Tommaso Buscetta, le repenti le plus célèbre de la mafia (1/5)

Intronisé au sein de Cosa nostra à l’âge de 20 ans, Tommaso Buscetta décide de briser l’omerta après deux guerres intestines qui ont décimé les familles mafieuses siciliennes, dont la sienne. Ce que le premier pentito (repenti de la mafia) d’importance confie au juge palermitain Giovanni Falcone conduira au maxi-procès de Palerme.

Mafia Buscetta Mafia Buscetta
Tommaso Buscetta, témoin clé du maxi-procès de Palerme de 1986-1987 qui aboutira à la condamnation de 350 mafieux. © Keystone / AP

Coincée entre une avenue qui se donne des airs de rocade et des rangées de HLM, face au port, les pavillons tendus vers le nord, la prison palermitaine d'Ucciardone est toujours aussi misérable. Ici, rien n'a changé depuis le temps des Bourbons. Derrière les hauts murs se dressent trois quartiers de détention aussi insalubres que possible; au milieu de la cour centrale, les ruines d'une statue de la Madone, encadrées par des figuiers négligés depuis des siècles, achèvent de conférer à l'ensemble une impression de désolation. Dans les années 70, les mille vingt-cinq détenus se divisaient en deux catégories complémentaires. La majorité, des sous-hommes, masse d'illettrés, s'entassaient à cinq ou six dans des cellules prévues pour deux, tandis qu'une petite poignée d'hommes semblaient avoir tous les droits. Quand ils le souhaitaient, ces privilégiés logeaient dans des cellules individuelles; leurs gardes du corps-secrétaires se chargeaient quotidiennement de faire leurs lits et de réceptionner leurs repas confectionnés par le meilleur restaurateur de la ville. 

L'homme qui rejoignit la colonie pénitentiaire d'Ucciardone le 12 décembre 1972 appartenait visiblement à cette aristocratie pénitentiaire. Tout en lui trahissait une assurance qui confinait parfois à la suffisance. L'âpreté de ses traits, son nez – refait maladroitement par un chirurgien esthétique de Mexico – lui donnaient des airs d'Indio que venait confirmer une peau tannée par le soleil et la mer. La quarantaine arrogante, il aimait à afficher une fulgurante réussite sociale qui se voyait, dès le premier coup d'oeil, dans le choix de ses vêtements. Si ses chemises bariolées ne témoignaient pas toujours d'un goût raffiné, elles n'en étaient pas moins tissées de fils de soie; si ses blue-jeans ne tombaient pas à merveille sur ses jambes, ils portaient toujours la griffe des tailleurs les plus en vue. Eau de toilette, after-shave, savonnette, dentifrice: le quadragénaire avait le même souci de qualité quand il s'agissait de son hygiène personnelle. Ses codétenus s'en souviennent encore: il avait l'habitude de leur offrir royalement ses flacons et savons à moitié entamés, sans cesse renouvelés par des admirateurs anonymes ou des parents attentifs. Mais ce n’était pas en raison de ses largesses que les autres détenus respectaient et redoutaient Tommaso Buscetta, condamné à plus de dix ans de réclusion principalement à cause de son appartenance à la mafia. «Ma personnalité forte et orgueilleuse, explique Buscetta, a créé autour de moi un mythe de trafiquant international de stupéfiants et de boss mafioso, violent et cruel, qui ne correspond en rien à la réalité. Et le plus incroyable, c'est que ce mythe influençait non seulement la presse et les policiers, mais aussi le milieu. Dans les prisons, on me regardait avec respect et crainte; on interprétait ma réserve comme l'expression d'un pouvoir basé sur des crimes que je n'ai jamais commis. Il était parfaitement inutile que je tente de convaincre mes interlocuteurs du contraire: plus je protestais, plus ils riaient.» Si pendant de longues années Tommaso Buscetta s'est évertué à proclamer haut et fort son innocence et que la mafia n'existait pas, n'était qu'une invention des journalistes et des politiciens, c'est qu'il s'adressait aux non-initiés, à ceux qui ignoraient que l'organisation qu'il servit trente années durant se nommait en réalité Cosa nostra et qu'entre eux, les vrais mafiosi s’appellent les «hommes d'honneur». De tous les détenus d'Ucciardone en cette fin d'année 1972, Don Masino (le surnom de Tommaso Buscetta) faisait partie de ceux qui pouvaient se vanter d'appartenir à la plus palermitaine de toutes les mafias. Benjamin de 17 enfants, né le 13 juillet 1928 dans un foyer très pauvre via Oretto, à deux pas de la Gare Centrale de Palerme, Tommaso Buscetta fut adopté à l'âge de vingt-deux ans par la «famille» mafieuse de Porta Nuova qui régnait à près d'un kilomètre de là sur cette partie ouest de la ville s'étendant de l'antique palais des Normands jusqu'au pied du Monreale. Ses mauvaises fréquentations l’avaient très vite conduit à se distinguer de ses parents naturels, d’honnêtes artisans vitriers de père en fils, qu'il avait délaissés pour la compagnie plus animée et arrogante des malandrins de Porta Nuova. Ce qui, au début, semblait une bravade d'adolescent fou, élevé dans une ville en pleine décomposition, allait très vite se révéler le choix de sa vie.

Don Masino était aussi le prisonnier dont l'appartenance à Cosa nostra était la plus ancienne. N'avait-il pas été «arrangé» (combinato, dans le parler mafieux) de sorte à devenir, pour le pire plus que pour le meilleur, un homme d'honneur par un beau jour de l'an de grâce 1948? Un combinato des plus purs, comme on savait encore les faire à l'époque. Ainsi que le veut la coutume, la cérémonie d'initiation de Tommaso Buscetta eut lieu dans un appartement situé dans le quartier contrôlé par son clan d'adoption. Là, le néophyte, quelque peu ému, écouta le discours rituel prononcé par un homme d'honneur et d'expérience, tandis que, légèrement en retrait, deux autres membres de sa future famille attendaient avec la dignité qui sied aux témoins de grands événements. C'est alors que commença un cérémonial qui, dit-on, observe en tous points les rites initiatiques établis par une secte de justiciers religieux ayant opéré à Palerme au Moyen Age, les Beati Paoli. L'officiant entama son discours par des généralités, dénonçant l'injustice sociale, prônant la défense de la veuve, de l'orphelin et de la famille réunis. Puis il fit allusion à une entité indéfinie qui serait, à elle seule, susceptible de mettre un terme aux maux de ce bas monde, se contentant d'affirmer pour toute précision: «Cette “chose” a pour ambition de protéger les faibles et d'éliminer les injustices.» Et demanda au novice si, révolté par les injustices, il acceptait de rejoindre la cosa. «Oui», répondit le jeune Tommaso. Le célébrant enjoignit ensuite les témoins de taillader un doigt de la main gauche du néophyte à l'aide d'un objet tranchant (à l'époque, on se servait généralement d'une épine d'orange amère) afin de répandre son sang sur une image sainte. La vignette ainsi maculée fut enflammée sur la main de l'aspirant qui dut supporter la brûlure en faisant passer le brandon d'une main à l'autre jusqu'à l'extinction totale du feu, tout en prononçant ces paroles: «Que mes chairs brûlent comme cette image pieuse si je ne respecte pas mon serment», jura Buscetta. Il eut la chance de ne pas être gratifié par l'officiant d'un redoutable baiser sur la bouche comme cela était le cas dans d'autres familles plus possessives. C'est alors, et alors seulement, qu'il lui fut révélé que la «chose» avait un nom... Cosa nostra. Il venait de lui prêter allégeance et s'était engagé sur l'honneur à respecter ses commandements, adaptation sicilienne des Tables de la Loi biblique incluant entre autres obligations de ne pas voler et de respecter la femme d'autrui. Tommaso Buscetta avait été intronisé au sein d'une organisation aussi structurée que le plus totalitaire des Etats. Il ne tarderait pas à découvrir les méandres de cet ensemble qui, bien que comptant des dizaines de milliers de membres dans le monde entier, est longtemps resté aux yeux des profanes aussi mystérieux que le fut le continent africain pour les explorateurs du XIXesiècle. Rien qu'à Palerme, elle comptait des centaines d'hommes d'honneur, chacun affilié à une famille qui gouvernait un territoire soigneusement délimité, appelé «bourgade». Dans les petites agglomérations, une seule famille, désignée par le nom des lieux-dits, régnait sans partage. Cosa nostra était présente dans toutes les provinces siciliennes, à l'exception de Messine et de Syracuse, et envisageait d’étendre ses ramifications à la région de Naples, pourtant déjà contrôlée par les bandits de la Camorra, à Milan, qu’administrait un milieu plus décentralisé mais non moins pittoresque, ainsi qu'à Turin et à Rome, jusqu'alors épargnées par la criminalité organisée. Tommaso Buscetta apprit ensuite que chaque famille (cosca) était dirigée par un chef (capofamiglia), régulièrement désigné par les hommes d'honneur, secondé par un sous-chef (vicecapo)des conseillers (consiglieri), élus si la famille était importante, mais pas plus de trois, et des capitaines (capidecina)chargés de commander les «soldats». Chaque chef de famille participait régulièrement à des élections afin de désigner son chef de zone (capomandamento) qui représentait ses intérêts au sein de ce qu'il faut bien nommer le gouvernement de la mafia. Au-dessus des familles se trouvait en effet une structure collégiale dite de coordination, nommée «Commission» ou «Coupole» dans le jargon des mafieux. A l'origine, au début des années 60, elle se composait d'une dizaine de membres (les «secrétaires») représentant chacun trois familles territorialement contiguës pour une durée de trois ans. La Coupole était dirigée par un chef, démocratiquement élu par tous ses membres.

Après lui avoir révélé les secrets de l'organisation, l'initiant emmena Buscetta dans une autre demeure où l'attendait son parrain, Salvatore Filippone, le fils du chef de la famille de Porta Nuova, afin de procéder à la présentation du nouvel homme d'honneur. Trente ans plus tard, Don Masino se souviendra encore de ses années d'apprentissage au sein de sa famille d'adoption avec un respect et une nostalgie qui seraient touchants s'il ne s'était agi d'une association de criminels. Ce n'est pas sans émotion que toute sa vie il se remémorera son chef de famille, l'imposant Gaetano Filippone, un «homme de panse» pour reprendre l'expression consacrée, qui refusa obstinément de s'enrichir et continuait à sillonner Palerme en se servant des autobus municipaux malgré son grand âge (70 ans). Pourtant avec son titre et sa fonction, il aurait été normal qu'il possède au moins une automobile, un chauffeur et quelques gardes du corps. De même n'a-t-il jamais oublié son comparse Gerlando Alberti, devenu l'une des figures les plus connues de Cosa nostra, avant de se faire arrêter dans un laboratoire de production d'héroïne à l'aube des années 80. Et puis, il y avait aussi le sous-chef et le premier consigliere de la famille: des hommes si distingués, empreints d'une bonté d'âme que Buscetta qualifie d'innée, de vrais galantuomini (gentilshommes) à l'ancienne comme on n'en fait plus. Ces deux-là n'étaient pas taillés dans la même étoffe que les petits trafiquants que Tommaso voyait à longueur de journée. Le premier, le dottore Maggiore, dirigeait une clinique pour maladies mentales, La Maison du Soleil si les souvenirs de Buscetta sont exacts. Le second, il signor Giuseppe Trapani, était concessionnaire pour la Sicile de la bière italienne Messina et fréquentait avec assiduité la mairie de Palerme où il exerçait en tant que haut fonctionnaire communal (assessore), un poste clef puisqu'il commande une armée d'employés municipaux et décide de la politique économique de la ville dans un domaine donné. Contrairement à ce qui se fera par la suite, les familles étaient encore relativement regardantes dès lors qu'il s'agissait d'admettre en leur sein de nouveaux membres. Le nombre des soldats d'une famille n'était pas fixe: si la cosca du Corso dei Mille était à l'époque la plus importante de Palerme, celle de Porta Nuova, avec une vingtaine de membres, faisait figure de parent pauvre. Mais autour des familles gravitait aussi une quantité de personnes qui, bien que ne faisant pas partie de la caste des hommes d'honneur, collaborait avec les mafiosi, facilitant leurs entreprises, même de manière inconsciente; c'était précisément cette promiscuité qui les rendait si puissantes.

Mafia Buscetta Mafia Buscetta
Tommaso Buscetta et sa première femme Melchiorra Cavallaro, une orpheline qu'il a épousée à l'âge de 16 ans, et leur quatre enfants: (de gauche à droite) Benedetto (1948), Felicia (1946), Antonio (1950) et le petit dernier au centre, Domenico. Palerme, c. 1957. © Our Godfather, 2019

Enfer et paradis des hommes d'honneur, la prison d'Ucciardone était le lieu où se scellaient les amitiés les plus profondes. Au départ de toute sympathie mafieuse, il y a un rite, essentiel dans la vie quotidienne de ses membres: la présentation. Derrière les barreaux comme partout ailleurs, un homme d'honneur ne révèle jamais sa qualité à ses pairs. Il est toujours introduit par une tierce partie, reconnue comme membre notoire de Cosa nostra. La présentation se déroule toujours selon les mêmes codes, à savoir une formule lapidaire donnant à entendre que tous les hommes présents sont «la même chose» (la stessa cosa)Sous-entendu: nous faisons tous partie d'une seule et même Cosa nostra. De tous les hommes d'honneur qu'il eut l'occasion de connaître durant son séjour à l'Ucciardone, c'est sans conteste le jeune Stefano Bontate qui a le plus impressionné Tommaso. Une profonde amitié que rien ne démentirait allait décider par la suite de la destinée de Buscetta. Fils de Paolino Bontate, vieux boss mafioso qui se permettait de gifler en public les députés n'obéissant pas à ses ordres, Stefano «hérita» à l'âge de vingt ans de la famille de son père, celle qui porte le nom d'une bourgade juchée à flanc de coteau à portée de tir de Palerme, Santa Maria di Gesù. Son père, rongé par le diabète, ayant dû renoncer au début des années 70 à exercer la fonction de chef de famille, c'est sur Stefano Bontate que se porta spontanément le choix des hommes d'honneur de la famille quand ils eurent à élire un nouveau «parrain». Le sage Stefano, qui, aux dires de Buscetta, s'occupera avec dévouement de son vieux père malade et du frère de ce dernier – également atteint de diabète, mais lui au point d'en avoir perdu la vue –, n'en était pas moins aux yeux de la loi un redoutable trafiquant international d'héroïne qui dirigeait l’une des plus puissantes familles de l'île. Stefano Bontate, que ses proches appelaient «Il Falco» (le Faucon) et les autres le «prince de Villagrazia», ne pouvait rien refuser, ou presque, à Tommaso Buscetta. Lui faire une faveur était un privilège. Aussi quand, en 1975, Buscetta eut à se préoccuper de trouver un honnête commerçant afin de doter sa fille, Felicia, d'un trousseau nuptial, le prince de Villagrazia l'adressa sans hésitation à son homme de confiance, le sous-chef de la famille Santa Maria di Gesù qui s'occupait de tout en son absence, Pietro Lo Jacomo. Ce dernier présentait surtout l'intérêt de posséder plusieurs magasins de tissus, dont un, situé en face de la Gare Centrale de Palerme, spécialisé dans une mode furieusement sicilienne. Felicia Buscetta se rendit donc dans son échoppe, mentionna le nom de son père, et il lui fut offert un trousseau estimé à un million de lires (environ cinq mille francs suisses de l’époque), qu'elle ne put payer malgré toute sa bonne volonté.

L'adoration que Buscetta suscitait chez Stefano Bontate, le respect qu'il forçait chez les autres hommes d'honneur d'Ucciardone étaient autant dus à son charisme qu'à son passé glorieux. A l'âge de vingt-cinq ans, Tommaso Buscetta avait en effet rapidement gravi les échelons séparant le simple soldat du capodecina et avait acquis une solide réputation dans le quartier de Porta Nuova. Une notoriété renforcée par le fait qu'en près de dix ans de pratiques illégales, la police n'avait réussi à l'impliquer que dans quelques trafics misérables (dont une affaire de contrebande de trois tonnes de cigarettes en 1956). Ce n'était pas faute d'avoir cherché à l'incriminer, entre autres, pour un double meurtre. En vain. Pour se faire une idée de l'importance de Tommaso Buscetta au sein de Cosa nostra, il suffit de savoir que ce dernier, alors même qu'il n'était qu'un simple soldat, fréquentait déjà les hommes d'honneur les plus en vue. Son amitié avec Salvatore Greco, chef de la famille de Ciaculli et premier secrétaire général de la Coupole nouvellement créée au début des années 60, n'était un secret que pour les forces de l'ordre. A cette époque, Tommaso Buscetta fit aussi la connaissance d'un boss d'une importante famille new-yorkaise déporté en Italie, Salvatore Lucania, dit Lucky Luciano. Pour Buscetta, ce fut un honneur de côtoyer pendant près de dix ans cet homme qui, de son vivant, était déjà une légende. Dirigeant de la branche américaine de Cosa nostra lors des années folles et de la prohibition, Lucky Luciano avait été condamné à cinquante ans de prison à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Il fut libéré en 1947 pour services rendus à la cause alliée: contacté en prison par les Services secrets de la marine américaine, il avait accepté de mettre le syndicat des dockers, totalement contrôlé par la mafia, à leur disposition afin de pallier toute tentative de sabotage des installations portuaires new-yorkaises par les nazis. Au début des années 50, Lucky Luciano s'installe à Naples d'où il organise pendant plus de dix ans la contrebande de cigarettes et de drogue. Chaque fois que Lucky Luciano avait l'occasion de se rendre à Palerme, il ne manquait pas de rencontrer un Tommaso Buscetta que l'on devine ému. Lucky Luciano put ainsi lui expliquer en quoi les structures de Cosa nostra en Sicile ressemblaient à celles de sa cousine américaine. Les différences étaient minimes: si à Palerme vingt familles se disputaient un territoire exigu, dans la ville de New York seules cinq bandes opéraient, et guère plus d'une famille par grande ville dans le reste des Etats-Unis. A l'époque, il n'y avait qu'une différence notable entre les deux organisations: la mafia américaine avait un gouvernement, pas la sicilienne. A en croire Tommaso Buscetta, c'est à l'instigation de Lucky Luciano et d'un autre boss de la mafia américaine, Joseph «Joe» Bonanno, dit aussi Joe Bananas, que la Cosa nostra originelle se dotera d'un organe de gouvernement à l'aube des années 60. Pour le reste, les deux organisations semblaient jouir de la même impunité.

S'il n'avait presque rien à craindre des «sbires» (les carabiniers, dans le parler mafieux), Tommaso Buscetta avait en revanche tout à redouter de ses semblables. Au début des années 60, les nuages les plus noirs s'amoncelaient à l'horizon de Cosa nostra et Palerme, déjà ravagée par une spéculation immobilière débridée, s'apprêtait à vivre la «grande guerre», le premier conflit de la mafia. Longtemps, les enquêteurs se sont interrogés sur les causes de cette lutte intestine qui ensanglanta les rues de la cité et de ses environs pendant près de trois ans. Il fut question d'un chargement de drogue en partie détourné avant d'être livré outre-Atlantique à des émissaires de la mafia new-yorkaise. Concernés au premier chef par les hostilités, Tommaso et ses amis s'étaient fait, eux, une tout autre idée de la réalité. La cause profonde de la «grande guerre» des années 60 prend ses racines, selon Buscetta, à l'intérieur même de la Coupole dont les réunions devenaient de plus en plus houleuses. Les jeunes loups étaient entrés dans le gouvernement de Cosa nostra en la personne du représentant des trois familles de Palerme Centre, Salvatore La Barbera, et gagnaient de jour en jour du terrain sur leurs aînés qu'ils étaient bien décidés à éliminer d'une manière ou d'une autre. C'est dans ce contexte lourd de tensions qu'éclata l'incident qui, aux dires de Buscetta, allait tout déclencher: l'affaire Anselmo ou, si l'on préfère, Roméo et Juliette au pays de Cosa nostra. Anselmo Rosario était un jeune soldat de la famille de Porta Nuova tombé amoureux de la sœur de Raffaele Spina, homme d'honneur de la famille de Noce. Ce dernier s'opposait vivement à l'union des deux jeunes gens en raison, semble-t-il, de la très basse extraction du prétendant. Après que la famille de Porta Nuova se fut réunie au grand complet pour étudier la question, il fut conseillé au jeune Anselmo Rosario d'enlever l'élue de son cœur et de s'envoler loin de l'île afin de consommer en paix leur union. Tommaso Buscetta ne fut pas le dernier à appuyer cette proposition. Et ce qui fut dit fut fait. S'il avait accepté de mauvaise grâce cette «mésalliance», Raffaele Spina n'en avait pas pour autant dit son dernier mot. Dès qu'il s'agit d'honneur, les Siciliens savent être plus que bornés. Il lui était pourtant difficile de toucher à un soldat d'une autre famille sans provoquer, sinon une guerre, en tout cas de sanglantes représailles. La situation pouvait néanmoins être plus simple s'il avait directement sous ses ordres celui qui s'était imposé comme son beau-frère. 

C'est ainsi que lors de l'une des réunions de la Coupole, à l'hiver 1962, Calcedonio Di Pisa, le chef de la famille de Noce, demanda le passage d'Anselmo Rosario sous sa juridiction, prétextant les liens familiaux nouveaux et arguant que le jeune homme avait abandonné sa demeure de célibataire de Porta Nuova pour s'installer dans la bourgade de Noce. C'était faire peu de cas du principe d'inamovibilité qui fixe une fois pour toutes les destinées des mafieux. Si Cosa nostra autorise ses membres à choisir leurs nouveaux parents, il en est des familles mafieuses comme des familles patriarcales ou cognatiques: les liens du sang sont indélébiles. Salvatore La Barbera, qui représentait toutes les familles du centre-ville, y compris celle de Porta Nuova, invoqua la tradition avant de s'opposer violemment à la requête de Calcedonio Di Pisa. Et il fut suivi, semble-t-il, par bon nombre de secrétaires de la Coupole. L'affaire en était là quand, le 26 décembre 1962, Calcedonio Di Pisa fut assassiné place Principe di Camporeale à Palerme alors qu'il se dirigeait vers un bureau de tabac. Une décharge de fusil de chasse et un chargeur de P38 étaient venus à bout du parrain de Noce. Selon Tommaso Buscetta, ni la famille de Porta Nuova ni ses alliés n'ont pris part à cet assassinat. Alors que tout les désignait comme les meurtriers présumés, les hommes d'honneur de Porta Nuova voyaient dans l'embuscade de la place Principe di Camporeale une manœuvre de leurs adversaires au sein de la Coupole visant à les écarter à tout jamais du gouvernement de Cosa nostra et de ses affaires. Coupables ou pas, Tommaso Buscetta et ses amis étaient en tout cas en fort mauvaise posture.

Au début de l'année 1963, Don Masino fut informé de la fâcheuse tournure que prenaient les événements. La Coupole s'était réunie et les secrétaires de Cosa nostra ne cachaient pas leur mécontentement. Ils affirmaient que le commanditaire de l'attentat n'était autre que le chef de la famille de Palerme Centre, Angelo La Barbera, un homme d'honneur qui, malgré son jeune âge, se voyait redouté pour sa violence et son intransigeance. La Barbera étant l’un des alliés de la famille de Porta Nuova, on comprend l'inquiétude de Buscetta et de ses «frères». Courant janvier 1963, les accusations se précisent, les réunions de la Coupole tournent au procès. C'est alors que Buscetta apprend que Gaetano Filippone, fils de Salvatore et petit-fils homonyme du vénérable chef de la famille de Porta Nuova, est accusé d'avoir participé à l'exécution de Calcedonio Di Pisa. Gaetano Filippone junior a beau protester de son innocence et Gaetano Filippone senior jeter dans la balance toute son autorité et son poids moral, personne au sein de la Coupole ne les croit. Les sanctions contre la famille de Porta Nuova ne tardent pas. Parmi toutes les règles de Cosa nostra qui avaient été révélées à Tommaso Buscetta le jour de son initiation, il en est une qu'il savait être fondamentale: les décisions de la Coupole doivent être exécutées, coûte que coûte. Voilà pourquoi, quand il découvre que la Commission a décidé à titre de premières représailles de dissoudre la famille de Porta Nuova et de déposer tous ses hommes d'honneur, il comprend qu'il est temps de battre en retraite et s'enfuit pour l’Amérique latine. 

Il se trouve au Mexique depuis peu quand les éclats de la «grande guerre» lui parviennent pour la première fois. Salvatore La Barbera, le représentant des familles palermitaines au sein de la Coupole, a disparu. Jamais on ne retrouvera son cadavre. Buscetta est convaincu que l'assassinat de son ex-représentant, car il ne peut s'agir que d'un assassinat, a été décrété par tous les autres secrétaires de la Coupole. Salvatore La Barbera étant lui-même membre de la commission exécutive de Cosa nostra, nul autre organe de l'organisation n'aurait pu ordonner sa fin sans s'attirer de terribles représailles. Les faits lui donneront raison: dans les mois qui suivent, sur ordre de la Coupole, la quasi-totalité des familles de Cosa nostra se mobilisent contre les rescapés du clan La Barbera. Angelo La Barbera, chef de la famille de Palerme Centre, est grièvement blessé dans un attentat alors qu'il s'était réfugié au nord de la Péninsule, dans une lointaine banlieue milanaise. Ses hommes, restés à Palerme, tombent les uns après les autres, non sans avoir porté des coups redoutables à leurs adversaires, notamment aux dirigeants de la Coupole. D'abord il y eut Cesare Manzella, l’un de ses membres influents. Ce boss, qui avait fait fortune aux Etats-Unis et régnait sur une partie de l'ouest de la côte palermitaine, finit déchiqueté par l'explosion d'un véhicule piégé dans son fief de Cinisi, un petit bourg maritime à une vingtaine de kilomètres de Palerme. Le secrétaire général de la Coupole, Salvatore Greco, un petit homme surnommé «Cicchiteddu» (Petit oiseau) en raison de son aspect chétif, échappa de justesse au même sort tandis qu'une troisième voiture piégée, destinée à un autre secrétaire de la Coupole, massacrait sept carabiniers qui croyaient avoir désamorcé l'engin infernal à Ciaculli, sur les hauteurs de Palerme.

Mafia Buscetta Mafia Buscetta
Funérailles des victimes du massacre de Ciaculli, point culminant de la sanglante guerre mafieuse entres clans rivaux, connue sous le nom de «première guerre de la mafia». Palerme, 1963.  © Keystone / Mondadori Portfolio / Publifoto / Enzo Brai

Le statut d'ancien combattant de Buscetta n'avait pas manqué d'impressionner les hommes d'honneur d’Ucciardone. Mais ce n'était pas l'unique raison pour laquelle ils lui vouaient une telle considération. L'homme était une légende vivante à son arrivée à la prison palermitaine. En quittant la Sicile pour les Amériques – on le signala aux Etats-Unis, au Canada et au Brésil –, Tommaso avait fait son entrée dans le monde fermé des contrebandiers de haut vol. Sans jamais pouvoir le prouver, le Bureau des narcotiques américain (DEA) affirme que celui que l’on surnommait désormais «le boss des deux mondes» était l’un des rois du trafic international de drogue, tandis que les juges siciliens parlent de lui comme du «prince de la cocaïne». Outre le fait de l'irriter profondément, cette étiquette, pourtant fort honorifique dans son milieu, vaudra à notre homme d'être expulsé des Etats-Unis en 1970. Il y était pourtant honorablement connu en tant que propriétaire d'une pizzeria. Encore faut-il préciser qu'il avait pu l'acquérir grâce à un prêt de la famille Gambino, l’une des cinq familles régnant alors sur New York. Deux ans plus tard, il était arrêté au Brésil puis extradé séance tenante à destination de l'Italie où l'attendait une condamnation à près de dix ans de prison pour des délits remontant aux années 50 (divers trafics et autres participations à des délits d’association de malfaiteurs). Le boss des deux mondes y retrouve un milieu qu'il a quitté plus de huit ans auparavant. En renouant avec son passé, il partage à nouveau le quotidien des hommes d'honneur. Si l'emprisonnement d'un mafieux marque, par les manques à gagner que cela implique, une brusque chute de son train de vie, le chef de sa famille est en principe censé assurer un salaire minimum au détenu et à ses proches. Mais il n'en est pas toujours ainsi, comme le découvrira à ses dépens Tommaso Buscetta. En matière de politique salariale, les dirigeants de Cosa nostra n'ont pas établi de cadre rigide. Pour des raisons aisément compréhensibles. Les simples soldats incapables d'assurer leur propre subsistance, soit par inexpérience, soit parce que trop vieux, blessés ou emprisonnés, perçoivent une maigre rétribution mensuelle. Quant à la plupart des hommes d'honneur, ils tirent de tels bénéfices de leurs activités illicites qu'ils n'ont nul besoin d'un salaire versé par Cosa nostra. Au début des années 80, avec la généralisation du trafic de l'héroïne, il ne sera pas rare de voir des mafieux encaisser sur leurs comptes en banque un à deux millions de dollars provenant d'une banque étrangère, de préférence suisse.

Mafia Buscetta Mafia Buscetta
Tommaso Buscetta à son arrivée à Rome en 1972 après avoir été extradé du Brésil. © Keystone / EPA / ANSA / STR

Dès son arrivée à la prison palermitaine d'Ucciardone en décembre 1972, Tommaso Buscetta est averti de rumeurs aussi persistantes que désagréables: il aurait à nouveau été «déposé» par les chefs de Cosa nostra. Pourtant, quelques années après la dissolution de la famille de Porta Nuova en 1963, Don Masino et ses amis survivants de la «grande guerre» avaient été sinon amnistiés, tout au moins rétablis dans leurs titres et prérogatives d'hommes d'honneur. Mais cette fois, la chose semble plus grave: l'exclusion est, semble-t-il, motivée par la vie sentimentale quelque peu agitée du «prévenu». Il est vrai que, se basant sur les critères rigoureux de Cosa nostra, Buscetta méritait d'être mis au ban de l'organisation plutôt deux fois qu'une. Il reconnaît d'ailleurs volontiers que ses comportements amoureux, quelque peu baroques, étaient incompatibles avec la notion d'honneur qui régit la vie dite privée de ses semblables. Mais que diable! Un homme d'honneur n'en est pas moins homme avant tout! D'autant que, circonstance atténuante, cela faisait belle lurette qu'une telle sanction n'était plus appliquée pour des faits somme toute relativement bénins. Qu'on en juge. Marié à l'âge de dix-sept ans avec la signorina Melchiorra Cavallaro, Tommaso Buscetta estima quelques années plus tard que dame Melchiorra était exactement la mamma qu'il fallait pour leurs quatre enfants et cessait de ce fait d'être sa compagne. Le 7 septembre 1966, il épouse aux Etats-Unis la signora Vera Girotti, échangeant le délit de bigamie (à l'époque, la loi généralisant le divorce n'existait pas en Italie) pour celui de parjure: Buscetta s'est présenté à la mairie de New York sous l'identité de Manuel Lopez Cadena, sa couverture durant son séjour nord-américain. En bon chef de famille, Tommaso Buscetta n'en avait pas moins fait venir aux Etats-Unis sa première épouse et ses quatre enfants afin de subvenir à leurs besoins, tout en refusant catégoriquement de partager leur quotidien. Quelques années plus tard, à Rio, il recommence avec Maria Cristina de Almeida Guimaraes: cette fois, pour monsieur le maire, il est le senhor Paolo Roberto Felici. Estimant sans doute que la troisième était la bonne, Tommaso Buscetta épousera, très officiellement et dans les règles, Cristina Guimaraes le 15 octobre 1978 à la prison italienne de Cuneo, après avoir divorcé de dame Melchiorra. Vertiges de l'amour! 

Si le divorce était depuis peu inscrit dans la loi italienne, il n'était toujours pas accepté par certains hommes d'honneur qu'il ne faut pas hésiter à qualifier de rabat-joie. Mais tous n'étaient pas aussi vieux jeu. En théorie, les mafiosi sont tenus de boycotter un homme d'honneur déchu; cependant, la majorité des détenus d'Ucciardone continuent d'agir avec Buscetta comme si de rien n'était. Le boss des deux mondes interprète cette réaction comme une sorte de plébiscite en sa faveur: il sait que dans certains cas, les autres hommes d'honneur peuvent passer outre l'interdiction formelle d'adresser la parole aux défroqués, soit qu'ils jugent l'ordre d'expulsion excessif, soit qu'ils ont trop de respect pour le proscrit. C'est une question de conscience personnelle, et de bravoure. Tous, pourtant, n'ont pas ce courage. Si la plupart des hommes d'honneur d'Ucciardone considèrent comme un privilège d'être présentés à Tommaso Buscetta, deux d’entre eux refusent catégoriquement de participer au rite de présentation. Comme par un malicieux hasard, ils viennent d'être admis au sein de son ancienne famille, celle de Porta Nuova. Sa mise à ban est d'autant plus évidente que, contrairement à la coutume, le chef de sa famille d'origine se désintéresse totalement de son sort. Il ne s'est pas occupé de lui trouver un avocat ni de régler les honoraires de sa défense comme dicté par l’usage quand un homme d'honneur se trouve aussi démuni que Buscetta. C'est Gaetano Badalamenti, un parrain mal dégrossi mais qui n'en dirige pas moins la famille de Cinisi, qui confirme à Tommaso Buscetta son expulsion. De passage à l’Ucciardone – il n'y reste que quelques mois avant d'être libéré –, Gaetano Badalamenti a le temps de lui donner des nouvelles du dehors: il lui explique que le chef de la famille de Porta Nuova, Giuseppe Calò, alias Pippo Calò, a décrété son bannissement, mais précise qu'à Palerme les avis sont partagés. Don Masino connaissait bien Pippo Calò pour l'avoir recruté et avoir présidé sa cérémonie d'initiation. Etre déchu par l'homme dont on a guidé les premiers pas, quelle ingratitude! Buscetta ne se prive pas de le faire savoir à l'intéressé tout en lui demandant de se justifier. Seul Pippo Calò pouvait l'éclairer sur sa situation. Dans une famille, le chef a tous les droits, surtout en matière de circulation de l'information. Il est le détenteur de la communication à l'intérieur du cercle des hommes d'honneur. C'est lui qui informe, quand il juge bon de le faire, et seulement les personnes de sa famille qu'il considère dignes de recevoir ses confidences, et toujours dans les limites qu'il estime opportunes. Quelques jours après avoir adressé son message à Calò par l’un des innombrables canaux de communication qui relient les détenus d'Ucciardone à l'extérieur (gardes, avocats, visiteurs...) Buscetta reçoit une réponse étonnante: Pippo Calò dément l'avoir déposé et lui recommande de ne pas accorder d'importance à Badalamenti, qualifiant même ce dernier de tragediaturi (celui qui ne dit pas la vérité). Pour comprendre la signification de cette insulte, apanage des seuls parrains, il faut revenir un instant sur la déontologie régissant leur existence. La communication entre les hommes d'honneur est à ce point codifiée que les règles de Cosa nostra définissent une fois pour toutes le critère de la vérité. Tout ce qu'un homme d'honneur déclare en présence de plus de deux de ses semblables est la vérité, rien que la vérité, toute la vérité. Il va de soi que rien n'oblige un homme d'honneur à parler à ses confrères, mais s'il le fait et qu'il ment en public, il est passible d'une peine qui peut être la mort dans les cas les plus flagrants. Un tel homme n'est plus digne de la considération de ses pairs, il est ce qu'on appelle un tragediaturi. Quand un différend oppose deux hommes d'honneur d'une même famille et qu'il n'y a pas de tierce personne pour confirmer les dires de l'un ou de l'autre, seul leur parrain peut trancher et décider lequel des deux est détenteur de la vérité. Quand deux hommes d'honneur de deux familles différentes s'opposent, leurs parrains se rencontrent pour trancher; s’il s’agit d’un litige de taille, il est porté à la connaissance des membres du gouvernement de Cosa nostra, la Coupole, détenteurs en dernier recours du pouvoir suprême. Tommaso Buscetta sait que, quand on est seul, il vaut mieux éviter de parler à un homme d'une autre famille. Un malentendu est si vite arrivé. Quelque temps plus tard, il rencontre dans une cellule d'Ucciardone un nouvel arrivant qui doit être jugé en appel à Palerme pour un meurtre commis non loin d'Agrigente. L'homme lui est présenté selon le rite traditionnel des mafiosi. Il s'appelle Giuseppe Di Cristina: «Je suis le chef de la famille de Riesi. Don Masino, vous devez mettre un peu d'ordre dans votre vie sentimentale. On vous critique beaucoup dans notre milieu...»

Quand, en 1980, un juge de surveillance de Turin, le dottore Franco, doit se prononcer sur la demande de mise en liberté surveillée présentée par les avocats de Tommaso Buscetta, il est obligé, malgré toutes ses réticences, de convenir du bien-fondé de la requête. Buscetta n'a plus qu'un an et demi à purger, sa conduite dans la prison de Cuneo – où il a été transféré deux ans auparavant – est exemplaire, et les policiers de Palerme, à qui le magistrat a demandé un rapport accablant, n'ont pu qu'exhumer de vieilles histoires. Don Masino est donc placé en résidence surveillée dans la bonne ville de Turin au début de l'année 1980. Il y serait peut-être encore si, dès le premier jour de sa libération anticipée, des policiers en civil n'avaient pas commencé à le harceler. Partout où il va, il se heurte immanquablement à des sbires qui ne prennent même pas la peine de se dissimuler et l'interpellent pour contrôler son identité quand bon leur semble. Tommaso Buscetta a l'impression qu'ils ne cherchent qu'un prétexte pour le boucler. D'autant qu'à chaque interpellation, les policiers lui enjoignent de quitter la ville au plus tôt, «d'une manière ou d'une autre». Quand il se plaint de cette situation au dottore Franco, Buscetta a le désagréable sentiment que le zèle des policiers est encouragé par le magistrat. «Que voulez-vous, je ne peux pas empêcher les policiers de faire leur travail», lui répond le juge en levant les bras au ciel. Voilà pourquoi Tommaso Buscetta quitte Turin pour retourner clandestinement à Palerme alors qu'il lui aurait suffi d'attendre quelques mois pour voir tous ses comptes réglés avec la justice de son pays. Ce qu'il trouve à Palerme est peu réjouissant. Certes, il fréquente la communauté des hommes d'honneur: Pippo Calò, son nouveau chef, dont il ne sait encore que penser; son ami Stefano Bontate; Gaetano Badalamenti, le parrain un peu fruste; et tous les autres, anciens compagnons de captivité ou frères d'armes de jadis. Il découvre surtout, avec horreur, la folie des hommes qui se sont emparés des commandes de Cosa nostra, et se trouve plongé au cœur des mystères de la Coupole.