Un, personne et cent mille Majorana (2/2)

© Mood Film
Image extraite du film d'Egidio Eronico, Nessuno mi troverà (2015). 

Dans la nuit du 26 ou peut-être celle du 27 mars 1938, le génie sicilien de la physique moderne Ettore Majorana disparaissait. La dramaturgie qu’il a écrite avant de se soustraire au monde semble l’œuvre d’un maître de la mise en scène. Lui qui se passionnait pour le théâtre – surtout pour celui de Pirandello et son Six personnages en quête d’auteur – aurait pu, à l’inverse, intituler ce qui s'est écrit à son éminent sujet, Six auteurs en quête d’un personnage.

  • Le personnage:
    Le physicien (Ettore Majorana)
  • Les auteurs:
    Le procureur (Pierfilippo Laviani), 
    Le professeur (Erasmo Recami), 
    Les historiens (Nadia Robotti et Francesco Guerra), 
    Le parent (Stefano Roncoroni), 
    L'écrivain (Leonardo Sciascia), 
    Le médecin (Giovanni Forte)

En 2012, Robotti et Guerra publient un autre document, qu’ils ont déniché dans la revue bimensuelle Le Missioni della Compagnia di Gèsu. Une lettre qui ne dément pas l’affirmation de Bernardini – à savoir que Majorana était toujours en vie en avril 1938 –, mais offre un éclairage différent. Le 22 septembre 1939, le Père Caselli écrit à Salvatore Majorana, le frère aîné du disparu: «Nous admirons sincèrement votre généreux geste pour le regretté Ettore Majorana. Le Seigneur soutient votre grande foi et votre affection pour le cher défunt.» L’expression «cher défunt» ne laisse aucun doute aux chercheurs – les meilleurs experts du cas qui nous occupe. La revue qu'administre le Père Caselli a bien publié le même mois une annonce indiquant qu’une bourse a été créée au nom d’Ettore Majorana. Salvatore a versé aux jésuites 20'000 lires à cet effet. D’autres indices s’accumulent, tendant à prouver une issue fatale survenue en 1939: «Le licenciement du "cher défunt" devient officiel à cette même époque, explique Francesco Guerra, alors que le décret de décembre 1938 lui retirant son poste n’avait pas été entériné... L’ordre d’éliminer son nom de la Rubrique de frontière, un catalogue qui recense les individus susceptibles de chercher à la franchir, est aussi donné en 1939. Et c’est cette année-là que sa photo n’apparaît plus sur le Bulletin de recherche - une publication quotidienne qui servait aux administrations (préfecture, carabiniers, police) pour s’informer mutuellement et mettre à jour le nombre de morts non identifiés, de disparus et de fugitifs capturés.» Les questions restent cependant les mêmes: les raisons du décès comme celles de sa fugue un an auparavant ne sont toujours pas élucidées. Jusque-là très rationnel, Francesco Guerra se fait plus littéraire: «Neuf chefs-d’œuvre apportés à la science, dit-il, et puis… sa disparition. C’est sa dixième symphonie!» Comme un autre génie, Beethoven? Guerra nous rappelle qu’Ettore n’aura publié de son vivant que neuf articles (ou symphonies). Le sociologue Yves Gingras a néanmoins démontré en 2013 que le nombre de publications scientifiques dans lesquelles le nom de Majorana apparaît est en croissance exponentielle depuis les années 70: les questions qu’il a soulevées dès les années 30 sont encore discutées de nos jours. Les chercheurs du CERN, à Genève, se demandent notamment si les particules de matière noire ne seraient pas les «particules de Majorana», les fermions décrits dès 1937 par le Sicilien (des particules qui seraient leurs propres antiparticules), qu’Enrico Fermi lui-même considérait comme l’égal de Newton ou de Galilée.

La lettre du Père Caselli, un cousin d’Ettore la connaissait. Pour le rencontrer, il faut quitter les briques oranges de la Sapienza et se rapprocher de celles, plus claires, du Palais Farnèse. Stefano Roncoroni habite non loin, dans un appartement spacieux où se sont accumulés ses souvenirs. Sur un mur du bureau où il reçoit à bientôt 78 ans, l’affiche du film Giallo alla regola (Un policier dans les règles) rappelle qu’il a été réalisateur de cinéma (son grand-père paternel, Carlo Roncoroni, est le fondateur de Cinecittà), mais aussi pour la télévision, à la RAI. Parmi tous les ouvrages qui remplissent les étagères de sa bibliothèque, deux sont de sa plume: l'un écrit après avoir retrouvé le manuscrit original de Roberto Rossellini, Roma, città aperta (Rome, ville ouverte sorti en 1945), l’autre publié à partir des notes de Giuseppe Majorana, l'un des oncles d'Ettore, et du carnet de son grand-père maternel, Oliviero Savini Nicci, qui n’est pas toujours tendre avec Ettore: «(…) mieux vaut avoir un fils neuneu qu’un génie fou.» L’affaire de son lointain parent, Stefano - sa grand-mère Elvira était l'une des soeurs de Fabio Majorana, père d'Ettore - la suit depuis longtemps. Dans les années 1970, déjà, il fait remarquer à l’écrivain sicilien Leonardo Sciascia que le personnage de Majorana évoque davantage Vitangelo Moscarda, le héros pirandellien d’Un, personne et cent mille, qui trace sa nouvelle vie sans se retourner, qu’un Mattia Pascal, qui revient, lui, sur ses pas après sa disparition. «Je sais, dit Stefano avec conviction, qu’Ettore est revenu de Palerme et qu’il a revu Antonio Carrelli (le directeur de l’Institut de physique à Naples, nda)» La personne à le lui avoir confié n’est autre que Salvatore, le frère aîné du disparu. Après être repassé par Naples, Ettore se serait réfugié au sud de Salerne, à Perdifumo, où Carrelli possédait une garçonnière. Auparavant, le fugitif aurait demandé sans succès à intégrer la communauté de l’église del Gesù Nuovo, mais le responsable du couvent lui aurait conseillé, vu son jeune âge, d’y repenser. «Je ne crois pas à une crise de mysticisme, à la théorie de Sciascia sur la bombe (il se serait suicidé parce qu’il prévoyait la création prochaine de la bombe atomique). Je sais en revanche qu’à ses frères, qui l’ont retrouvé, il a fait part d’une décision irrévocable: celle de ne pas rentrer», ajoute Stefano.

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