Tommaso Buscetta, le repenti le plus célèbre de la mafia (4/5)

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Réfugié au Brésil, le boss des deux mondes apprend les assassinats de ses amis qui avaient envisagé de supprimer le représentant des Corléonais au sein de la Coupole, Toto Riina. La «deuxième guerre de la mafia» a commencé à Palerme. Buscetta n'espère qu'une seule chose, que Cosa nostra oublie jusqu'à son nom.

Stefano Bontate venait de fêter son quarante-troisième anniversaire en compagnie de quelques parents et d'une dizaine d'hommes d'honneur de sa famille dans sa propriété de la via Villagrazia, aux portes de Palerme, à une centaine de mètres de l'avenue qui cadenasse le sud de la ville. Pour animé qu'ait été le banquet, tout laisse à croire que la fête fut ratée. L'heure n'était pas aux festivités: trop d'aigreurs rentrées et de sourds complots mal étouffés avaient alourdi une atmosphère déjà chargée par les prémices de la guerre imminente. Le chef de la famille de Santa Maria di Gesù avait reçu les vœux de son ancien second, le marchand de tissus Pietro Lo Jacomo, à peine démis de ses fonctions et qui ne semblait pas lui en vouloir outre mesure. Ces derniers temps, le Faucon avait bien des soucis avec sa famille, et l'éviction de Pietro Lo Jacomo n'était qu'un épisode de la longue série d'incidents au cours de laquelle Bontate avait vu son pouvoir contesté aussi bien de l'intérieur, par certains de ses hommes et par son frère, que de l'extérieur, par le secrétaire de la Coupole, Michele Greco

La fête s'était terminée remarquablement tôt. Peu après vingt-trois heures, le 23 avril 1981, le prince de Villagrazia se mit au volant de sa Giulietta 2000 flambant neuve. L'un de ses hommes, Stefano Di Gregorio, était chargé de lui ouvrir la route à bord d'une petite Fiat 127 jusqu'à sa maison de campagne, où il avait décidé de passer la nuit. Il ne leur fallut que quelques minutes pour rejoindre la viale Regione Siciliana, boulevard extérieur qui allait leur permettre de gagner l'autoroute Palerme-Catane qu'ils abandonneraient à la première sortie. Arrivé à destination bien avant son chef, Stefano Di Gregorio avait eu largement le temps d'ouvrir grandes les grilles de la propriété, de garer sa voiture avant de s'inquiéter du retard de son parrain. Di Gregorio n'avait pas réalisé qu'il l’avait perdu à un feu rouge passé un peu trop hâtivement. Il remonta donc dans sa Fiat 127 et rebroussa chemin jusqu'à la viale Regione Siciliana. Di Gregorio comprit instantanément ce qui s'était passé. La touffeur de la soirée avait empêché l'odeur de poudre brûlée de se dissiper, et le quartier était plongé dans un silence plus impénétrable qu'à l'ordinaire. Le flanc gauche de la Giulietta 2000 s'était encastré contre un mur à l'angle des via Aloi et Regione Siciliana, le moteur tournait encore et les phares n'étaient pas éteints. Le chef de la famille de Santa Maria di Gesù était tombé dans un guet-apens alors qu'il attendait sagement à un feu rouge. Mortellement blessé, Stefano Bontate avait eu le réflexe d'embrayer la première vitesse de son véhicule qu'il n'avait pourtant pu dégager que sur quelques mètres. Dès qu'il ouvrit la portière arrière droite du véhicule, Stefano Di Gregorio sut qu'il n'y avait plus rien à faire pour son chef. Le prince de Villagrazia reposait sur le côté droit, son visage n'était plus qu'un trou béant rouge, tandis que dans le dos de la veste de son costume clair se dessinaient deux cratères noirâtres de quelques centimètres de diamètre. L'homme avait eu le temps de sortir son arme, un pistolet semi-automatique de calibre 7,65, mais on ne pouvait dire s'il avait eu le temps de s'en servir. Au loin retentissaient déjà les cris stridents des voitures de police. Stefano Di Gregorio s'éloigna dans la nuit en laissant sur la chaussée des traces de pas ensanglantés. Sur le sol tout autour du véhicule gisaient quelques douilles métalliques portant les numéros 711-74 et provenant d'un fusil d'assaut automatique, de fabrication soviétique, mondialement connu sous l'appellation de kalachnikov.

Le promoteur immobilier Girolamo Teresi, Mimmo pour les intimes, était depuis peu le nouveau sous-chef de la famille de Santa Maria di Gesù. Cousin des frères Stefano et Giovanni Bontate, il était le beau-frère du second – tous deux avaient épousé des filles du parrain Matteo Citarda –, mais préférait à n'en point douter la compagnie du premier. Girolamo Teresi avait en effet su s'attirer la confiance de l'aîné des Bontate, qui ne manquait jamais de l'inviter à chacun des banquets qu'il organisait via Villagrazia. C'est ainsi que Teresi avait eu l'occasion d'être présenté aux différents amis de son chef: Nino Salvo, dit «le Gabelou», le capofamiglia Salvatore Inzerillo, ou encore Tommaso Buscetta. Rencontrer tous ces gens représentait pour Teresi plus qu'un honneur, c'était la preuve de la confiance et de l'affection de son chef. C'est dire si l'assassinat de Stefano Bontate l'affecta profondément. Quelques heures après que la nouvelle eut été rendue publique, Girolamo Teresi se rendit au domicile de la famille Bontate, via Villagrazia. Il s'attendait à y trouver une veuve et des parents éplorés tout de noir vêtus, retenant mal leurs sanglots devant les hommes d'honneur de Santa Maria di Gesù venus présenter leurs respects et leurs condoléances. Las, de parents effondrés point ou presque, et d'«hommes» respectueux de la tradition, encore moins. Terrifiés par une chose qu'ils croyaient impossible quelques heures auparavant, les uns et les autres préféraient attendre discrètement la suite des événements. Parmi les rares personnes que Girolamo Teresi croisa ce jour-là dans le salon mortuaire de la villa, se trouvait Salvatore Contorno, un homme d'honneur dévoué à Stefano Bontate au point d'avoir pris le risque de venir, lui qui était déjà recherché par la police palermitaine. Contorno était aussi bouleversé que Teresi. «Je ne suis pas venu hier à la fête d'anniversaire, lui dit Contorno, parce que je ne voulais pas faire courir de risque au chef. J'ai pensé que ce n'était pas la peine de le compromettre par ma présence. Je lui avais présenté mes vœux plus discrètement la veille.» L'homme était fidèle à sa renommée qui lui avait valu d'être surnommé par les autres mafiosi «Coriolan de la Forêt», en hommage à un personnage de la littérature sicilienne que l'on pourrait comparer au Robin des Bois anglais.
– Qu'est-ce qu'on va faire? demanda-t-il à Girolamo Teresi. 
– Je vais aller voir Michele Greco, lui répondit Teresi, pour lui demander des explications.

Teresi avait raison: si un homme savait ce que cachait cet assassinat, c'était bien le secrétaire général de la Coupole, le Pape. En tant que sous-chef, c'est à Girolamo Teresi qu'échut la voiture blindée que le prince de Villagrazia avait commandée à titre de précaution et qui arriva quelques jours trop tard. Depuis la mort de son parrain, Girolamo Teresi ne se déplaçait plus qu'à bord de sa nouvelle acquisition, une lourde Alfetta 2000 bleu marine immatriculée à Milan et digne d'un ministre, avec laquelle il se rendit à plusieurs reprises au Fondo Favarella de Ciaculli où Michele Greco, fidèle aux traditions, continuait de tenir salon les jours où la Coupole ne se réunissait pas. A chacune de ses rencontres, Teresi rentrait un peu plus furieux et toujours plus anxieux. Il avait comme l'impression que le Pape se moquait de lui, essayait de gagner du temps en lui répétant toujours la même chose:
– J'ignore qui a pu faire le coup. Mais je vais m'informer. Revenez demain. En attendant, continuez à vaquer à vos affaires, vous n'avez rien à craindre.

Le 22 mais 1986, lors du maxi-procès de Palerme, Tommaso Buscetta révèle que Giovanni Bontate, souhaitant prendre la place de son frère Stefano à la tête de la famille de Santa Maria di Gesù, s'est mis d'accord avec les Corléonais pour le liquider. Condamné à 8 ans de réclusion mais assigné à résidence pour une hernie discale, Giovanni Bontate sera assassiné le 28 septembre 1988 par «ses amis» pour avoir désavoué lors du procès les meurtriers de Claudio Domino, 10 ans, au nom de la mafia. Dévoilant ainsi son existence officielle... (en italien). © Raidue

Girolamo Teresi ne manquait pas d'informer régulièrement les hommes de la famille en qui il avait encore confiance. Parmi eux, Salvatore Contorno. «Je suis convaincu que Michele Greco est le complice des assassins de Stefano», lui confia Teresi au début du mois de mai 1981. Les deux hommes partageaient une même conviction: les Corléonais de Luciano Liggio étaient, à n'en point douter, les commanditaires de l'assassinat. Restait à savoir jusqu'où s'étendaient les complicités dont ils n'avaient pas manqué de bénéficier. «Je suis sûr que les Corléonais se sont servis de membres de notre famille pour assassiner Stefano», reprit Teresi. Mais qui? Les deux hommes en étaient réduits à formuler des hypothèses. Peut-être les frères Ignazio et Giovan Battista Pullarà? N'étaient-ils pas cousins du capomandamento de San Giuseppe Jato Bernardo Brusca, lui-même fidèle allié des Corléonais? D'autre part, ces mêmes Pullarà de basse-cour n'avaient-ils pas osé formuler en public des réserves sur les capacités de Stefano Bontate à gérer les affaires de la famille? L'histoire montra qu'ils avaient raison sur ce point. Mais la vérité était encore plus terrible, à un degré qu'ils n'auraient sans doute jamais pu imaginer. 

Pour les juges siciliens chargés d'instruire le meurtre, la participation de Giovanni Bontate à l'assassinat de son frère ne fait aucun doute. Et s'il ne manque pas à Palerme d'hommes d'honneur pour traiter Giovanni Bontate de Caïn, ce n'est pas tant à cause de son manque d'ardeur à venger son frère qu'en raison du fait qu'il n'a pas même attendu la fin du deuil pour donner publiquement raison aux assassins. Si la tradition orale ne dit pas quelle fut la part exacte de Giovanni Bontate dans le sinistre complot ourdi afin d'éliminer son frère, elle est plus explicite quant aux différentes complicités internes qui permirent aux tueurs d'opérer à coup sûr. Les hommes d'honneur de la ville savent qu'un des principaux artisans du complot n'est autre que Pietro Lo Jacomo, le sous-chef éconduit par Stefano Bontate et qui depuis complotait avec le frère de ce dernier. Son rôle dans l'affaire fut loin d'être secondaire. C'est Pietro Lo Jacomo qui aurait communiqué aux tueurs toutes les informations concernant les déplacements du Faucon au terme du banquet d'anniversaire. Il se serait servi d'un poste radio-émetteur, sans doute installé à bord de son auto. Comme pour confirmer les soupçons les plus terribles, peu de temps après l'assassinat de Stefano Bontate, Michele Greco annonça à Girolamo Teresi que la Coupole avait décidé de désigner deux régents afin de s'occuper des affaires de la famille de Santa Maria di Gesù. Teresi ne fut nullement étonné d'apprendre leurs noms, c'étaient ceux des traîtres présumés, deux membres influents de la famille de Santa Maria di Gesù, Giovan Battista Pullarà et Pietro Lo Jacomo. La tradition de Cosa nostra aurait voulu qu'ils n'aient qu'un seul et unique but désormais: venger coûte que coûte leur chef. Jamais ils n'auraient dû accepter d'être régents avant que l'affaire soit close. C'est dire si leur nomination ressemblait fort à des aveux de félonie. Tel était en tout cas l'avis des anciens amis du prince de Villagrazia, à commencer par Girolamo Teresi. Celui-ci commit alors une erreur dont il ne mesura pas immédiatement la portée: il rencontra Salvatore Inzerillo, unique représentant de l'opposition aux Corléonais au sein de la Coupole depuis la mort de son comparse. Les deux hommes avaient pris soin d'être le plus discrets possible. Pas question de s'afficher dans un lieu public et encore moins dans l’une des villas qui leur servait de refuge. Quand les Corléonais ne les surveillaient pas, la police s'en chargeait sûrement. Depuis la mort de Bontate, les sbires étaient nerveux et n'hésitaient pas à embarquer tout ce qui pouvait ressembler de près ou de loin à un attroupement de mafieux. Teresi et Inzerillo convinrent donc de se voir chez un ami ferrailleur qui, par une étrange coïncidence, se trouvait avoir ses entrepôts viale Regione Siciliana, non loin du lieu de l'exécution de Bontate, juste en face d'un bar nommé Baby LunaL'histoire ne retiendra pas ce que les deux hommes se dirent; nul doute qu'ils échangèrent leurs soupçons quant à l'identité des assassins du Faucon, en les agrémentant de quelques réflexions fort désagréables à l'égard des Corléonais et de Michele Greco. Plus que par le contenu de leur entretien, la rencontre vaut surtout par ce qui s'ensuivit. Mi-mai 1981, Girolamo Teresi se rend à nouveau au Fondo Favarella afin de consulter le Pape sur son propre avenir et lui demander à nouveau des comptes sur la mort de Bontate. Pour une fois, Michele Greco fut étonnamment précis, quoiqu'un peu laconique. «Qu'avez-vous été faire chez le ferrailleur de la viale Regione Siciliana?» lui demanda perfidement le Pape avant d'ajouter: «J'ai appris que vous aviez vu Salvatore Inzerillo. Il vaudrait mieux à l'avenir éviter de trop le fréquenter. Croyez-moi, cela serait beaucoup mieux pour vous.» Stupéfait, Girolamo Teresi comprit alors que les hommes du Pape épiaient le moindre de ses déplacements. Il ne réalisa pas immédiatement que Michele Greco venait d'abattre son jeu en lui indiquant, à demi-mot, quelle allait être la prochaine manœuvre des Corléonais et de leurs alliés.

Mafia Buscetta Mafia Buscetta
Michele Greco a été arrêté le 20 février 1986 et a rejoint les centaines d’accusés du maxi-procès de Palerme. Condamné à vie en 1987, puis libéré en appel en 1991, le Pape a été réarrêté en 1992 et remis derrière les barreaux pour purger sa peine à perpétuité pour avoir ordonné de nombreux meurtres, dont l’assassinat en 1982 du principal combattant antimafia italien, le général Carlo Alberto Dalla Chiesa, et de sa femme. Il décède en prison en février 2008 sans jamais avouer ses crimes ni sa position dans Cosa nostra.  © Keystone / AP / Alessandro Fucarini

Sans être l'une des artères les plus vivantes du Palerme by night, la via della Libertà, avec ses boutiques de luxe, ses cafés bon chic bon genre et ses restaurants pour cadres supérieurs n'en est pas moins relativement animée jusqu'à une heure avancée de la nuit. Le 10 mai 1981, la douceur de l'air aidant, quelques dizaines de Palermitains déambulaient ainsi sur cette artère que l'on compare abusivement à d'autres Champs-Elysées plus animés. Peu après vingt-trois heures, un jeune homme d'une vingtaine d'années, mesurant un mètre septante-cinq selon les premiers témoignages, descendit d'une voiture claire, une Talbot ou une Golf – les déclarations divergent sur ce point – qui s'était arrêtée via Bettino Ricasoli à quelques dizaines de mètres de la via della Libertà. Il tenait dans la main droite un objet d'environ nonante centimètres de long, entouré de papier journal et qui devait peser à peu près cinq kilos. Calmement, l’individu remonta la rue pour s'arrêter face à la bijouterie Contino, située à l'angle de la via della Libertà. Sans un regard pour les passants, il pointa le paquet vers l’une des vitrines blindées qui protégeait des bijoux, pour la plupart de la marque Cartier. On entendit quelques cliquetis métalliques. Puis il y eut une succession de brefs crépitements accompagnés d'éclairs, tandis que la vitrine blindée se couvrait d'impacts. A n'en point douter, le sans-gêne était en train de vider le chargeur d'une arme automatique contre la vitrine du magasin. Dans quel but? Mystère. Après avoir tiré force rafales, il s'arrêta, inspecta son travail avant de se remettre à l'œuvre. Au moment où il tirait une seconde rafale, il vit accourir deux vigiles qui avaient déjà sorti leur pistolet de service. Le jeune homme braqua son arme vers eux et ouvrit le feu. Après une brève fusillade qui ne fit aucun blessé, les deux parties en présence ayant rivalisé de maladresse, le tireur décida qu'il était grand temps de battre en retraite et disparut plus précipitamment qu'il n'était venu. Palerme a beau être une ville insensée, le lendemain la presse locale ne se posa pas moins une série de questions fort rationnelles. Parmi celles-ci, qu'est-ce donc qui pouvait pousser un jeune homme à user d’une arme automatique d'abord contre une bijouterie, puis contre deux policiers privés? Ce n'était certes pas l'appât du gain, puisque pour endommagée qu'ait pu être la vitrine, le mystérieux tireur n'avait manifesté aucune intention d'en rafler le contenu. Alors quoi? Les douilles ramassées sur place par les détectives allaient les éclairer quelque temps plus tard. Elles portaient la même inscription que celles découvertes près du cadavre de Stefano Bontate, 711-74. Elles aussi provenaient, à n'en point douter, d'une kalachnikov. En mitraillant le magasin, le mystérieux tireur n'avait à l'évidence d'autre objectif que de tester les capacités de son arme face à un blindage épais de plusieurs centimètres. L'essai fut-il concluant? L'histoire n'allait pas tarder à le révéler.

On peut penser à juste titre que Salvatore Inzerillo ignorait tout du mitraillage de la bijouterie Contino quand il sortit de chez lui quelques heures plus tard, au matin du 11 mai 1981. Le journal de l'après-midi n'était pas encore paru et la nouvelle n'était pas de celles qui faisaient l'objet d'un bulletin d'information à la radio. Salvatore Inzerillo n'avait en tout cas pas bouleversé ses projets: il profitait d’un rendez-vous galant avec une gente dame, dont nous tairons le nom, mais pas l'adresse: 50, via Filippo Brunelleschi à Palerme. S'il se sentait menacé – il ne se déplaçait plus qu'en voiture blindée, son Alfetta 2000 blanche immatriculée à Palerme –, Inzerillo était toutefois convaincu d'avoir pour le moment plus de raisons de vivre que de mourir. Dans son esprit, ses adversaires, les Corléonais, souhaitaient le voir finir de manière aussi violente et prématurée que son compère Stefano Bontate. Mais il pensait bénéficier d'une sorte d'«assurance sur la vie». Le représentant des Corléonais au sein de la Coupole, Toto Riina, ne lui avait-il pas confié, avant que les choses ne se gâtent, cinquante kilos d'héroïne à destination des Etats-Unis. Salvatore Inzerillo était un proche parent de la famille Gambino, fleuron de la Cosa nostra new-yorkaise; il était donc bien placé pour écouler une telle marchandise sur le marché américain. Cinquante kilos d'héroïne, cela représentait à peu près quatre millions de dollars. Tant qu'il n'aurait pas donné l'argent à Riina, Inzerillo se pensait à l'abri. Jamais personne ne serait prêt à perdre une telle somme en échange d'une vie humaine. Il se trompait. La haine que lui vouaient les Corléonais n'avait pas de prix. Ses ennemis étaient prêts à tout pour l'éliminer, même à renoncer à l'équivalent de la production hebdomadaire d'un de leurs laboratoires d'héroïne. C'était bien pour Salvatore Inzerillo que l'on avait essayé la kalachnikov contre la vitrine blindée de la bijouterie Contino. La police palermitaine découvrit son cadavre encore chaud le 11 mai 1981 vers 12 h 30. Le chef de la famille de Passo di Rigano gisait sur le dos, au pied de sa voiture blindée qu'il n'avait pas eu le temps d'ouvrir, dans la cour intérieure du 50, via Filippo Brunelleschi, de galante mémoire. Entre le cadavre et la voiture, un porte-clefs et un blouson renfermant un revolver de type Smith & Wesson, calibre 357. Magnum au numéro de matricule non limé (83K902) avec, dans le barillet, six cartouches intactes. Dans l’une des poches du mort, six autres projectiles du même type. Tout autour du cadavre, on pouvait dénombrer trois munitions de calibre 12 destinées à garnir un fusil de chasse, deux douilles de cartouches tirées par ledit fusil de chasse, des dizaines de petits plombs résultant d'un tel tir, trois cylindres et deux balles provenant d'une arme automatique de calibre 7,62. Non loin du lieu du crime, dans la fourgonnette Renault volée qui servit de stand de tir aux assassins, la police retrouva, au milieu des débris du pare-brise arrière, une autre quinzaine de douilles de 7,62 portant l'inscription 711-74, signature incontestable des amis palermitains de la kalachnikov.

Salvatore Inzerillo, parent de la puissante famille new-yorkaise des Gambino, a été tué par les Corléonais qui voulaient mettre la main sur son lucratif commerce de drogue avec les Etats-Unis (en italien). © italiamistero.it

Girolamo Teresi eut incontestablement beaucoup de chance. L'ancien second de Bontate était censé rencontrer Salvatore Inzerillo juste après son interlude amoureux. Teresi se trouvait en fait à quelques dizaines de mètres à peine du numéro 50 de la via Filippo Brunelleschi quand il entendit le crépitement des premières rafales. Il comprit en une fraction de seconde que son rendez-vous venait d'être annulé et remis ad vitam aeternam, mais surtout que s'il voulait rester en vie, il avait tout intérêt à quitter le quartier le plus vite possible et à se faire oublier quelque temps. Teresi respecta une période de deuil d'environ une dizaine de jours, limitant ses déplacements, ne circulant qu'en voiture blindée et toujours armé, et ne rencontrant que des gens de sa famille en qui il avait une totale confiance. Mais il savait que tôt ou tard, il lui faudrait affronter ses nouveaux chefs, Giovan Battista Pullarà et Pietro Lo Jacomo, ceux-là mêmes qu'il soupçonnait d'avoir trempé dans la mort de son chef bien-aimé, Stefano Bontate. Le 26 mai 1981 au matin, c'est un Girolamo Teresi étrangement solennel qui embrassa ses enfants et son épouse avant de quitter la demeure familiale. «J'ai rendez-vous avec des amis», aurait-il dit à sa femme en présence d'un témoin qui jurera par la suite l'avoir entendu ajouter: «Tout se passera bien. Au cas où je ne reviendrais pas, prends bien soin des enfants.» Il quitta son domicile palermitain pour se rendre directement à sa maison de campagne, située au milieu des agrumes d'un territoire dont le nom sonne comme un hymne à la trahison, Falsomiele, faux miel. C'est là qu'il avait donné rendez-vous à cinq autres hommes d'honneur de la famille de Santa Maria di Gesù, qui constituaient la dernière poignée de fidèles de Stefano Bontate.
– Nos nouveaux chefs Giovan Battista Pullarà et Pietro Lo Jacomo veulent nous voir, leur annonça Girolamo Teresi. On est convoqués tous les six afin de régler diverses affaires de la famille. Il va redistribuer le pouvoir afin de reprendre nos activités traditionnelles.

Inutile de dire que cette convocation était loin de faire l'unanimité dans l'assistance. «C'est un piège», soutint Salvatore Contorno, le Coriolan de la Forêt qui savait combien grande pouvait être la duplicité de certains hommes d'honneur. «Ils vont nous massacrer.» Emanuele D'Agostino, l'un des tueurs chevronnés de la cosca Santa Maria di Gesù, était lui aussi de cet avis. «Pas question de se rendre à cette convocation», insista-t-il. «J'ai des garanties, affirma Teresi. La rencontre n'aura pas lieu n'importe où. Elle doit se passer dans un endroit choisi par Antonino Sorci (dit «Nino U’Riccu», Nino l'Oursin, chef de la famille de Villagrazia), un ami intime de Stefano Bontate.» L'argument laissa de marbre Salvatore Contorno et Emanuele D'Agostino. Rien ni personne n'aurait pu leur faire changer d'avis, pas même le pape, le vrai, celui du Vatican s'entend. Contorno et D'Agostino saluèrent donc Girolamo Teresi et les trois acolytes qui avaient décidé de se joindre à lui. A savoir: Giuseppe Di Franco, ancien garde du corps du prince de Villagrazia, et les frères Angelo et Salvatore Federico, deux petits industriels directeurs de l’entreprise de revêtements plastiques Edilplast, qui travaillaient en étroite collaboration avec les différentes sociétés de la famille Bontate. Contorno et D'Agostino accompagnèrent leurs compères jusqu'à la petite Autobianchi A 112 qui allait les conduire à leur destin. C'était la dernière fois qu'ils les voyaient. Le soir même, les proches des quatre hommes ne les voyant pas rentrer comprirent sans autre explication quel avait été leur sort et adoptèrent un deuil de rigueur. Les femmes s'habillèrent de noir, pour s'enfermer en larmes dans leurs demeures obscurcies, entourées de leur famille au grand complet. Des quatre hommes, on ne retrouva que les voitures, garées en différents endroits de la ville. Mais point de cadavres. La tradition orale veut qu'ils aient été supprimés tous quatre en même temps alors qu'ils étaient à peine arrivés au rendez-vous fixé par les nouveaux chefs de la famille de Santa Maria di Gesù. L'histoire ne dit pas de quelle nature étaient les armes employées pour les supprimer. En de pareilles circonstances, les bourreaux de Cosa nostra répugnaient généralement à faire usage de leurs armes à feu; ils préféraient rassurer leurs victimes avant de les empoisonner collectivement lors d'un repas ou d'une quelconque beuverie. Quand un interrogatoire s'avérait nécessaire, ils immobilisaient les suppliciés pour mieux les torturer avant de les étrangler. De même ignore-t-on si les quatre cadavres furent dissous dans quelque acide, ou tout bonnement lestés et balancés au fond de la baie de Palerme.

Loin, très loin de la cité millénaire, dans une ferme des environs de Sao Paulo, Tommaso Buscetta suivait pratiquement heure par heure l'évolution de la situation en Sicile. Pour se tenir informé, il n'avait pas recours aux quotidiens nationaux italiens, qui arrivaient avec parfois une semaine de retard. Quelques coups de téléphone intercontinentaux suffisaient à lui donner une idée générale. Pour les détails, il n'avait qu'à s'adresser à une vieille connaissance, Antonio Salamone, un Palermitain immigré de vieille souche, constructeur immobilier installé depuis l’attentat de Ciaculli en 1963 à Sao Paulo, qui avait récemment obtenu la nationalité brésilienne. Secrétaire de la Coupole depuis 1977, Antonio Salamone était aussi le chef de la famille qui prenait ses racines dans la bourgade de San Giuseppe Jato, située non loin de Palerme. C'est dire si rien de ce qui se passait à des milliers de kilomètres du Brésil ne lui était étranger. Salamone et Buscetta se fréquentaient de longue date. Comme dans la chanson, ils s'étaient connus à Palerme en 1950, ils s'étaient reconnus à New York, ils s'étaient perdus de vue dix ans plus tard à la prison d'Ucciardone, puis ils s'étaient revus à Palerme. Au Brésil, chacun était reparti dans le tourbillon de la vie. L'annonce de la mort de Stefano Bontate, puis de celle de Salvatore Inzerillo, dont ils étaient tous deux les amis, les rapprocha de nouveau. D'autant que l'un comme l'autre partageaient les terribles secrets des parrains défunts. Salamone et Buscetta savaient par exemple que feu leurs amis avaient un instant caressé l'idée de supprimer en pleine réunion de la Coupole le représentant des Corléonais, Toto Riina. Autant dire qu'ils suivaient avec inquiétude l'évolution du massacre palermitain. Salamone avait une autre bonne raison d'être préoccupé. En tant que secrétaire de la Coupole, il aurait dû être averti au préalable du sort réservé à ses deux collègues Inzerillo et Bontate. S'il ne se formalisa pas outre mesure de cette entorse au règlement, il s’inquiéta de n'avoir pas été convoqué à Ciaculli après le double assassinat. C'est pourquoi, sortant de sa tanière brésilienne, il se rendit à Palerme avec la ferme intention d'obtenir une audience «papale». De retour à Rio, il s'empressa de faire son rapport à son compère Tommaso Buscetta, qui avait abandonné sa fazenda de Sao Paulo toutes affaires cessantes. Les nouvelles de Palerme n'étaient pas bonnes.
– Michele Greco sait tout, lui dit Salamone. Il sait que Bontate et Inzerillo avaient l'intention d'assassiner Salvatore Riina.

Mafia Dell'Utri Mafia Dell'Utri
Le 12 décembre 2000, le musée antimafia de Corleone a été inauguré dans le cadre d’une conférence des Nations Unies sur le crime organisé à Palerme. On peut y voir les reproductions en noir et blanc des photos de Salvatore «Toto» Riina, natif de Corleone, peu après son arrestation à Palerme, le 15 janvier 1993 (à gauche) et des procureurs Paolo Borsellino et Giovanni Falcone en 1987, cinq ans avant qu’ils ne soient tués par la mafia dans des attentats à l’explosif (à droite).  © Keystone / AP / Corrado Giambalvo

A l'évidence, le Pape ne devait même pas se douter que Bontate avait mis Salamone au courant de ses intentions homicides, sinon il n'aurait jamais laissé ce dernier repartir vivant.
– Comment l'a-t-il appris?

Antonio Salamone lança un nom: «Emanuele D'Agostino.» Après la mort d'Inzerillo et la disparition de Teresi ainsi que des trois autres, D'Agostino, craignant pour sa vie, avait en effet trouvé refuge chez son ami intime Rosario Riccobono, chef de la famille de Partanna-Mondello. Ne se méfiant pas, il lui révéla le complot ourdi par Bontate avant sa mort. Sans doute par peur autant que par calcul, Rosario Riccobono ne se priva pas d'en référer à Michele Greco. Inutile de dire que les Corléonais et leurs alliés jubilaient: ils avaient enfin une raison avouable, quoiqu'un peu tardive, pour justifier l'assassinat des deux secrétaires de la Coupole.
– Et D'Agostino? Qu'est-il devenu?
– D'Agostino! reprit Salamone, il fut supprimé par Rosario Riccobono qui entendait prouver ainsi sa loyauté envers les Corléonais. Riccobono réserva le même traitement au fils d'Emanuele D'Agostino. Il attira le jeune homme dans un guet-apens après lui avoir demandé d'aller porter du linge propre à son père.

Puis, faisant allusion à la sagesse de D'Agostino qui avait su une première fois éviter la mort en ne suivant pas Teresi et ses amis au rendez-vous fixé par leur nouveau chef, Antonio Salamone ajouta:
– D'Agostino a eu l'intelligence de ne pas faire confiance à Pietro Lo Jacomo, mais il a fait la bêtise de se fier à Rosario Riccobono. Requiescat in pace.

De retour à Sao Paulo, Tommaso Buscetta essaya d'en savoir davantage sur la situation à Palerme. Il lui fallait parler à quelqu'un en qui il pouvait avoir confiance. Mais qui? La plupart de ses proches étaient en fuite quand ils n'étaient pas morts. A tout hasard, il composa le numéro de téléphone de cet ami intime de Salvatore Inzerillo, le beau-frère de Nino Salvo le Gabelou, l'ingegnere Lo Presti, chez qui il avait dîné une fois.
– Pronto! dit Tommaso Buscetta. Je voudrais parler à l'ingegnere.
– Il n'est pas là, lui répondit une voix féminine, à n'en point douter celle de l'épouse de Lo Presti.
– Signora, reprit Buscetta, ici c'est le signor Roberto. Vous vous souvenez, nous avons dîné un soir ensemble.
– Ah! oui, je vois. Comment allez-vous?
– Bien, bien! Dites à votre mari que je suis au Brésil et que je le rappellerai ce soir, dites-lui d'attendre mon coup de fil, c'est très important.

Quelques heures plus tard, le boss des deux mondes composait de nouveau le 29.31.81 précédé de l'indicatif de l'Italie (39) et de celui de Palerme (91). L'ingegnere décrocha immédiatement le combiné:
– Ah! c'est vous... Je vous attendais...
– Que s'est-il passé? demanda Buscetta, faisant allusion à l'assassinat de leur connaissance commune, Salvatore Inzerillo.
– Trop de jalousies..., lâcha Lo Presti… (silence) Trop de trahisons... Trop de choses obscures…
– Dites-moi, hésita Buscetta, vous savez où est le frère du mort? Je voudrais rentrer en contact avec lui.

Tommaso Buscetta voulait parler de Santino Inzerillo qu'il avait l'intention de rencontrer, afin de l'empêcher de commettre des bêtises, dira-t-il par la suite.
– Je ne sais pas où il est. Il est en vie.
– Et Nino? demanda Buscetta, après un long silence, évoquant cette fois le tout-puissant Gabelou, Nino Salvo. Il sait quelque chose?
– Nino a disparu, lança Lo Presti.

Après un silence intercontinental, l'ingegnere reprit, hésitant:
– Si vous pensez venir... nous... organisons la chose.

Buscetta comprit à demi-mot ce que Lo Presti essayait de lui dire: le «nous» qui se proposait d'organiser son séjour n'était autre que le très hospitalier Nino Salvo. Mais Don Masino n'avait aucune envie de rentrer au pays, et surtout pas dans un moment pareil. Il préférait faire comme le sage Nino qui, après avoir décommandé le mariage de son fils, s'expatria le temps d'une longue croisière dans les îles grecques dans l'espoir d'oublier Palerme. Alors, Tommaso Buscetta se barricada dans sa fazenda en souhaitant que les hommes de Cosa nostra effacent de leur mémoire jusqu'à son nom. Ceux qui avaient quitté la ville avaient agi sagement, car, avec l'arrivée de l'été et de ses chaudes journées empoisonnées par un violent sirocco originaire des déserts de Libye, la furie des hommes d'honneur sembla ne plus connaître de limites. C'était à croire que les plus excités tuaient comme ils respiraient. Rien ni personne n'était plus à l'abri. La «deuxième guerre de la mafia» avait commencé; un carnage qui allait se traduire par un millier d'assassinats.