Mammo-business: un quart de siècle de désinformation (2/4)

© Julia Curty
Octobre rose, campagne de sensibilisation au cancer du sein.

Le dépistage du cancer du sein est bâti sur des bases scientifiques douteuses. Il s’est imposé grâce à l’action d’un lobby, qui a usé de moyens non moins douteux pour écarter toute contestation: menaces, ostracisme et dissimulations.

Les programmes suisses de dépistage du cancer du sein informent-ils correctement les femmes âgées entre 50 et 69 ans? Cette population cible est-elle bien instruite des risques qu’elle prend quand on l’invite à effectuer une mammographie tous les deux ans chez un radiologue agréé? Lui expose-t-on honnêtement les bénéfices et les risques de cette démarche? Lui donne-t-on les moyens de prendre une décision libre et éclairée?

Le deuxième volet de notre enquête sur le mammo-business montre que c’est loin d’être le cas. Les promoteurs du dépistage dans les cantons helvétiques ont surtout cherché à convaincre les femmes d’adhérer aux programmes «en évitant qu’elles puissent se poser beaucoup de questions», comme le relevait récemment Gianfranco Domenighetti, ancien professeur d’économie et de politique de la santé dans le Bulletin des médecins suisses.

Pour comprendre cette situation, il faut se pencher sur une affirmation martelée depuis des années aux participantes ciblées par les organismes de prévention: le dépistage organisé contribue à abaisser de 25% la mortalité par cancer du sein.

L’histoire de ce «25%» est suédoise. Elle remonte au milieu des années 1980. Le plus peuplé des pays nordiques est en effet le berceau des programmes actuels de dépistage par mammographie: quatre des neuf essais randomisés contrôlés menés sur cette mesure de prévention y ont été réalisés.

L’un d’eux s’est très vite imposé comme étant «la» preuve scientifique de l’efficacité de cette démarche. Il s’agissait de l’étude des Deux-Comtés conduite par le radiologue hongrois László Tabár – surnommé depuis «le père de la mammographie». Menée sur des populations féminines des comtés de Kopparberg et d’Östergötland, elle a consisté à comparer la mortalité par cancer du sein dans deux groupes de femmes: le premier s’est fait dépister et l’autre pas. Sa conclusion était spectaculaire: le dépistage permettait de réduire de 25% le nombre de décès par cancer du sein chez les femmes entre 50 et 69 ans.

Ces résultats ont tellement marqué les esprits, que, près de 30 ans après leur publication, c’est toujours à eux que les partisans du dépistage se réfèrent lorsqu’ils articulent leur fameux «25%». La parution en 1985 de cet essai dans la revue scientifique The Lancet a donné le coup d’envoi quasiment immédiat à de tels programmes de prévention dans de nombreux pays industrialisés. Cette rapidité extraordinaire est sans doute due au fait que l’étude de László Tabár avait bénéficié du soutien du Conseil national suédois de la santé. Quatre ans plus tard, le programme touchait 85% des Suédoises dans la tranche d’âge concernée (50 à 69 ans). La vague du dépistage a atteint les Etats-Unis et l’Australie à la même période. Le Royaume-Uni l’a introduit en 1988.

Or s’ils avaient fait le choix de s’appuyer uniquement sur les meilleures données médico-scientifiques, les experts de santé publique et décideurs auraient sans doute fait preuve de beaucoup plus de prudence, avant de lancer des programmes de dépistage à grande échelle. Notamment parce qu’en 1988 déjà, les résultats de l’étude des Deux-Comtés ont été contredits par ceux de l’étude de Malmö I. Qui montraient ni plus ni moins que le dépistage systématique n’avait pas d’impact sur la mortalité par cancer du sein.

A la fin des années 1980, les choses étaient donc très loin d’être claires. En Suède notamment, différents scientifiques avaient déjà repéré des insuffisances méthodologiques dans le travail de László Tabár. Mais comme l’a relevé Peter Gøtzsche, directeur du centre Nordic Cochrane (Danemark), le climat était déjà tellement favorable au dépistage, que «ceux qui critiquaient l’étude des Deux-Comtés ne le faisaient plus qu’en privé».

La marche victorieuse de la mammographie de dépistage partir de cette époque est due à l’idée, a priori totalement logique de «plus on détecte tôt un cancer, plus on a de chance de le soigner.» Elle doit beaucoup également à l’activisme de nombreux acteurs (radiologues, oncologues, spécialistes de la prévention, politiciens, experts qualité…), mais aussi au mouvement féministe, qui avait fait de la mammographie une de ses revendications en faveur de la santé des femmes, et à l’industrie pharmaceutique. En 1984, Zeneca (entre-temps devenue AstraZeneca) finançait le lancement de l’initiative Breast Cancer Awareness Month qui dédie, depuis lors, le mois d’octobre au cancer du sein («Octobre rose»).

A partir de là, critiquer le dépistage est devenu synonyme de point de vue misogyne et fossoyeur de l’égalité d’accès aux soins. «Il y a toujours des gens qui n’aiment pas la mammographie. Sans doute qu’ils n’aiment pas les femmes», résumait László Tabár dans une interview parue en 2007 dans le journal norvégien Verdens Gang.

Première victime de cette mainmise: le débat scientifique. Très vite, en effet, toute discussion sur la question est devenue impossible. Et jusqu’à aujourd’hui, les chercheurs, dont les travaux scientifiques ont remis en cause la validité des affirmations des promoteurs du dépistage, ont été soit complètement ignorés, soit l’objet d’attaques extrêmement violentes.

Un fait reste très largement inconnu: c’est en Suisse, plus précisément à l’Institut de médecine sociale et préventive (IUMSP) du CHUV, à Lausanne, que cette déferlante aurait pu être stoppée au début des années 1990. Son personnel dirigeant a été confronté avant tout le monde à la démonstration d’un problème majeur: le rapport bénéfice-risque défavorable du dépistage, dûment quantifié pour la première fois… en mars 1990.

A cette époque, Johannes Schmidt, jeune médecin inscrit comme thésard à l’IUMSP, publie son doctorat sous la forme d’un article dans la revue scientifique Journal of Clinical Epidemiology. Il s’y livre à une analyse épidémiologique rigoureuse des essais randomisés contrôlés publiés à l’époque, relevant notamment les faiblesses de la fameuse étude des Deux-Comtés. Surtout, Johannes Schmidt insiste sur un principe essentiel de santé publique: on ne peut pas évaluer une mesure de prévention comme le dépistage sans se poser la question des dommages qu’il est susceptible d’infliger aux participantes. En d’autres termes, la mesure n’en vaut la peine que si son rapport bénéfice-risque penche résolument du côté du bénéfice.

Or, avec le dépistage, relève Johannes Schmidt, ce n’est pas le cas. En raison des «cancers en excès», ou «surdiagnostics», qu’il produit. Comprenez: des tumeurs de petite taille découvertes lors d’une mammographie, qui n’évoluent pas ou très lentement. Elles sont étiquetées comme «cancer» lors d’une biopsie, alors qu’elles n’auraient jamais mis la vie de la patiente en danger. Pour cette dernière, leur mise en évidence entraînera des traitements risqués, toxiques, mutilants et inutiles, donnant paradoxalement l’illusion d’une guérison.

Pour les femmes concernées, les conséquences sont très concrètes: chirurgie du sein ou mastectomie, rayons, chimiothérapie. Pour rien. Le surdiagnostic est donc un problème extrêmement sérieux en raison de ses conséquences, mais aussi de son potentiel de nuisance. Car le taux de femmes porteuses de tumeurs qui ne mettront jamais leur vie en danger est très important. Les auteurs d’une étude publiée en 1987 avaient autopsié des femmes de 40 à 50 ans décédées accidentellement qui ne portaient pas de diagnostic de cancer du sein. Chez près de 20% d’entre elles, ils avaient trouvé un carcinome in situ, soit une petite tumeur qui n’avait pas infiltré les tissus environnants. En 2004, deux auteurs estimaient même dans Nature que ce taux atteignait en réalité 30%. Leur conclusion: «Nombre d’entre nous sont porteurs de petites tumeurs sans le savoir».

Johannes Schmidt est le premier à documenter et à quantifier cette situation de manière aussi précise et étayée: pour une femme qui se fait dépister, la probabilité d’être surdiagnostiquée est dix fois plus élevée que celle de ne pas mourir d’un cancer du sein. Autrement dit, elle a dix fois plus de risques d’être déclarée cancéreuse à tort. Ou encore: pour épargner à une seule femme un décès par cancer du sein, il faudra en mutiler et en traiter inutilement dix. Sa conclusion est sans appel: «Recommander le dépistage de masse du cancer du sein pourrait être une erreur».

Vidéo du groupe Humanis, spécialisé dans la protection sociale, abordant le thème du cancer du sein.

«Felix Gutzwiller (actuel conseiller aux Etats zurichois PLR ndlr), qui dirigeait alors l’IUMSP, devait au départ être mon directeur de thèse, se souvient Johannes Schmidt. Il est parti en 1988 à Zurich. Du coup, le flambeau a été passé à Fred Paccaud, lorsque ce dernier a repris la direction de l’IUMSP. Direction qu’il assume toujours aujourd’hui. Fred Paccaud m’a félicité pour la qualité scientifique de mon travail, et dit qu’il n’avait aucun ajout ni aucune rectification à y apporter, étant donné le niveau de la revue dans laquelle l’article avait été publié.»

En mars 1990, l’IUMSP a donc entre les mains une recherche publiée dans une revue réputée. Sa qualité, manifestement, est bonne, puisque le maître de thèse n’y modifie rien. Et pour couronner le tout, elle pose une question qui devrait être au cœur des préoccupations d’une institution comme l’IUMSP. Dans ce contexte, on aurait pu s’attendre à ce que l’institut (dirigé qui plus est par le maître de thèse concerné) saisisse l’occasion pour lancer une réflexion globale sur le bien-fondé du dépistage et ouvrir le débat en Suisse et dans le monde.

Mais rien de tout cela. Au contraire, la thèse de Johannes Schmidt disparaît dans les archives de l’IUMSP. Et en décembre de la même année, Fred Paccaud crée avec deux autres professeurs la Fondation vaudoise pour le dépistage du cancer du sein (FDCS). En 1993, la FDCS propose un programme pilote pour «vérifier l’intérêt médical de ce dépistage ainsi que son acceptabilité dans le contexte culturel, social du canton». En 1999, celui-ci est étendu à l’ensemble du canton de Vaud, «les résultats du programme pilote ayant confirmé l’efficacité et l’acceptabilité de ses principes organisationnels».

Johannes Schmidt est «stupéfait» lorsqu’il apprend la nouvelle: «J’ai réalisé que les grandes figures de la médecine préventive dans notre pays ne cherchaient pas à travailler de manière aussi rigoureuse et scientifique que possible, mais à se mettre en scène comme des représentants politiques de leur discipline. Pour le jeune médecin que j’étais à l’époque, c’était une volte-face complètement inattendue.»

Aujourd’hui, Fred Paccaud dit ne pas se souvenir de la conversation qu’il aurait eue avec Johannes Schmidt sur sa thèse, il y a 24 ans. Il considère l’article de ce dernier comme un «papier raisonnable, publié dans un journal à revue de pairs, et qualifiant pour une thèse de médecine», mais estime qu’il ne faut pas en exagérer «l’importance et la résonance». A ses yeux, il s’inscrit «dans une tradition de contestation du dépistage et de la prévention en général» et «ne produit pas de nouvelles données, mais réinterprète l’analyse de données produites par d’autres». Fred Paccaud note encore que «le point de vue de Schmidt a été contredit par de nombreux articles, y compris le «rebuttal» (réfutation) qui suit immédiatement son papier dans la même livraison du journal». Il dit d’ailleurs «s’associer aux arguments» développés dans ce «dissent» (expression d’une différence d’opinion ndlr).

Ces objections sont surprenantes: Johannes Schmidt n’a jamais affirmé révéler de nouvelles données, mais analyser celles disponibles. Quant au «rebuttal», il lui a répondu – d’ailleurs, si Fred Paccaud avait les mêmes critiques à lui adresser, il aurait pu le faire directement, au moment de la publication de l’article. Apparemment, il ne l’a pas fait. Enfin, si l’orientation de Johannes Schmidt a «influencé» son interprétation des données, que dire de l’engagement précoce du directeur de l’IUMSP en faveur du dépistage? Ne pourrait-il pas, lui aussi, avoir eu une influence analogue?

Mais surtout, Fred Paccaud omet de relever un fait très important: le calcul réalisé par Johannes Schmidt a été confirmé 16 ans plus tard dans le cadre d’une revue Cochrane menée par Peter Gøtzsche et Margrethe Nielsen. Ces experts sont arrivés exactement à la même conclusion: pour une femme qui se fait dépister, la probabilité d’être surdiagnostiquée est dix fois plus élevée que celle de ne pas mourir d’un cancer du sein. Peter Gøtzsche a d’ailleurs salué la précision des résultats avancés à l’époque par Johannes Schmidt.

Le problème semble donc moins lié au «manque de résonance» de cette publication (dans lequel la direction de l’IUMSP a au moins une part de responsabilité), qu’au fait qu’en 1990, en Suisse aussi, les ténors de la santé publique faisaient comme si le débat scientifique était clos. Et que la seule question à régler était celle des modalités. «Dans la situation qui prévalait alors (et qui prévaut encore), il ne s’agit pas de choisir entre "dépistage" et "pas de dépistage", mais entre "dépistage libéral" et "dépistage organisé". En effet, la demande de la population pour un diagnostic précoce est (et restera) forte», écrit encore Fred Paccaud. Cette demande forte et durable explique la décision prise dans quelques cantons suisses et dans la plupart des pays ouest-européens: un dépistage organisé est une réponse optimisée à la demande de diagnostic précoce. Ne pas installer un dépistage organisé encourage un dépistage strictement libéral, c’est-à-dire un dépistage "à la demande", sans ciblage d’une tranche d’âge, sans double ou triple lecture, sans monitorage, sans réorganisation des filières de soins et, finalement, un dépistage moins efficace et moins efficient.»

Là encore, lorsqu’il évoque cette période, Fred Paccaud omet de mentionner qu’entre 1990 à 2000, les signaux indiquant que le dépistage ne tient pas ses promesses se multiplient.

Enfin, depuis quand une «demande» dans la population suffit-elle pour instaurer un programme de santé publique? La question se pose d’autant plus quand la «force» et le caractère «durable» de cette «demande» sont stimulés en amont par toute une série d’acteurs, dans les proportions où l’a été le dépistage du cancer du sein, dès les années 1980. Gianfranco Domenighetti n’hésite pas à parler de «propagande» et de «lavage de cerveau».

Cette stimulation a d’ailleurs été telle, que l’on n’a pas hésité à passer outre la notion de consentement libre et éclairé. Autrement dit, les femmes ne recevaient pas une information qui leur permettait de prendre leur décision de se faire dépister ou non en toute connaissance de cause. Et, manifestement, les responsables des programmes en étaient conscients.

Jean-Pierre de Landtsheer, qui avait dirigé le tout premier programme pilote suisse, l’a admis en novembre 2002, lors d’un forum organisé par la Fondation Jeantet à Genève. Une question lui a été posée à cette occasion: l’information donnée par les brochures qui invitent au dépistage est-elle complète? Jean-Pierre de Landtsheer a répondu par la négative. Il s’est ensuite justifié en arguant qu’il n’était «pas sain» d’attendre des gens qui invitent au dépistage «d’être aussi ceux qui vont faire une information complète». Pas sain?

Lorsqu’on lui a demandé si les participantes aux programmes de dépistage faisaient un choix «tout à fait éclairé», Jean-Pierre de Landtsheer a répondu: «Non, je n’oserais pas dire ça». Avant d’ajouter: «Mais vous savez, il y a tellement peu de gens qui font des choix éclairés».

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La tour Eiffel s'illumine aux couleurs de la lutte contre le cancer du sein, durant l'octobre rose. © Yann Caradec

Combien de femmes, en 2002, savaient que ceux qui leur recommandaient d’aller se faire dépister estimaient qu’il n’était «pas sain» qu’elles attendent d’eux une information complète? Sans doute bien peu. Le consentement libre et éclairé du patient est pourtant un droit inscrit dans la loi. Le médecin a le devoir de l’informer des avantages de la mesure qu’il lui propose, mais aussi des alternatives et des risques. Les propos de Jean-Pierre de Landtsheer posent question: il est très surprenant, pour ne pas dire choquant, d’entendre un médecin parler en des termes aussi désinvoltes du choix libre et éclairé.

A l’époque, Jean-Pierre de Landtsheer estimait donc que ce n’était pas aux programmes cantonaux d’informer correctement les femmes. Il admettait néanmoins qu’une telle «information complète devait exister» et suggérait que la Ligue suisse contre le cancer s’en charge. Cette dernière a-t-elle fait mieux? Là encore, la réponse est non. Sa brochure de 2005 évoque bien le surdiagnostic et la surmédicalisation qu’il entraîne. Mais comme un mal nécessaire, qui ne remet nullement en cause les bénéfices du dépistage. Au contraire, la Ligue présente le problème en une simple expression de la «prudence» du corps médical. De sa diligence et de sa compétence, en somme. «Un certain nombre de lésions cancéreuses découvertes à un stade très précoce […] ne vont pas évoluer vers un cancer invasif, peut-on lire dans cette publication. Le problème avec ces tumeurs, c’est que l’on n’est pas encore capable de prévoir lesquelles vont se propager et produire des métastases. […] Le corps médical opte pour la prudence et agit comme si toutes les tumeurs allaient devenir invasives».

La Ligue suisse contre le cancer ne fournit aucun chiffre concernant ce risque. Elle continue d’affirmer sans ciller: «Pour les experts chargés d’évaluer cet examen, il est scientifiquement prouvé qu’en invitant systématiquement les femmes de 50 à 69 ans à se soumettre à une mammographie, on obtient une baisse de la mortalité par cancer du sein dans la population. La baisse constatée varie entre 20% et 35%, en fonction du nombre de femmes qui ont participé au programme.» La Ligue enfonce encore le clou en 2006 dans une feuille d’information. On y apprend notamment que les arguments des opposants à l’introduction du dépistage relèvent de «considérations politiques et financières, ainsi que de convictions médicales», sous-entendant que les promoteurs du dépistage, eux, s’appuient sur des faits scientifiquement démontrés.

Ces propos reflètent bien l’état de la prévention du cancer du sein pendant la décennie 2000-2010: les publications critiques sont écartées sous prétexte qu’elles sont purement «biostatistiques». A des analyses relevant du meilleur niveau de preuve, on préfère des «consensus d’experts», qui représentent le plus mauvais niveau de preuve. «Les professionnels de santé et tous les scientifiques qui s’étaient engagés en faveur du dépistage se sont sentis trahis par le résultat de la méta-analyse Cochrane de 2001, analyse Bernard Junod, épidémiologiste et fondateur du Registre vaudois des tumeurs. Ils s’en sont pris aux auteurs et leur ont opposé en 2002 un rapport d’experts, qui s’appuyait sur des données moins fiables pour justifier le dépistage par mammographie.»

Pourtant, depuis 2006 au plus tard, il est clair que l’affirmation, selon laquelle cette démarche permettrait de réduire de 25% la mortalité par cancer du sein chez les 50-69 ans, est intenable. Cette année-là, Peter Gøtzsche et Per-Henrik Zahl produisent en effet une étude, qui montre qu’il y a «incompatibilité» entre les résultats de l’étude des Deux-Comtés et les statistiques officielles suédoises. Autrement dit, les résultats produits par László Tabár, ceux-là mêmes qui avaient tout déclenché, sont faux. La méta-analyse Cochrane de 2001 avait déjà montré que l’essai du radiologue hongrois était l’un des moins fiables parmi tous les RCT menés sur le dépistage, en raison d’importants problèmes méthodologiques. Mais là, c’est la question de la manipulation, voire de la fraude qui est ouverte.

L’European Journal of Cancer (EJC) accepte pour publication l’article de Peter Gøtzsche et Per-Henrik Zahl. Peter Dean, radiologue, co-auteur avec László Tabár d’un atlas sur la mammographie, intervient alors pour faire censurer l’article. Il arrive à ses fins: le rédacteur en chef de l’EJC retire la publication, alors que celle-ci avait déjà été mise en ligne un peu plus tôt. Du jamais vu dans l’histoire de la publication scientifique.

Cet épisode de 2006, lors duquel intrigues, campagnes de dénigrement, mensonges, menaces, intimidations, attaques personnelles ont été multipliés, Peter Gøtzsche l’a documenté minutieusement dans un ouvrage. Les comportements qu’il y décrit semblent indignes de grands spécialistes. A la question de savoir comment pareille dérive est possible, le Danois avoue aujourd’hui n’avoir toujours pas trouvé d’explication. Et juger «tout cela effrayant». «Je ne comprends pas non plus, dit-il, que tant de gens se contentent de hausser les épaules lorsqu’ils apprennent que des scientifiques ont commis des fautes graves et ont trahi la confiance que la société a placée en eux – que ce soit pour la gloire, l’argent ou pour obtenir des fonds de recherche.»

Quelques mois plus tard, son article a été finalement publié dans la revue Danish Medical Bulletin. La revue The Lancet a signalé cette publication, en rappelant qu’un article accepté par un comité de lecture et mis en ligne a bel et bien été publié, et que même lorsqu’un tel article est «rétracté», son texte devrait rester à disposition de la communauté scientifique. En fait, László Tabár aurait pu clarifier ses soupçons en renseignant les auteurs de méta-analyses, ou encore en faisant auditer son essai. Mais il a toujours refusé de le faire. Ce n’est pas tout: le radiologue hongrois s’est aussi rendu coupable de comportements scientifiques incorrects (lire l’encadré à la fin de l’article).

En dépit de cette publication de 2006, le fameux «25% de réduction de la mortalité par cancer du sein» issu de l’étude des Deux-Comtés est maintenu encore pendant plus de sept ans dans le matériel d’information remis aux femmes par swiss cancer screening (Fédération suisse des programmes de dépistage du cancer du sein). La FDCS va même jusqu’à affirmer dans sa propre brochure en 2009 qu’«une baisse de 35% de la mortalité due au cancer du sein a été démontrée chez les femmes faisant régulièrement une mammographie de dépistage à partir de 50 ans». Même la version actualisée en mai 2014 de la brochure de swiss cancer screening n’expose pas de manière claire le rapport bénéfice-risque du dépistage organisé. Alors qu’il suffirait de deux phrases: «Dépister tant de femmes pendant tant d’années permet d’éviter tant de décès par cancer du sein. Dépister tant de femmes pendant tant d’années entraîne tant de surdiagnostics.»

A la place, la brochure présente les informations de manière éclatée. Il est presque impossible de les mettre en relation les unes avec les autres. Cette mise à jour de 2014 présente quand même un bon point: pour la première fois depuis le début de l’histoire du dépistage en Suisse, l’effet sur la mortalité par cancer du sein n’est plus indiqué en pourcentage («25%»), mais en ces termes: si 1’000 femmes, âgées de 50 à 69 ans, se font dépister pendant dix ans, une seule femme ne mourra pas d’un cancer du sein. Autrement dit, sur 1’000 femmes dépistées, un seul décès par cancer du sein sera évité. Le bénéfice apparaît tout à coup bien moins spectaculaire que ce que sous-entendait le fameux «25%».

En revanche, le risque crucial du surdiagnostic, lui, est exposé de manière confuse, avec des informations qui n’aident en rien à comprendre le rapport bénéfice-risque. On peut ainsi lire que dans «environ 4 cas sur 24 diagnostics de cancer du sein, il s’agit d’un surdiagnostic», et un peu plus bas que «pour une femme qui participe régulièrement au dépistage à partir de 50 ans, le risque de surdiagnostic et de traitement consécutif s’élève à environ 1%». Mais 1% de quoi? Quel rapport entre les 4 surdiagnostics et ce 1%? La brochure ne fournit pas de réponse.

En outre, on ne trouve que sept pages plus loin l’information clé, sous la forme d’une toute petite phrase: «Pour un décès par cancer évité, on compte quatre surdiagnostics». Autrement dit, pour qu’une femme ne meurt pas du cancer du sein, il faudra en mutiler et en traiter inutilement quatre. Cela n’empêche pas swiss cancer screening d’affirmer que «la plupart des experts estiment que les avantages l’emportent sur les inconvénients». Et de relativiser aussitôt l’importance du surdiagnostic en affirmant qu’il s’agit d’une «observation purement statistique». D’un épiphénomène en quelque sorte.

En Suisse, le rapport du Swiss Medical Board (SMB) a été la première publication médiatisée à exposer au public le rapport bénéfice-risque défavorable du dépistage organisé. Ses experts ont recommandé de stopper les programmes existants et de ne pas en lancer de nouveaux. Alors que leurs recommandations étaient avant tout la conséquence logique de ce constat, swiss cancer screening les a qualifiées d’«irresponsables et d’inacceptables» «du point de vue éthique et social».

Une question reste entière: celle de savoir s’il est «responsable et acceptable» «d’un point de vue éthique et social» de fournir sciemment une information incomplète aux femmes pendant quinze ans. C’est en tout cas contraire aux lois sur la santé des cantons romands, qui stipulent le droit à l’information ainsi qu’à un choix libre et éclairé.

Et ce débat est d’autant plus urgent à lancer que partout où se pratique le dépistage, «on assiste à une épidémie apparente de cancers du sein, alors que la mortalité par cancer du sein stagne, ou ne fait que poursuivre une baisse amorcée avant l’introduction du dépistage», constate Bernard Junod. Pour lui, comme pour Johannes Schmidt dans les années 1990, le problème réside dans l’hypothèse qui fonde le dépistage: «Plus on détecte tôt un cancer, plus on a de chances de le guérir». Cette hypothèse suppose que toute petite tumeur diagnostiquée est un cancer, inéluctablement voué à évoluer. Corollaire: si on traite cette petite tumeur, on stoppera sa progression et on aura guéri la maladie.

«Mais cette vision linéaire de l’histoire naturelle du cancer du sein n’est pas confirmée par les faits, poursuit Bernard Junod. La femme qui a une petite tumeur, identifiée comme telle à la biopsie, n’a pas forcément un cancer au sens de maladie.» Sa tumeur peut être en effet «indolente», et vouée à ne jamais métastaser si on la laisse tranquille. Conséquence: «Le dépistage fabrique des cancéreuses en détectant des «pseudo-cancers», résume Bernard Junod. «Or, chaque cancer du sein est synonyme de souffrance. Le surdiagnostic augmente cette souffrance, alors que le dépistage prétend la combattre. Ce paradoxe est dû à des a priori erronés sur l’évolution de la maladie cancéreuse ainsi qu’à notre méconnaissance de ses facteurs déterminants. Le vrai débat de fond devrait porter d’abord sur l’introduction d’une surveillance active par imagerie comme preuve de la progression de la tumeur pour mieux définir le cancer. Le surdiagnostic nous montre que la mammographie de dépistage ponctuelle n’est pas la bonne approche.»

L’heure est donc venue de remettre l’ouvrage sur le métier en opérant une réinitialisation complète. C’est aussi le souhait récemment exprimé par Marcel Zwahlen, professeur associé à l’Institut de médecine préventive et sociale de l’Université de Berne, et par son collègue Peter Jüni, professeur d’épidémiologie dans le même institut et membre du SMB: «Remanier sans cesse les données issues d’essais cliniques anciens ne permet pas de fournir de réponses définitives à ces questions, écrivaient-ils en avril 2014 dans la revue Annals of Internal Medicine. Le seul moyen d’en avoir le coeur net est d’initier un nouvel essai clinique» avec «des technologies de dépistage et de traitement modernes du cancer du sein.»

On ne saurait mieux dire.