Tommaso Buscetta, le repenti le plus célèbre de la mafia (3/5)

Dans les années 80, Palerme est l'une des métropoles les plus chères et les violentes de la vieille Europe en raison du trafic de drogue et de la spéculation immobilière, dont profitent avant tout les Corléonais et leurs alliés politiques. Buscetta, qui s'est évadé de sa résidence surveillée à Turin, ne rêve que d'une chose, repartir au Brésil.

Mafia Buscetta Mafia Buscetta
Selon Tommaso Buscetta, le père de Salvatore Lima (à gauche) était un «homme d’honneur» du clan mafieux du centre de Palerme dirigé par Salvatore et Angelo La Barbera et dont faisait partie la famille de Buscetta. Celui-ci n’a révélé ces faits sur les relations entre politiciens et mafiosi qu’après les assassinats de Salvo Lima et du juge Giovanni Falcone en 1992. En octobre 2004, la Cour de cassation de Rome a établi que Giulio Andreotti (à droite), membre de tous les gouvernements de 1946 à 1992, avait eu des «liens amicaux et même directs» avec les meneurs de la branche la plus «modérée» de Cosa nostra, Stefano Bontade et Gaetano Badalamenti, favorisés par la relation entre eux et Salvo Lima. Les faits étant prescrits, Andreotti ne sera pas condamné et poursuivra sa carrière politique jusqu'à sa mort en mai 2013, à l'âge de 94 ans.  © Keystone / Mondadori Portfolio / Alberto Roveri

A peine débarqué à l'aéroport de Punta Raisi, Tommaso Buscetta avait reconnu tous les signes avant-coureurs de la folie qui régnait dans la ville de Palerme. Comme à l'habitude, les trois manches à air de la piste d'atterrissage pointaient dans trois directions différentes, preuve concrète autant que quotidienne de l'ineptie de ces hommes qui, par cupidité, avaient fait édifier l'aéroport de Punta Raisi en un lieu unique en son genre, entre mer et montagne, dans un étroit couloir balayé par des vents contraires, lui accordant ainsi une sérieuse chance de figurer parmi les plus dangereux de la planète. Encore sous le choc d'un atterrissage que seul un miracle ou l'extraordinaire habileté des pilotes avaient empêché de se transformer en amerrissage, Tommaso Buscetta aperçut au début de la piste les quelques casemates jetées sur un terrain vague qui valent à cet endroit l'appellation pourtant contrôlée d'aéroport international. Dès sa descente d'avion, il retrouva des sensations familières: la moiteur de l'air, la douceur de la lumière combinée à des rafales de senteurs poivrées que disputaient, au gré des vents, des relents d'odeurs maritimes et la fragrance du jasmin. Palerme, a dépeint l’écrivain Leonardo Sciascia, est comme une porte qui n'a jamais empêché personne ni d'entrer ni de s'enfuir. Une porte qui a vu entrer et sortir les Arabes, les Normands, les Français, les Anglais, les Espagnols et, pour finir, les Italiens. Autant d'allées et venues qui ont fait de la ville un amas baroque de minarets et d'arches gothiques, d'encorbellements rococo et de coupoles brunelleschiennes, le tout surnageant au milieu d'un monceau de ruines, vestiges jamais déblayés de la Seconde Guerre mondiale, et solidement encadré par les murailles de béton d'une spéculation immobilière plus récente, mais aussi efficace que les bombes alliées. Evoquant les hordes de Barbares déferlant sur Rome, on qualifie maintenant de «sac de Palerme» l'explosion urbaine des années 60. 

C'est dans l’une de ces abominables constructions modernes que Tommaso Buscetta allait devoir vivre l'espace de quelques mois, son fils Antonio s'étant débrouillé pour lui louer un appartement sans âme, viale Croce Rossa. Les journaux ayant rapporté la nouvelle de sa fuite de Turin avec l'ampleur que l'on devine, le boss des deux mondes se devait de respecter un minimum de précautions durant sa présence à Palerme. Il savait que pour un homme d'honneur recherché par toutes les polices de son pays, la capitale sicilienne était un refuge de prédilection: dans les périodes de guerre des gangs, le nombre de fugitifs qui déambulaient dans les rues de la ville se chiffrait généralement par centaines. Pour vivre en toute clandestinité dans la cité médiévale, il suffisait d'observer certaines règles de vie élémentaires: déménager souvent, disposer de faux papiers et surtout faire très attention à la manière dont on se déplace. Buscetta apprit donc à limiter ses trajets au strict minimum, évitant de trop circuler à pied. Il savait que s'il voulait marcher dans les rues de la ville, il fallait le faire entre treize heures trente et seize heures. Tous les hommes d'honneur vous le diront: aux premières heures de l'après-midi, il est peu fréquent de croiser des policiers dans les venelles palermitaines. Au demeurant, la chaleur estivale aidant, il est tout aussi rare d'y rencontrer âme qui vive, sauf peut-être précisément quelque fugitif qui profite de l'heure de la sieste pour se hasarder devant les rideaux de fer baissés de boutiques soumises au «couvre-feu» de mise en cette période de l'année. Moyennant toutes ces précautions, Tommaso Buscetta put rencontrer ses frères d'armes du passé, ses anciens codétenus et ses nouveaux amis. Au bout de quelques jours, il s'était fait une idée précise de la situation.

Depuis son départ, Palerme avait connu une sorte d'âge d'or qui la propulsa au début des années 80 en tête des métropoles transalpines, au quatrième rang précisément pour ce qui était de la consommation. Ce que l'on aurait pu appeler hâtivement la soudaine richesse des pauvres gens de Palerme semblait à première vue sinon inexplicable en tout cas incroyable. Et si l'on évoquait, non sans excès, le Chicago des années trente, c'était autant en raison d'une guerre des gangs qui allait bientôt faire en moyenne un mort par jour qu'en raison de l'incongruité financière qui voulait que, dans certaines zones chaudes de la ville, le dollar fût considéré comme monnaie locale sinon nationale. Un sirocco de folie soufflait sur l'ancienne capitale du royaume des Deux-Siciles qui, en l'espace de quelques années, était devenue l’une des métropoles les plus chères et les plus violentes de la vieille Europe. «La cause du bien-être de la plupart des membres de Cosa nostra est simple, confessa Stefano Bontate à Tommaso Buscetta. L'origine de toutes les nouvelles fortunes réside dans le trafic de stupéfiants. C'est ce qui conduira Cosa nostra à sa perte.» Stefano Bontate expliqua à son ancien compagnon de détention comment, délaissant la contrebande de cigarettes qui avait été l’une des principales sources de revenus des mafieux dans le passé, l'organisation en était arrivée à se lancer dans la production de drogues dites dures. En 1978, Cosa nostra avait en effet renoncé à la «traite» des cigarettes blondes en raison de la répression des douanes italiennes et de querelles internes qui avaient fait échouer plusieurs livraisons, entraînant la paralysie de toute activité en la matière. Avec le commerce de la drogue, toutes les règles de vie de Cosa nostra étaient remises en question. La division du travail respectée jadis par les familles n'était plus de mise; désormais, chacun menait les affaires qu'il voulait, et avec qui il voulait. Y compris avec des étrangers à l'organisation, même des parias. C'est ainsi que l'un des hommes les plus actifs en ce domaine n'était autre que Gaetano Badalamenti, le parrain mal dégrossi que son exclusion du secrétariat de la Coupole et son renvoi de Cosa nostra n'empêchaient nullement de trafiquer avec ardeur des quantités impressionnantes d'héroïne.

Pendant près de quatre ans, Gaetano Badalamenti entretint un commerce quasi clandestin avec des hommes d'honneur qui, en d'autres temps, ne lui auraient même pas adressé la parole, sans doute en raison de l'influence qu'il continuait d'exercer sur son ancien territoire, à commencer par l'aéroport de Punta Raisi, plaque tournante de tout trafic dans l'île. «Personnellement, je n'ai jamais pris part au trafic de drogue, assura le prince de Villagrazia à Tommaso Buscetta. Ce n'est pas le cas de mon frère Giovanni, qui, lui, est en cheville avec les Greco.» Buscetta ne sut jamais si le chef de la famille de Santa Maria di Gesù lui avait dit la vérité. Si les hommes d'honneur ont l'obligation de ne jamais se mentir à propos de Cosa nostra, les affaires de chacun, en revanche, ne concernent pas la mafia. Et dans ce domaine, plus que partout ailleurs, la loi du silence est de rigueur. Si Stefano Bontate craignait les conséquences du trafic de drogue sur la vie quotidienne de Cosa nostra, c'est qu'il avait réalisé que les premières personnes à en bénéficier n'étaient autres que ses ennemis au sein de la Coupole, à commencer par la famille du secrétaire général Michele Greco. Sans atteindre des dimensions pathologiques, l'animosité qu'entretenait Bontate à l'égard des Corléonais et de leurs alliés était des plus remarquables. Un jour, alors qu'il se promenait en voiture dans les rues du centre-ville avec son ami Tommaso Buscetta, il désigna d'un mouvement de tête un jeune homme d'une trentaine d'années, de basse stature et tout de noir vêtu, qui s'apprêtait à entrer dans un bar.
– Tu le vois, celui-là, dit ironiquement Stefano, c'est un Greco. Ce jeune homme insignifiant vient d'être nommé à la tête de la famille de Bagheria et au sein de la Coupole, uniquement en raison de ses liens de parenté avec le Pape. Il n'a aucune des qualités requises pour être un homme d'honneur, mais je n'ai rien pu faire pour m'opposer à son élection.

Mafia Buscetta Mafia Buscetta
Michele Greco a été arrêté le 20 février 1986 et a rejoint les centaines d’accusés du maxi-procès de Palerme. Condamné à vie en 1987, puis libéré en appel en 1991, le Pape a été réarrêté en 1992 et remis derrière les barreaux pour purger sa peine à perpétuité pour avoir ordonné de nombreux meurtres, dont l’assassinat en 1982 du principal combattant antimafia italien, le général Carlo Alberto Dalla Chiesa, et de sa femme. Il décède en prison en février 2008 sans jamais avouer ses crimes ni sa position dans Cosa nostra.  © Keystone / AP / Alessandro Fucarini

Quelques jours après son arrivée à Palerme, l'un des hommes d'honneur de sa famille, celle de Porta Nuova, vint frapper à la porte de Tommaso Buscetta. Son chef, Giuseppe «Pippo» Calò, se rappelait à son bon souvenir et le convoquait afin d'envisager son avenir au sein de Cosa nostra. Aussi grand qu'ait pu être son désir de tout envoyer promener, Don Masino ne pouvait que se plier aux ordres de son capofamiglia. Jamais, dans toute l'histoire de l'organisation, il ne s'est trouvé d'homme d'honneur assez téméraire pour présenter sa démission. On ne quitte pas Cosa nostra. En cas de faute grave, on peut être déposé, congédié par ses supérieurs, mais même si, poussé par un destin contraire, un homme d'honneur est appelé à fuir sa bourgade pour s'installer dans quelque lieu éloigné de Sicile ou du monde et que la famille doit renoncer à employer ses talents, il ne sera pas déchu de son appartenance pour cause d'éloignement. Un jour peut-être, son chef se souviendra de lui et lui demandera de se conduire en homme d'honneur qu'il est. C'est précisément ce qui venait d'arriver à Tommaso Buscetta, qui appréhendait quelque peu de revoir Pippo Calò après tant d'années. 

Il n'est pas exagéré d'affirmer que Pippo Calò fut l’une des plus grandes déceptions de la vie de Tommaso Buscetta qui, très tôt, avait su déceler la «valeur» de celui qui allait devenir son chef. Fils d'un boucher de la via Colonna Rotta de Palerme, le jeune Pippo se distingua en effet alors qu'il n'avait pas dix-huit ans en pourchassant et en blessant grièvement à coups de pistolet l'assassin présumé de son père. Par la suite, Buscetta suivit de près l'évolution de ce jeune homme fort impétueux qui passa de l'étal de la boucherie paternelle au comptoir d'un magasin de tissus avant d'acquérir le bar Gin Gin de la via Sant'Agostino. Le jugeant digne d'un destin supérieur, il se chargea personnellement de l'initier aux rites de Cosa nostra en 1953. Depuis, Pippo Calò avait pris une importance toujours grandissante au sein de l’organisation au point d'éclipser son maître. A la veille de la première guerre de la mafia, c'est lui qui avait été chargé de négocier avec la Coupole le futur de la famille de Porta Nuova bien que n'en étant pas encore le chef. Quand la famille de Porta Nuova fut reformée en 1969, c'est tout naturellement Pippo qui en avait pris la direction, pour entrer cinq ans plus tard au sein de la Coupole. Talonné d'un peu trop près par la police palermitaine, Calò avait trouvé refuge à Rome, où il possédait quelques appartements, dont un situé dans un quartier populaire juste au-dessus d'un supermarché Standa. C'est là que, conformément aux instructions reçues, Tommaso Buscetta le retrouva. Pippo n'était pas content du tout. Qu'avait-il appris? En prison, Buscetta s'était lié d'amitié avec un truand milanais, Francesco Turatello, qui ne faisait partie d'aucune famille de Cosa nostra. Pire encore, il avait accepté de l'argent de Turatello. Et pas des petites sommes: non seulement le bandit avait pris en charge les frais de sa défense, mais il faisait encore parvenir à son épouse un salaire mensuel d'un million de lires, et parfois plus. Si à ces mots Tommaso Buscetta n'ouvrit pas un large bec, c'est qu'en lui la rage le disputait à la consternation. En voilà un qui ne manquait pas d'air! Reprenant ses esprits, il fit donc calmement remarquer à Pippo Calò que c'était normalement à lui, le capofamiglia, de subvenir aux besoins des détenus et de leur famille. «J'étais sans le sou, précisa Buscetta. Que fallait-il que je fasse?» Embarrassé, Calò battit en retraite, grommelant qu'il n'avait pas été au courant de sa ruine, sans quoi il n'aurait pas manqué de se comporter en bon chef de famille qu'il était. La discussion était close. En lui-même, Don Masino ne put s'empêcher de penser que s'il ne l’avait pas aidé, c'était surtout en raison de sa radinerie qui lui valait une sale réputation dans tout Palerme. Longtemps, Calò avait prétendu n'être qu'un pauvre boucher survivant grâce aux revenus d'une boutique sise corso Pietro Pisani dont il s'occupait personnellement. Devant ses proches, il était forcé de reconnaître avoir tiré dans le passé quelques bénéfices de la contrebande de tabac. Mais les hommes d'honneur, qui le traitaient volontiers de pingre, savaient qu'en fait Calò avait fait fortune dans le trafic de drogue. La colère de Buscetta l’avait visiblement ébranlé puisque, tout sourire et tout miel, il lui raconta les soucis «familiaux» qui l'accablaient: il n'arrivait pas à trouver un vice-chef digne de ce nom et avait été obligé de rétrograder son ancien second, Tommaso Spadaro, au rang de simple soldat parce qu’il avait été «incorrect» dans une affaire de contrebande de tabac. L'homme qu'il avait choisi pour lui succéder, un certain Giovanni Lipari, dit «U'tignusu» (le Chauve), ne faisait visiblement pas l'affaire. C'était un ancien garçon coiffeur qui se distingua très tôt par son insignifiance et sa nullité. Tommaso Buscetta comprit que si Pippo Calò lui confiait ainsi ses préoccupations, c'était une manière élégante de lui proposer la charge de vice-chef. Préférant couper court, il lui expliqua qu'il n'avait plus envie de demeurer à Palerme, qu'il préférait retourner au Brésil où l'attendaient ses affaires. A court d'arguments, Calò lui dit alors: «Si tu restes à Palerme, tu pourras te faire beaucoup d'argent. Vito Ciancimino vient d'obtenir une bonne partie des adjudications pour la rénovation du centre historique. Or, Vito Ciancimino est entre nos mains. C'est un homme de Salvatore Riina

Vito Ciancimino était à l'époque l'un des hommes les plus influents de la cité. Il sévissait depuis près de trente ans aussi bien dans l'administration publique que dans les coulisses du pouvoir politique. Responsable de la Démocratie chrétienne dès la fin des années 50, il avait fait main basse sur le Service des travaux publics de Palerme. C'était à l'époque du sac immobilier de la ville. Rien d'étonnant donc à ce que, quelques années plus tard, la commission d'enquête parlementaire sur le phénomène de la mafia l'accuse de collusion avec les hommes de Cosa nostra. Elu maire de Palerme en 1970, Vito Ciancimino retournera dans l'ombre six mois après pour se consacrer à ses affaires, un mélange discret entre spéculation immobilière, trafic d'influence politique et d'autres opérations encore moins avouables. Son empire aux allures de multinationale commençait à Palerme pour se terminer au Canada; sa fortune se chiffrait en milliards de lires. La confidence de Calò fut donc une demi-surprise pour Buscetta. D'autant qu'il savait, comme tout le monde, que Vito Ciancimino était né dans le petit village de Corleone, comme le terrible Luciano Liggio et le chef de file des Corléonais de la Coupole, Toto Riina. Par la suite, Tommaso Buscetta ne fut nullement étonné d'entendre son ami Stefano Bontate commenter en ces termes le dynamitage de la maison de campagne de Nello Martellucci, maire de Palerme et rival politique de Ciancimino au sein de la Démocratie chrétienne: «Ce grand cocu de Riina (gran cornuto) s'en prend à Martellucci uniquement parce que ce n'est pas un ami de Ciancimino.» La familiarité, voire le mépris, avec lesquels les hommes d'honneur traitaient les politiciens s'expliquent par le fait que, depuis des décennies, la majorité des députés locaux, régionaux et nationaux, et des conseillers communaux devaient leur élection aux voix que leur procuraient les différentes familles de l'île. Si les cas de collusion les plus fréquents se trouvaient dans les rangs des démocrates-chrétiens, les autres partis politiques comme les socialistes, les sociaux-démocrates ou les libéraux étaient loin d'être au-dessus de tout soupçon. A l'époque, il n'était pas rare que des ministres de la République italienne honorent de leur présence des banquets d'hommes d'honneur qui ne se privaient pas de lever leur verre à la «famille» et aux «amis des amis». Vito Ciancimino n'était qu'un exemple parmi tant d'autres, et chacun à Palerme savait qu'il n'avait de comptes politiques à rendre qu'au parrain démocrate-chrétien de l'île, Salvatore Lima, l'intouchable, promu député européen en 1979 bien qu’on l’eût accusé d'être un peu trop lié à certaines familles de Cosa nostra.

Il va sans dire que les promesses de fortune facile agitées par Pippo Calò n'eurent aucun effet sur Tommaso Buscetta d'autant que ce dernier avait compris depuis longtemps qu'il était plus aisé de s'enrichir avec le commerce de la drogue qu'avec la spéculation immobilière. Conscient que Calò essayait à tout prix de s'attirer ses faveurs, tout du moins de le ménager, Buscetta fit rebondir la conversation sur l'état de crise qui menaçait Cosa nostra. Après tout, Pippo n'était-il pas l'un des rares membres influents de la Coupole à n'avoir pas pris officiellement position pour le clan des Corléonais ou pour leurs adversaires? Don Masino lui fit donc part de ses inquiétudes, mentionnant au détour d'une phrase le nom de son ami, Stefano Bontate. Malgré toute son amitié pour Bontate – les deux hommes avaient commis maints forfaits ensemble –, Pippo Calò semblait irrité: «Stefano se comporte mal avec son frère Giovanni, assura-t-il, et encore plus mal avec les membres de la Commission. Il s'est allié avec Salvatore Inzerillo, qui n'est qu'un crétin. Sais-tu qu’Inzerillo a fait tuer le procureur Gaetano Costa sans ordre de la Commission?» Buscetta l'ignorait, mais il se promit de faire toute la lumière sur cet assassinat qui venait à peine d'être commis à Palerme. Peu soucieux d'approfondir le sujet, il préféra dévier légèrement la conversation. L'heure était venue pour lui de jouer son rôle de juge de paix. S'il exerçait encore une quelconque influence au sein de Cosa nostra, c'était le moment ou jamais de le montrer. «Il faut que tu rencontres Bontate et Inzerillo, dit-il à Pippo Calò. Il faut que vous vous expliquiez, vous devez vous unir pour empêcher une catastrophe de se produire.»

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Le chef sanguinaire de la famille Corleone Luciano Liggio lors de son arrestation le 14 mai 1964, à Corleone. Acquitté en 1969, il sera à nouveau arrêté en 1974 et condamné à vie pour le meurtre de son mentor, Michele Navarra. Il meurt le 16 novembre 1993 d'une attaque cardiaque en prison à Nuoro en Sardaigne, à l'âge de 68 ans.  © Keystone / Mondadori Portfolio / Publifoto / Enzo Brai

La fréquentation répétée de Stefano Bontate avait tout naturellement conduit Tommaso Buscetta à élargir le cercle de ses connaissances et lui offrit la possibilité de s'acoquiner avec certains des amis du chef de la famille de Santa Maria di Gesù. Il en était un en particulier que Buscetta rencontra à plusieurs reprises. On les vit souvent échanger quelques impressions sommaires devant une tasse de café, debout devant le comptoir d'un des bars de la ville, ou encore s'attarder plus longuement à disserter de l'air du temps lors d'un de ces interminables dîners entre hommes d'honneur. Le nouvel ami de Tommaso Buscetta était un gaillard d'une bonne trentaine d'années à l'apparence solide et qui disait s'occuper de diverses affaires. Ses proches parents dirigeaient une chaîne de magasins spécialisés dans les sanitaires, activité qu'il partageait avec d'autres commerces plus ou moins avouables qui allaient du recyclage d'ossements d'animaux à la contrebande d'héroïne. Fils du capofamiglia qui régnait sur le quartier palermitain de l'Uditore, l’individu était depuis près de deux ans à la tête de sa propre famille, celle de Passo di Rigano, bourgade située à quelques kilomètres au sud de Palerme, qu'il représentait au sein de la Coupole. Si Stefano Bontate n'avait pas hésité à le présenter à Tommaso Buscetta, c'est que Salvatore Inzerillo était son seul allié, ou presque, au sein de la Coupole. Inzerillo nourrissait un ressentiment au moins égal à celui professé par Bontate envers le clan des Corléonais, qui avait fait main basse sur la Coupole avec la complicité de Michele Greco. Depuis, les choses n'avaient fait qu'empirer. Le vice-chef de la police de Palerme Giorgio Boris Giuliano, le président de la région Sicile Piersanti Mattarella et le juge d'instruction Cesare Terranova s'étaient fait trucider sans que la chose ait été préalablement débattue au sein de la Coupole. «Ni moi ni Bontate n'avons été informés de tous ces meurtres, affirma le chef de la famille de Passo di Rigano à Tommaso Buscetta. En fait, ces exécutions ont été décidées par les autres membres de la Commission à notre insu.» A la question de savoir qui était responsable de ce massacre et quelles en étaient les raisons, Inzerillo ne sut que répondre. Il ne s'était fait une idée assez précise que sur l'assassinat du juge: «C'est Luciano Liggio qui l'a commandité depuis sa prison. Pour des questions aisément compréhensibles.» Cesare Terranova avait instruit le lourd dossier de Luciano Liggio avec un zèle qui n'avait pu que susciter la haine du Corléonais. Encore une fois, ni Salvatore Inzerillo ni Stefano Bontate n'avaient la preuve de ce qu'ils avançaient. L'affaire Basile allait changer à cet égard bien des choses en amenant leurs ennemis à se découvrir. Peu après l'assassinat du capitaine des carabiniers Emanuele Basile, survenu dans les hauteurs de Monreale le 3 mai 1980, la police arrêta trois hommes. Pour amusant que fût leur alibi – ils affirmaient avoir passé quelque temps en compagnie de trois jeunes dames qu'ils ne pouvaient nommer, honneur oblige –, il était tout juste bon à impressionner les jurés d'une cour d'assises qui, par la suite, les acquitteraient. Les hommes d'honneur de Palerme, eux, avaient compris que leur présence non loin des lieux du crime était motivée par des raisons moins galantes qu'ils voulaient bien l'affirmer. Si les deux premiers étaient réputés être des «valeureux» des familles de San Lorenzo et de Resuttana, le troisième était connu comme étant l'un des tueurs de la famille de Ciaculli, dont le membre le plus illustre n'était autre que le secrétaire de la Coupole, Michele Greco

Trop, c'était trop. Salvatore Inzerillo ne se priva pas d'accuser Michele Greco de duplicité devant les autres secrétaires de la Coupole. Une fois de plus, le Pape signifia son impuissance en levant les bras au ciel, prétendant tout ignorer de l'affaire ainsi qu'il en avait l'habitude chaque fois que Salvatore Inzerillo ou Stefano Bontate demandaient des explications sur une mort qui aurait dû être annoncée à la Coupole. Cette fois pourtant, il était pris en flagrant délit, rôdant sur les lieux du crime par tueur interposé. Après avoir signifié sa manière de penser, Salvatore Inzerillo annonça à ses collègues de la Coupole qu'on allait voir ce qu'on allait voir, donnant à entendre à ces messieurs les Corléonais que s'ils voulaient jouer aux imbéciles, ils n'étaient pas sûrs de gagner. «Il fallait que je fasse quelque chose de grand, déclara par la suite Inzerillo à Buscetta. Je devais montrer à mes adversaires que ma famille était forte et puissante. Que je pouvais faire tuer qui je voulais et quand je le voulais exactement comme les Corléonais. Voilà pourquoi j'ai fait assassiner le procureur de la République Gaetano Costa.» Buscetta était d'autant moins stupéfait par les confidences d’Inzerillo qu'elles venaient confirmer les terribles accusations portées la veille par Pippo Calò à son encontre. La véracité des dires de son interlocuteur ne faisait pour lui aucun doute: dans un milieu où la discrétion est de mise, il est rare qu'un homme d'honneur s'attribue un délit qu'il n'a pas commis... Buscetta essaya de trouver un mobile plus sensé à l'assassinat, le 6 août 1980, du malheureux procureur. Costa n'avait-il pas ordonné l'arrestation d'une dizaine de membres de la famille Inzerillo après l'assassinat du capitaine Basile? Voilà qui semblait être une cause d'assassinat plus plausible.
– Non, non, se défendit Inzerillo, ce n'est pas pour cela que je l'ai fait tuer. Je n'en voulais pas outre mesure au procureur d'avoir ordonné l’arrestation de certains de mes parents et quelques-uns de mes hommes. Je voulais juste démontrer que j'étais aussi fort que les Corléonais et que je pouvais me conduire comme eux.

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Sergio Mattarella, futur président de la République italienne, tient le cadavre de son frère Piersanti, qui vient d'être assassiné par la mafia alors qu'il se rendait à la messe avec sa famille. Palerme, 6 janvier 1980.  © Letizia Battaglia

Sans lui donner ouvertement raison, Stefano Bontate, qui assistait à cette conversation, souligna qu'il fallait faire quelque chose pour contrer l'arrogance des Corléonais et de leur alliés. C'est alors que Buscetta prit conscience que ce n'était déjà plus de la haine qui rongeait le chef de la famille de Santa Maria di Gesù, mais presque de la rage. Bontate avait mis au point un plan machiavélique afin de se débarrasser de ses adversaires: «Je vais tuer Salvatore Riina, affirma-t-il. C'est le seul moyen pour que tout rentre dans l'ordre.» La tactique que Bontate comptait employer pour liquider le chef de la famille de Corleone était tragiquement simple.
– Je vais me charger personnellement de l'assassinat, continua-t-il, et je le ferai en pleine réunion de la Coupole, devant tout le monde.
– Tu es fou, protesta Buscetta, tu vas te faire massacrer par les autres membres de la Commission. Comment feront-ils pour savoir que tu as l'intention de ne tuer que Riina?

«Ça m'est égal de mourir, pourvu que j'aie eu Riina», répliqua Bontate avant de lui démontrer que son projet n'était pas aussi déraisonnable qu'il semblait de prime abord. Il avait au préalable pris le soin d'avertir de ses intentions homicides certains secrétaires de la Coupole qui n'étaient pas entièrement soumis aux Corléonais et au Pape. L'un d'entre eux au moins, Antonio Salamone, lui avait déjà fait savoir qu'il attendrait l'issue des événements pour se prononcer. L'affaire paraissait d'autant plus réalisable que le Pape avait imposé aux secrétaires de participer aux réunions de la Couple sans armes. Terrifié par d'aussi noirs desseins, Tommaso Buscetta supplia Stefano Bontate et Salvatore Inzerillo de bien vouloir entendre raison. Il leur fit état de son rendez-vous avec Pippo Calò à Rome et leur proposa de rencontrer le chef de sa famille toutes affaires cessantes afin d'arranger les choses, autant que faire se pouvait. Si, par le passé, Stefano avait été très proche de Pippo, leurs chemins s’étaient séparés. Les deux hommes venaient de s'affronter à propos de Buscetta dont ils s'étaient disputé les faveurs devant la Coupole. Le premier, arguant du lieu de naissance de Tommaso, demandait son passage au sein de la famille de Santa Maria di Gesù, tandis que le second invoquait la sacro-sainte règle d'inamovibilité pour rejeter catégoriquement toute proposition visant à priver la famille de Porta Nuova d'une de ses vedettes. C'était l'attitude de Pippo Calò lors des réunions de la Coupole qui désolait surtout Stefano Bontate: «Calò est totalement asservi aux Corléonais et à Michele Greco. Chaque fois qu'ils expriment un avis, Calò ne parle même plus. Il se contente de hocher la tête en signe d'assentiment.» Si l’entrevue entre Stefano Bontate, Salvatore Inzerillo et Pippo Calò eut, semble-t-il, finalement lieu le surlendemain, ce fut uniquement grâce aux talents de négociateur de Buscetta. Elle n'eut rien d'historique et n'influa nullement sur le cours des événements. 

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© sept.info

Au sortir de cette réunion, Don Masino nourrissait peut-être encore quelques illusions sur son chef. Il allait très vite découvrir sa duplicité. Le 12 août 1980 au matin, le chef de la famille Porta Nuova débarqua à Palerme afin de le gourmander à nouveau. Cette fois, Calò trouvait à redire à la conduite «inqualifiable» d'un de ses fils, le jeune Antonio qui, à plus d'une reprise, s'était permis d'écouler des chèques sans provision dans diverses échoppes de la ville, dont certaines «protégées» par Calò à n'en point douter.
– Ton fils est un imbroglione (filou, escroc)à toi de t'en occuper.

Le soir même, Tommaso rencontrait à nouveau Pippo Calò. Cette fois, Antonio Buscetta était là pour écouter les réprimandes de ses aînés. Après l'avoir vertement tancé, le père demanda à son fils les raisons de cette conduite indigne d'un homme d'honneur. La réponse, on le divine, fut pathétique: le jeune homme invoqua de graves difficultés d'argent qui l'avaient contraint, disait-il, à placer les bijoux de sa femme au mont-de-piété local. En parfait capofamiglia, Pippo Calò sortit de sa poche une liasse de billets de cent mille lires qu'il remit en souriant au fils Buscetta. Il y en avait un sacré paquet, à peu près l'équivalent de vingt mille francs suisses de l’époque. «Joyeux anniversaire!» lança Pippo Calò qui n'était pas sans savoir qu'Antonio s'apprêtait à fêter ses trente ans. Le lendemain, tout joyeux, le pauvre Antonio se rendit au mont-de-piété afin de dégager les parures de sa compagne en versant la modique somme de cinq millions quatre cent mille lires (quelque 10’500 francs suisses). Insouciant du danger, le jeune homme remplit à son nom les formulaires obligatoires à chaque versement de grosses coupures à un institut de crédit. Instaurée depuis peu pour lutter contre les enlèvements de personnes, cette mesure n'allait pas tarder à se révéler aussi très efficace contre le recyclage des sommes provenant du trafic de drogue. Quelques jours plus tard, la police arrêta Antonino Buscetta: l'argent que lui avait remis Pippo Calò provenait du paiement d'une rançon. Buon compleanno! comme on dit là-bas à chaque anniversaire. Furieux, Tommaso Buscetta réclama à Pippo Calò des explications. Les deux hommes s'affrontèrent – oralement parlant, s'entend – dans le chantier d'un complexe immobilier du quartier de Baida. Pour toute excuse, Calò bredouilla qu'il n'était pas au courant de l'affaire, que jamais il n'aurait remis volontairement de l'argent sale au pauvre Antonino, qu’il ne s'occupait pas d'enlèvement de personnes et que les billets provenaient du règlement d'un lot de cigarettes de contrebande. Bien sûr, Calò s'engageait à faire sortir Antonino de prison le plus vite possible et, dans cette attente, annonçait qu'il prendrait à sa charge tous les frais de justice. Ulcéré, Buscetta jura, mais un peu tard, qu'on ne l'y reprendrait plus et annonça son intention de quitter Palerme pour des horizons plus riches en promesses, quoique brésiliens. Les derniers temps de son séjour palermitain furent consacrés à diverses mondanités. 

Avant de partir pour Rio, il lui fallait encore saluer ses amis qu'il ne reverrait peut-être plus vivants. Et puis, il y avait aussi toutes ces nouvelles connaissances, ces gens qui, à peine présentés, voulaient à tout prix l'avoir à dîner, lui faire connaître leur mère, leur femme, leurs enfants et Dieu sait quoi encore. Comment dire non? Surtout quand les hôtes appartenaient au gratin palermitain. L'ingegnere Lo Presti était l'un de ceux à qui Buscetta ne pouvait décemment pas refuser l'honneur d'un dîner familial. A double titre. Il était l'un des amis intimes de Salvatore Inzerillo, qui les avait tout naturellement présentés. Mais plus que la personnalité de l'ingegnere, ce fut sa famille qui impressionna Tommaso Buscetta. Ignazio Lo Presti comptait en effet parmi ses cousins l'homme le plus riche de l'île, Antonino Salvo. A l'époque, celui-ci possédait encore les trois quarts des perceptions siciliennes. En Sicile, comme dans bon nombre de régions italiennes, la collecte des impôts sur le revenu était encore aux mains de sociétés privées. Moyennant une commission de 6,72%, Nino Salvo se chargeait de recueillir la quasi-totalité des contributions directes versées par les citoyens siciliens à l'Etat italien. Tommaso Buscetta savait que cette charge ne l’empêchait nullement d'être un homme d'honneur de la famille de Salemi. Mais, loin de le protéger, sa fortune lui valut d'être persécuté par ceux qui auraient dû être ses amis. C'est ainsi qu'en 1975, une famille rivale avait enlevé son beau-père, le richissime Luigi Corleo. D'après ce que Buscetta savait, les responsables étaient les Greco et leurs alliés corléonais. Un rapt tragique à plus d'un titre. Le malheureux vieillard fut tué par des ravisseurs indélicats au point d'avoir négligé de restituer le cadavre à sa famille, bloquant ainsi un fabuleux héritage estimé à plusieurs milliards de lires. Nino Salvo s'adressa alors à Gaetano Badalamenti, qui dirigeait encore la Coupole, pour qu'on lui rende son beau-père mort, sinon vif. En vain: Badalamenti ne put rien faire. Officiellement, les familles de Cosa nostra n'étaient pas censées procéder à des enlèvements de personnes en Sicile. Par la suite, les cadavres s'accumulèrent de part et d'autre: dix-sept ravisseurs présumés furent exécutés, tandis que, de son côté, le clan des Corléonais trucidait le colonel Russo que Nino Salvo avait chargé d'enquêter à titre privé. Ce passé aussi mouvementé que respectable, ajouté au fait que Nino Salvo était un intime de Stefano Bontate, lui avait tout naturellement attiré la sympathie plus que bienveillante de Tommaso Buscetta qui ne put se dérober aux invitations répétées de son proche parent, Ignazio Lo Presti.

Tout comme Nino Salvo, l'ingegnere était un mystère. Voilà un homme aux affaires plus que prospères, qui faisait édifier des appartements à tour de bras, qui était lié à la haute finance milanaise et qui, pourtant, n'hésitait pas à s'acoquiner avec le chef de la famille de Passo di Rigano, Salvatore Inzerillo. Et visiblement, il aimait cela. Tommaso Buscetta passa une soirée fort agréable en compagnie de Lo Presti et de son épouse. On évita bien sûr de parler de sujets concernant de trop près Cosa nostra, ainsi qu'il est d'usage entre hommes d'honneur quand une dame se trouve dans la pièce. L'ingegnere ne put cependant s'empêcher de louer la puissance et la gloire de Nino Salvo: «Mon cousin bénéficie d’une très forte influence sur les hommes politiques et, si vous décidez de rester à Palerme, il s'arrangera pour faire régulariser votre situation. Vous pourriez par exemple achever d'y purger votre peine en semi-liberté.» Poursuivant dans le même ordre d'idée, Lo Presti lui recommanda tout aussi chaudement un financier milanais, Carmelo Gaeta, qui travaillait volontiers avec les hommes d'honneur. Si l'on en croyait Lo Presti, ce même Gaeta aurait organisé un voyage papal en Extrême-Orient. Dans l'incapacité de vérifier cette dernière information, Buscetta fut obligé de le croire sur parole. Mais l'énumération de ses puissants amis ne l’impressionna pas outre mesure et, en tout cas, ne changea en rien sa décision de quitter au plus tôt l'île maudite. «Restez à Palerme, insista à plusieurs reprises Lo Presti. Je vous trouverai un appartement. Je m'engage à vous faire des tarifs préférentiels dans l'un des complexes immobiliers que je suis en train de faire construire. Vous verrez, vous ne le regretterez pas.» Il va sans dire que Tommaso Buscetta déclina poliment l'offre. Le peu de temps passé dans la cité palermitaine lui avait suffi pour se rendre compte que les hommes d'honneur vivaient leurs derniers moments de paix dans une euphorie due aussi bien à une réussite sociale sans précédent qu'à l'insouciance qui caractérise, en général, les périodes d'avant-guerre.

Déchiré entre son désir de s'enfuir à toutes jambes et son envie de rester le plus longtemps possible avec ses proches parents demeurés dans l'île (ses frères, ses fils et la cohorte de ses ex-femmes et maîtresses), Tommaso Buscetta décida de reporter son départ de quelques mois. Il passerait les fêtes de fin d'année à Palerme avant de retourner à Rio. Restait à trouver un logement plus sûr que cet appartement loué par son fils et que les policiers finiraient bien par découvrir un jour où l'autre. Stefano Bontate mit spontanément sa maison de campagne à la disposition de Buscetta et, pour améliorer son confort, son épouse brésilienne et leurs enfants purent le rejoindre. Le chef de la famille de Santa Maria di Gesù fit un geste que peu d'hommes auraient fait: il lui offrit de séjourner dans une villa somptueuse qui appartenait à l'un de ses amis les plus chers, Nino Salvo lui-même. Située à quelques kilomètres de la capitale, au bord de la nationale qui relie Palerme à Messine, la résidence secondaire que Nino Salvo partageait avec l'un de ses gendres et son cousin Ignazio était composée de trois villas modernes nichées au milieu de bougainvillées et de citronniers. On imagine sans mal l'ébahissement qui s'emparait de Tommaso Buscetta et de sa petite famille chaque fois qu'ils se rendaient à leur nouvelle demeure. Après avoir franchi une lourde grille contrôlée par un système télécommandé, ils devaient parcourir un chemin asphalté sur une centaine de mètres avant de se retrouver dans un ascenseur qui leur évitait de dévaler une petite pente herbeuse au pied de laquelle se trouvaient, presque au niveau de la mer, les trois demeures. C'est dans la villa de Nino Salvo, la plus belle des trois, que le boss des deux mondes passa les derniers jours de l'an de grâce 1980. Son hôte, qui préférait hiverner à Palerme, vint lui rendre visite à une ou deux reprises afin de s'assurer que la famille Buscetta n'avait besoin de rien. Le soir du réveillon de la Saint-Sylvestre, le gardien de la propriété leur fit porter un repas amélioré confectionné à l'hôtel Zagarella, un immense bunker de neuf cents chambres situé à deux pas de là qui appartenait encore à l'époque à Nino Salvo. L'hiver était doux; le lendemain, Tommaso Buscetta prendrait la route pour rejoindre Paris et s'envoler pour Rio. On peut supposer sans crainte de se tromper que ce n'est pas sans une certaine tristesse, empreinte de la nostalgie inhérente à tout départ d'un lieu cher au cœur et à l'âme, que le regard du quinquagénaire se porta pour la dernière fois sur la merveilleuse baie de Sant'Elia, bordée au nord par l'étonnant Capo Zafferano. Sans doute savait-il que jamais plus il ne lui serait donné de goûter pareil moment.