièrent: Dorian Gray, Jekyll & Hyde, l’Homme invisible... Plus tard, ce furent les visions terrifiantes de L’Appel de Cthulhu de Lovecraft (1928), alors même que le courant fantastique s’inscrivait durablement dans le cinéma à travers Le Cabinet du docteur Caligari de Robert Wiene (1920) ou Nosferatu le Vampire de Friedrich W. Murnau (1922).

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Nosferatu, personnage de Nosferatu le Vampire de F. Wilhelm Murnau, 1922. © DR

Durant la Grande Dépression, Hollywood inaugurait ainsi l’ère des monstres. Là, une vague de films bourrés de créatures hideuses et traversés d’un sadisme érotisant lui permit de remporter d’importants succès commerciaux, mais également de populariser les figures diaboliques: Dracula (Tod Browning), Frankenstein (James Whale) ou Mr Hyde (Rouben Mamoulian). Bientôt, ce fut les sorties de FreaksKing Kong ou La Chasse du comte Zaroff qui satisfirent le goût du public pour l’effroi et l’étrange  - tandis qu’au même moment, la RKO ou le studio britannique Hammer fondaient une esthétique de l’angoisse outrée, parfois déroutante, toujours subversive. 

Dynamique, bon marché et prisé par le grand public des deux côtés de l’Atlantique, le cinéma de l’effroi devint au début des années 1950 un filon rémunérateur qu’aucun studio ne pouvait raisonnablement bouder. Aussi, un genre dont la censure ne mesurait pas toute la portée subversive. Ainsi, lorsque le maccarthysme vint dicter ses règles éthiques à Hollywood, on ne fit pas grand cas de ce courant où toute identification avec les principaux personnages était jugée impossible: princes des ténèbres, monstres en toc, scientifiques déjantés, etc. A première vue, rien qui vaille les foudres de l’HUAC...

C’est ainsi que jusqu’en 1959, Hollywood creusa le filon du «monstre» en s’assurant de confortables bénéfices avec les sorties de Them! (Gordon Douglas, 1954) ou The Fly (George Langelaan, 1958). Mais tandis que les Etats-Unis s’apprêtaient à entrer dans les sixties, que les effets d’une décennie parano rongeaient toujours le corps social et que sa population noire menaçait de se soulever, la peur au cinéma changea de visage. 

L’Amérique, pour qui le danger «réel» avait jusque-là été incarné par le «rouge», commence à réaliser que l’ennemi était en vérité inscrit dans sa société depuis sa fondation. Que le monstre était en quelque sorte né d’elle. Là, à contre-pieds de l’épouvante cheap jusqu’ici commercialisée, le type d’à côté devenait cette fois l’incarnation du danger.

Cet homme, ce fut Dick Hickock. Ce fut Perry Smith. Ces marginaux qui, le 15 novembre 1959, avaient pénétré dans une ferme isolée du Kansas à la recherche d’un butin qui n’existait pas. Puis qui avaient froidement abattu les quatre membres de la famille Clutter.

L’épisode avait été retracé par l’écrivain Truman Capote dans De Sang Froid. Non pas un roman, mais la naissance d’un genre nouveau spécifiquement anglo-saxon: le «roman reportage» (ou «non-fiction») pour lequel Capote s’était directement immiscé dans la vie des deux criminels à la recherche d’une explication à leur geste. Il n’en existait pas. Hickock et Smith n’étaient que les enfants d’une société malade. Leurs meurtres n’avaient pas plus de sens que leur vie passée dans l’errance.

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Truman Capote, 1959. © DR

A la lecture du chef-d’œuvre de Truman Capote paru en 1966, l’Amérique retint son souffle. Avec Hickock et Smith, le monstre ne pratiquait plus ses crimes dans d’improbables châteaux gothiques, pas plus dans des catacombes, des laboratoires secrets, des cimetières embrumés ou quelques marais paumés. Mais dans des lieux pauvres. Communs. Les rues aseptisées d’une banlieue américaine. Les murs d’un ménage bien sous tous rapports. La chambre d’un hôtel modeste. La ferme isolée d’un bled rural. Bref: le décorum ordinaire de l’Amérique flippée des fifties finissants.

Là, faisant écho à De Sang Froid, une œuvre devait fonder l’archétype du tueur en série: Psychose d’Alfred Hitchcock (1960). Avec lui, le monstre prenait cette fois les traits d’un garçon au demeurant bien sous tous rapports, aimable, poli, souriant. Mais qui derrière son affable apparence cache une personnalité instable, bouffée de névroses assouvies dans le meurtre. Et s’incrustait pour longtemps dans la conscience du grand public la figure du serial killer.

Ainsi, si Psychose traumatisa plusieurs générations de spectateurs, c’est moins pour le lien morbide qu’entretient le tueur Norman Bates avec sa mère (momifiée), que pour le cadre dans lequel se joue son drame: l’environnement familier de la classe moyenne américaine. Le visage d’ange et les bonnes manières de Bates sont ceux du jeune voisin ou du camarade de l’aîné. Même Janet Leigh, alors au sommet de sa carrière, affiche ici cette beauté ordinaire et tranquillisante qu’affectionnait tant l’Amérique des fifties. Dans Psychose, elle n’est qu’une jolie femme amoureuse, un peu paumée et en fuite. Sauf qu’après quarante-cinq minutes de film, avec elle ce sont toutes les femmes qu’un cinglé larde de coups de couteau sous une douche brûlante.

Ces éléments pris en compte, on peut s’étonner que Psychose ait été si favorablement accueilli par le public – et non par la critique – à sa sortie. Pour preuve, dans The Making of Psycho (1997), Peggy Robertson, assistante d’Hitchcock de 1949 à 1976, relatait comme suit sa tournée des cinémas américains au premier jour d’exploitation du film: «Les spectateurs réagissaient toujours de la même façon, ils riaient d'effroi, comme après un tour de montagnes russes. Dans tous les cinémas où nous avons été, le public avait l'air d'avoir follement apprécié. Les gens avaient tous passé une bonne soirée.» Mais ce n’est que plus tard que le venin diffusé par le quarante-septième long-métrage d’Hitchcock les rattrapait.

Car comment ne pas y songer par la suite, dans ces banlieues assoupies? Le boy next door, ce garçon charmant croisé chaque matin alors qu’il se rend au travail, ou bien le soir quand il sort les poubelles, ce type qui prétend que «la meilleure amie d’un garçon est sa mère», derrière ses manières cordiales ne cache-t-il pas un assassin?

Mais davantage. A peine sorti du maccarthysme et tandis que se poursuivaient les enquêtes de loyauté pilotées en sous-main par le FBI, il est possible de tordre Psychose et de lire en Norman Bates une allégorie de la cinquième colonne qui terrorise toujours l’Amérique. Une métaphore de l’ennemi infiltré prêt à précipiter le pays dans la terreur par le meurtre. Comme il est tentant de voir dans Les Oiseaux (1963) une manière d’écho à L'invasion des profanateurs de sépultures. Pour canevas commun: une invasion étrangère précipite la destruction d’une société. Sauf que chez Hitchcock, la terreur n’est pas le fait de forces extraterrestres ou de psychopathes. Mais de milliers d’oiseaux qui, pour une raison inexpliquée, attaquent les habitants d’une petite ville de Californie.

A la sortie des Oiseaux, aucun parallèle ne fut curieusement fait par la critique américaine entre ces agressions, aussi subites qu’inexplicables, et la terreur fantasmatique d’une invasion rouge entretenue par Washington depuis l’entrée dans la Guerre froide. Pour grief, on retint plutôt l’absence de fin, lorsque Tippi Hedren et Rod Taylor, accompagnés de deux femmes, s’installent précautionneusement dans une voiture et s’éloignent lentement, des milliers de volatiles massés autour d’eux.

Le goût d’Hitchcock pour les fins ouvertes n’était déjà plus à démontrer. Dans Les Oiseaux, le mot «fin» n’apparaît d’ailleurs pas. Mais la tentation est forte d’éclairer les intentions supposées de cette dernière scène à la lumière des événements auxquels l’Amérique était alors confrontée: l’intensification de la lutte pour les droits civiques des Noirs, la marche menée par Martin Luther King sur Washington, bientôt l’assassinat d’un président.

Car c’est bien à cela que fait songer le final des Oiseaux: à l’inquiétude séculaire d’une nation rongée par sa terreur d’un ennemi embusqué - et priant pour qu’il soit encore possible de lui échapper.