Mammo-business: les liaisons dangereuses (4/4)

Promoteurs du mammo-business, spécialistes du cancer du sein et industrie pharmaceutique ont des intérêts convergents par rapport à la mammographie. Souvent présentées comme positives et souhaitables, ces proximités se révèlent en réalité préjudiciables à l’intérêt des patientes et au contrôle démocratique des politiques de santé publique.

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Agathe de Catane présentant ses seins sur un plateau, Francisco de Zurbarán (1630 et 1633).© Musée Fabre, Montpellier.

Le dépistage du cancer du sein peut compter depuis bientôt 30 ans sur une alliée fidèle: l’industrie pharmaceutique. C’est à elle qu’on doit notamment l’emblématique mobilisation «rose» d’octobre. Les grands lâchers de ballons et autres «courses de solidarité» qui émaillent cette période ne sont pas les manifestations d’un mouvement citoyen spontané. Mais les produits d’une invention marketing baptisée Breast Cancer Awareness Month (BCAM). Ce programme de «sensibilisation au cancer du sein» et de promotion de la mammographie a été lancé en 1985, aux Etats-Unis, par un partenariat entre l’organisation médicale American Cancer Society et la division pharmaceutique d’Imperial Chemical Industries (aujourd’hui intégrée dans la firme AstraZeneca, fabricant d’anticancéreux).

Dans de nombreux pays, des firmes pharmaceutiques appuient le «mois rose». En octobre 2010, Roche, poids lourd de l’oncologie, a ainsi lancé en France «La Chaîne rose», une plate-forme Internet d’échanges et de témoignages sur le cancer du sein, également présente sur les réseaux sociaux. Celle mise en place cette année par la Ligue suisse contre le cancer lui ressemble d’ailleurs singulièrement. Roche est également à l’origine de l’observatoire EDIFICE-Roche, dont le but est de «mettre à la disposition des pouvoirs publics et des cliniciens de nouvelles données permettant de mieux comprendre les comportements de chacun face au dépistage des cancers». EDIFICE est l’acronyme d’«étude sur le dépistage des cancers et ses facteurs de compliance». En clair, ces enquêtes sont conduites pour s’assurer que les femmes «obéissent» bien aux incitations et qu’elles ne remettent pas la mammographie en question. Roche informe donc les acteurs du dépistage des éventuels écarts de leur public cible pour qu’ils réajustent leur stratégie de communication si nécessaire – en fonction des «motivations» et des «freins» identifiés dans le cadre de ces sondages.

Autre exemple de soutien pharma à la mammographie: GlaxoSmithKline (GSK), qui jusqu’au rachat de sa division oncologie par Novartis, finançait aux Etats-Unis (entre 100’000 et 135’000 dollars par année) un programme d’accès au dépistage du cancer du sein pour les femmes n’ayant pas d’assurance maladie et arrosait (entre 50’000 et 100’000 euros en 2013) des associations de patientes comme Europa Donna, dont la mammographie est l’une des revendications phare.

Mais au fait, pourquoi l’industrie encourage-t-elle la systématisation d’une méthode censée permettre des traitements «moins lourds», donc forcément moins lucratifs? Quel avantage la pharma a-t-elle à défendre une mesure susceptible de rétrécir sa clientèle potentielle?

En fait, tout indique que, surdiagnostic aidant, l’identification précoce des cancers du sein contribue à faire prospérer l’industrie pharmaceutique et son secteur oncologie. Si le dépistage réduisait l’incidence des cancers du sein avancés, la pharma n’aurait en effet aucun intérêt à encourager cette mesure de prévention: la plupart des maladies seraient détectées tellement tôt que les tumeurs n’auraient plus le temps de métastaser, et le nombre de patientes s’amenuiserait forcément. Mais ce n’est pas ce qui se produit. Aux Etats-Unis, par exemple, l’incidence des cancers avancés a à peine diminué entre 1976 et 2008, alors que celle des cancers «débutants» a pratiquement doublé – comme l’ont montré Archie Bleyer et H. Gilbert Welch en 2012, dans une étude parue dans le New England Journal of Medicine.

La mammographie est d’ailleurs parfaitement en phase avec la stratégie globale de l’industrie, que l’on pourrait résumer ainsi: soigner les malades ne suffit plus, il faut aussi étendre le marché du médicament aux bien portants. «Les stratégies marketing des plus grosses firmes pharmaceutiques ciblent dorénavant les bien portants de manière agressive, relevaient Ray Moynihan et Alan Cassels, auteurs de l’ouvrage Selling Sickness (Le commerce de la maladie, ndlr). Les hauts et les bas de la vie de tous les jours sont devenus des troubles mentaux, des plaintes somme toute communes sont transformées en affections effrayantes, et de plus en plus de gens ordinaires sont métamorphosés en malades.» Motif: «dire aux bien portants qu’ils sont malades rapporte gros», expliquent-ils.

Or, le dépistage du cancer du sein a lui aussi pour but explicite de repérer les «cancéreuses qui s’ignorent», puisqu’il est capable de détecter des tumeurs indécelables par d’autres moyens. En identifiant ces dernières dans les tissus mammaires, il transforme en patientes des femmes qui jusque là se sentaient en parfaite santé, ou qui, sans dépistage, n’auraient jamais reçu de diagnostic de cancer du sein, car la tumeur en question n’aurait à aucun moment mis leur vie en danger. Autrement dit, cette «prévention», surtout sous sa forme systématique et organisée, est une méthode très efficace pour nourrir la demande en thérapies anticancéreuses. Mais aussi pour recruter un maximum de participants aux essais cliniques, dont l’industrie a besoin pour faire homologuer ses nouveaux traitements.

Des produits à tester, la pharma en a beaucoup dans son pipeline «oncologie». L’association Pharmaceutical Research and Manufacturers of America (PhRMA), qui représente les firmes pharmaceutiques présentes aux Etats-Unis, annonçait ainsi qu’en 2013, plus d’un tiers des 900 médicaments en phase de développement chez ses membres ciblaient une maladie cancéreuse. Le nombre de molécules en cours d’expérimentation pour le traitement du cancer était six fois plus important que pour celui d’affections cardiovasculaires, alors que ces dernières représentent la première cause de mortalité dans les pays industrialisés. PhRMA regroupe les «big players» du secteur, à l’exception notable de Roche, l’un des leaders de la cancérologie. Les chiffres précités sont donc certainement encore en-deçà de la réalité.

L’industrie place beaucoup d’espoirs dans l’oncologie. En témoigne la nouvelle stratégie de Novartis, qui a décidé de concentrer ses activités pharma dans ce domaine. En avril 2014, le géant bâlois a procédé à un échange avec GSK: la division oncologie de ce dernier contre les vaccins non-grippaux de Novartis. Quant à Roche, ses résultats confirment la bonne santé de ce marché: au premier semestre 2014, son chiffre d’affaires a progressé de 5% pour passer à 22,97 milliards de francs. Il a été boosté avant tout par des anticancéreux: Herceptin®, Perjeta® et Kadcyl® (cancer du sein), Avastin® (également indiqué dans certains pays pour le cancer du sein) et MabThera® (cancers hématologiques).

Le marché de l’oncologie ne croît plus aussi vite qu’avant: 5% par année entre 2008 et 2014, contre 15% par année entre 2003 et 2008, ainsi que l’a relevé une étude récente de la société globale de conseil IMS Health. Mais ce tassement n’entraîne pas le retrait de l’industrie. Au contraire, estimait en mai dernier FiercePharma, site web de monitoring spécialisé: «Qu’il y ait ou non ralentissement de la croissance, l’oncologie devrait représenter, et de loin, la plus grande classe thérapeutique en 2017, avec 74 à 84 milliards de dollars en ventes dans les marchés en développement.» Avant de conclure qu’aucune pression «ne dissuadera les fabricants de médicaments de poursuivre sur cette voie. Le gain est trop prometteur. Quand un marché avoisine les 100 milliards de dollars, une croissance de 5% vaut des milliards».

Quant au marché global du diagnostic et du traitement du cancer du sein, il pesait 21,2 milliards de dollars en 2011, et devrait franchir la barre des 24 milliards en 2016, selon la société de recherche de marché BCC Research. Le sein représente donc un cinquième du marché global de l’oncologie. Le portail Research and Markets lui prédit dans un récent rapport une croissance de 11,61% pour la période 2014-2018.

Dans ce contexte, la recherche clinique représente un domaine-clé pour l’industrie, puisque c’est dans ce cadre que les traitements sont testés et évalués avant d’être approuvés pour commercialisation. Soucieuse de s’y profiler en acteur incontournable, et de l’influencer autant que possible, la pharma participe à son financement et entretient des échanges nourris avec les oncologues chercheurs. Cette proximité est souvent présentée comme un avantage pour les patients qui participent aux essais: elle leur permettrait de «profiter» des dernières nouveautés.

En Suisse, la recherche clinique passe presque entièrement par le SAKK (Groupe suisse de recherche clinique sur le cancer). Ce réseau regroupe la plupart des centres helvétiques de traitement du cancer chez l’adulte menant des essais cliniques. Il fait aussi beaucoup d’efforts pour les fabricants d’anticancéreux – qui financent ses études à hauteur de 30%. Le SAKK «entretient» notamment un «pool industries» pour «soigner ses relations avec les entreprises pharmaceutiques», au motif de leur «intérêt commun au progrès thérapeutique». Objectif: «créer une plateforme pour des échanges réguliers» entre le groupe et les firmes.

Pour les partenaires pharma, cela se traduit en avantages très concrets: ils sont autorisés à participer deux fois par an aux assemblées semestrielles (AS) du SAKK et à «la partie publique des sessions des groupes de projet». En plus de recevoir les publications du groupe, comme le Bulletin suisse du cancer, évidemment ouvert à leurs annonces, ils ont toute latitude pour organiser un «symposium satellite» lors des deux AS, et pour «louer un espace de discussion» lors de celle de novembre. Actuellement, le pool compte 27 membres.

Tous ces «échanges» et autres «synergies» posent inévitablement la question de la perméabilité du SAKK à l’influence et aux intérêts de l’industrie. Le groupe s’est certes doté de directives pour encadrer ces collaborations, afin de garder toujours la haute main sur les études. Malgré tout, des conflits d’intérêts demeurent. Le cas de son président actuel, Beat Thürlimann, illustre bien le problème.

Directeur d’un centre du sein certifié par la LSC, ce spécialiste est aussi oncologue-conseil du programme de dépistage des cantons de Saint-Gall et des Grisons – ce qui représente un premier conflit d’intérêts. Mais ce n’est pas tout. Si l’on se réfère aux liens qu’il a déclarés au cours des cinq dernières années, il exerce en parallèle des activités de consultant pour GSK et Roche, détient des actions de Novartis et de Roche, et a touché des honoraires pour des activités de formation de la part d’AstraZeneca, de Janssen-Cilag, de BMS, de Sanofi-Aventis, de Philips Group, de GSK et d’Eli Lilly. Ces firmes lui ont aussi remboursé certains frais de déplacement, lors de voyages à des congrès ou des symposiums, par exemple.

Autrement dit, Beat Thürlimann a des intérêts dans le dépistage, dans la prise en charge des patientes et dans les traitements. Ces nombreuses intrications posent immanquablement la question de l’objectivité de ses conclusions et de ses recommandations. Elles amènent aussi à s’interroger chaque fois qu’il défend un point de vue pratiquement identique à celui de l’industrie. Par exemple, lorsqu’il affirme de concert avec elle qu’en Suisse, les règlements encadrant la recherche clinique sont «excessifs». Ces aspects sont d’autant plus importants que l’actuel président du SAKK est ce qu’on appelle un leader d’opinion (key opinion leader ou KOL): en Suisse, il est une référence dans le domaine du cancer du sein et son influence est majeure, dans les cercles spécialisés comme dans les médias.

Mais finalement, de telles ententes entre oncologues et industrie ne profitent-elles pas aux patientes, qui «bénéficient» ainsi de traitements «innovants»? Dans le cas de la mammographie, le surdiagnostic montre clairement que les intérêts des ces dernières et ceux de l’industrie s’opposent diamétralement. Alors que la seconde a un intérêt évident à ce que le dépistage détecte le plus de cancers possible, les traitements inutiles et toxiques de pseudo-maladies sont absolument contraires à celui de la population.

Cela n’empêche pas oncologues et industrie de clamer en chœur qu’il faut impérativement «faciliter» la mise sur le marché de nouveaux traitements du cancer. Eux «savent» qu’ils sont efficaces. Tenir à une homologation menée en bonne et due forme reviendrait à «priver les patients» d’une thérapie qui «leur sauverait la vie».

Or, là aussi, l’intérêt pour les malades est douteux. Car l’accélération des procédures d’autorisation de mise sur le marché implique aussi des essais menés sur des effectifs restreints de patients et pendant moins longtemps, avec des critères de substitution. Résultat: une dilution de la rigueur scientifique. Cela signifie à terme qu’on ne peut que spéculer sur l’efficacité et la sécurité de produits évalués dans ces conditions. Or, comme le relevait récemment Karl Broich, président de l’autorité de régulation allemande, dans le journal Frankfurter Allgemeine Zeitung, une telle évolution ne constituerait pas un progrès, mais une régression. Elle équivaudrait, dit-il, à «revenir à la médecine fondée sur l’autorité de l’expert» (eminence-based medicine) et à renoncer à la médecine fondée sur les preuves (evidence-based medicine).

Toutes ces proximités, volontiers présentées aux patients comme un atout, ont donc en réalité un impact dommageable. Elles poussent des médecins à décrier comme une vilaine succession de tracasseries bureaucratiques un cadre qui revêt en fait une mission centrale, et qu’ils devraient d’ailleurs être les premiers à défendre: protéger autant que possible la population contre les effets iatrogènes de traitements inefficaces. Or la multiplication des homologations accélérées dans le domaine de l’oncologie fragilise irrémédiablement ce principe. Pour l’industrie, pareille évolution est synonyme de gains plus rapides et plus importants. Pour le patient, de bénéfices incertains et de risques accrus.

Les dépendances entre promoteurs du dépistage, spécialistes du cancer et industrie du médicament tendent aussi à imposer des organisations dénuées de toute légitimité démocratique en acteurs incontournables des politiques de santé publique. Elles sont donc problématiques d’un point de vue institutionnel également. A cet égard, le rôle joué par Oncosuisse dans l’avènement de la Stratégie nationale contre le cancer est emblématique. Au-delà de leur intérêt commun pour la mammographie réalisée dans le cadre de programmes, les acteurs de la prévention et du traitement du cancer partagent en effet une position de fond: ils considèrent comme un obstacle le fédéralisme du système de santé helvétique. Ils lui reprochent notamment d’entraver «la coordination des efforts» et de générer «des coûts supplémentaires considérables». Si bien que depuis le début des années 2000, ils appellent de leurs vœux la mise en place d’une coordination fédérale instaurant des directives nationales pour la prise en charge globale de la maladie – de la prévention au traitement, en passant par le dépistage et l’enregistrement.

Mais leur revendication s’est d’emblée heurtée à un obstacle fondamental: l’absence de base légale permettant à la Confédération d’assumer une fonction de pilotage et de réglementation dans le domaine. Cette situation a notamment poussé Oncosuisse et ses membres à engager de nombreux efforts pour contourner le problème. Ceux-ci ont abouti en juillet 2013 à l’entrée en vigueur de la Stratégie nationale contre le cancer (SNC) 2014-2017, dont l’un des piliers n’est autre que la généralisation des programmes de dépistage par mammographie à toute la Suisse.

A priori, il n’y aurait rien à objecter à une volonté de «mieux coordonner» les efforts pour «réduire les coûts». Ni au noble projet de «diminuer l’incidence du cancer», de «réduire la mortalité» associée, et d’«améliorer la qualité de vie des personnes atteintes» et «de leurs proches». Différents éléments amènent toutefois à se demander si l’objectif d’Oncosuisse est véritablement de promouvoir des mesures efficaces, sélectionnées sur la base d’un examen minutieux des éléments disponibles. Ou s’il ne s’agit pas plutôt de viser la mise en place d’une structure qui l’intronise en instance dirigeante.

La rigueur de la réflexion d’Oncosuisse, notamment, est sujette à caution. Comme le montrent les arguments avancés en faveur de la généralisation du dépistage organisé du cancer du sein dans ses Programmes nationaux contre le cancer (PNCC). Le PNCC 2005-2010 affirme ainsi sans ambage que le dépistage du cancer du sein permet «de réduire le nombre des malades du cancer et le nombre de décès dus au cancer»: «Plus un cancer est décelé tôt, plus les chances de guérison sont grandes», assènent les auteurs, qui n’hésitent pas à affirmer que «les connaissances scientifiques ont prouvé que les tests de dépistage s’avèrent efficaces pour les cancers du sein». Pas un mot sur le problème majeur du surdiagnostic, qui entraîne des traitements inutiles et toxiques, administrés à des femmes qui n’ont qu’une «pseudo-maladie», car leur tumeur mammaire n’aurait jamais mis leur vie en danger.

La deuxième mouture du PNCC est parue en novembre 2010. Avec elle, les droits de l’homme se sont enrichis d’une nouvelle dimension: le cancer. On y lit en effet que chaque habitant de Suisse «doit avoir le même droit à un risque bas de cancer grâce à la prévention et au dépistage précoce, un diagnostic intelligent et un traitement basé sur les connaissances les plus récentes». En ce qui concerne le dépistage du cancer du sein, le PNCC 2011-2015 reste sur la ligne de son prédécesseur: «les preuves sont là» et il faut viser «l’extension géographique des programmes de mammographie (couverture totale de la Suisse), soutenue par le registre du cancer, afin de permettre une évaluation».

Deux mois après la publication du PNCC 2011-2015, Interpharma a officiellement salué l’initiative, en lui consacrant tout un numéro de sa publication Pharma.ch. Le programme y était qualifié «d’exemplaire pour la Suisse». Son grand mérite, relevait le secrétaire général de l’association, Thomas Cueni: il «surpasse les structures fédérales».

En mars 2011, le Comité d’Oncosuisse a confié la direction opérationnelle du PNCC 2011-2015 à Marcel Wyler. Le spécialiste en gestion de projet a assumé ces fonctions jusqu’à l’approbation du plan de réalisation de la Stratégie nationale contre le cancer (SNC) par le conseiller fédéral Alain Berset, en mai 2013, et la réorganisation d’Oncosuisse. Quel regard jette-t-il aujourd’hui sur les affirmations contenues dans le PNCC 2011-2015 concernant le dépistage du cancer du sein? 

«A l’époque, explique Marcel Wyler, la question ne se posait pas de savoir s’il fallait ou non un dépistage du cancer du sein. Mais si un dépistage organisé, avec contrôle de qualité, n’était pas préférable à une détection précoce laissée à l’initiative individuelle, car même dans les cantons sans programme, les femmes font des mammographies dès 50 ans. Nous connaissions les problèmes (faux positifs, faux négatifs, surdiagnostic, etc.), mais certains éléments suggéraient qu’un cadre doté d’une assurance qualité permettait de corriger ces effets négatifs.»

Ce n’est pas le groupe de spécialistes sollicité pour le chapitre «Dépistage» du PNCC 2011-2015 qui aurait signalé à Marcel Wyler que l’on avait pas de preuve de l’effet des programmes cantonaux de dépistage sur la mortalité par cancer du sein. Sur les sept personnes qui le composait, six étaient engagées dans la promotion desdits programmes. Il s’agissait de trois représentants de la Ligue, du directeur médical du centre fribourgeois de dépistage Chris de Wolf, du médecin cantonal du canton de Saint-Gall Gaudenz Bachmann, également engagé dans le programme saint-gallois et grison, et de Doris Schopper, auteure du PNCC 2005-2010 et de plusieurs publications concluant au bien-fondé de cette mesure de prévention.

En avril 2011, les étapes concrètes de communication auprès du public et des politiques ont démarré. Les responsables du PNCC ont organisé un point de presse, qui «a suscité un énorme intérêt», écrit Marcel Wyler dans le rapport annuel 2011 du SAKK. Les médias ont donc largement adhéré à la promesse du programme («moins de cancers, moins de morts dues au cancer, moins de souffrances chez les malades»), sans se demander, apparemment, si les auteurs du PNCC avaient la preuve de ce qu’ils avançaient. 

Mais ce «soutien» n’aurait pas été suffisant sans gestes politiques. Or le 16 juin 2011, la conseillère nationale Marie-Thérèse Weber-Gobet (Parti chrétien-social PCS-Verts/FR) et le conseiller aux Etats appenzellois Hans Altherr (PLR), ont déposé chacun une motion, à l’intitulé presque identique: «Stratégie nationale contre le cancer» pour la première; et «Stratégie nationale contre le cancer. Pour une meilleure efficacité et une plus grande égalité des chances» pour la seconde.

Nos recherches montrent que ces élus n’en ont pas eu l’idée tout seuls, et que leurs interventions sont le résultat d’une activité classique de lobbying au Parlement. Hans Altherr, dont la motion a finalement «absorbé» celle de Marie-Thérèse Weber-Gobet, affirme aujourd’hui qu’il «ne se souvient plus» comment elle lui est venue.

Pour des souvenirs plus précis, on peut se référer au rapport annuel 2011 du SAKK, où Marcel Wyler fait état de discussions directes avec ces deux élus. Hans Altherr avait d’ailleurs largement eu le temps de se familiariser avec les objectifs poursuivis par le PNCC 2011-2015, puisque début 2011, il avait été recruté au comité de pilotage d’Oncosuisse, par son président de l’époque, Richard Hermann, et par Marcel Wyler. Ensuite, les choses sont allées vite. Le 7 septembre 2011, le Conseil fédéral recommandait d’adopter les motions Weber-Gobet et Altherr. Trois semaines plus tard, le Conseil des Etats approuvait la motion Altherr à l’unanimité. Le 12 décembre, c’était au tour du Conseil national de l’adopter. Mais cette belle unanimité n’aurait probablement pas pu voir le jour, si le terrain n’avait pas été préparé en amont.

Ainsi, le 5 septembre 2011 (c’est-à-dire deux jours avant de rendre son avis sur les motions Altherr et Weber-Gobet), le Conseil fédéral avait reçu une délégation du PNCC et «confirmé son intention de soutenir le projet dans le cadre de ses possibilités légales», pouvait-on lire dans une newsletter d’Oncosuisse. Marcel Wyler a brossé un tableau très précis de ces événements: «les directeurs des organisations responsables, à savoir la Ligue suisse contre le cancer, le SAKK, la Recherche suisse contre le cancer, SPOG, NICER et la direction d’Oncosuisse ont pu informer personnellement le conseiller fédéral Didier Burkhalter du projet», écrit-il dans le rapport annuel 2011 du SAKK.

Il ajoute: «Le débat qui a eu lieu au Conseil des Etats le 29 septembre 2011 représente un moment particulier pour le projet défendu dans le Programme national contre le cancer: le Conseil fédéral aurait en principe dû refuser la motion Altherr inscrite à l’ordre du jour en l’absence de fondement légal pour un avis favorable. Pourtant, il a voté son adoption en raison d’un mandat commun de la Confédération et des cantons devant charger Oncosuisse d’élaborer une stratégie, avec attribution de tâches à la Confédération, aux cantons, aux organisations et aux associations.»

L’adoption de la motion Altherr, mais surtout le fait que le Conseil fédéral l’ait recommandée, a créé un précédent préoccupant. La Stratégie nationale contre le cancer a pu être élaborée, alors qu’il n’y avait toujours pas de base légale. La situation au plan juridique n’avait pas changé quand sa version finale a été approuvée en juillet 2013 par le Conseil fédéral et le Dialogue PNS (Dialogue Politique nationale suisse de la santé de la Confédération et des cantons). Et c’est à Oncosuisse que ces derniers ont confié la mise sur pied d’«une structure visant à coordonner la mise en œuvre». La généralisation du dépistage organisé du cancer du sein à tout le territoire suisse est l’une de ses priorités – en dépit des évidences qui s’accumulent sur ses effets délétères. De fait, Oncosuisse et ses organisations n’ont jamais été aussi proches du but, alors qu’elles n’ont pas plus de légitimité démocratique qu’avant. Et que la qualité et l’indépendance de leur expertise peuvent être sérieusement mises en doute.

Marcel Wyler insiste sur un point: «La Stratégie nationale contre le cancer n’a pas valeur de loi et elle ne saurait justifier, par exemple, d’engager des moyens financiers publics ou des ressources en personnel de la part l’Etat. Elle n’est là que pour identifier les acteurs, définir les compétences et les champs d’action. S’il doit y avoir des lois sur une coordination fédérale, c’est au législateur, c’est-à-dire au Parlement, de les élaborer. Puis elles doivent être votées. Avant, il n’y a pas de légitimation démocratique et cela s’oppose à un engagement de moyens officiels publics.» De fait, le débat démocratique sur la légitimité des mesures proposées par la SNC n’a toujours pas eu lieu. «Malheureusement, admet Marcel Wyler, certains groupes de pression ont tendance à présenter la SNC comme s’il s’agissait d’une loi ou d’un règlement, ce qui est parfaitement inexact.» 

A l’instar d’Oncosuisse, qui proclame sur son site que «le projet de Stratégie nationale contre le cancer avec caractère obligatoire a été officialisé dans un communiqué de presse». Quant à la Ligue suisse contre le cancer, elle a reproché au rapport du Swiss Medical Board d’être «en contradiction» avec la SNC «adoptée par la Confédération et les cantons» – comme si le SMB contrevenait à l’esprit d’une règlementation.

Pendant tout cet activisme au Palais fédéral, Interpharma n’était jamais loin. A l’époque où sa motion a été adoptée aux Chambres, Hans Altherr n’était pas seulement en relation avec Oncosuisse. Grâce à lui, Thomas Cueni avait directement accès à la salle des pas perdus: en 2004, le conseiller aux Etats lui avait remis un badge d’invité, dont le secrétaire général d’Interpharma a bénéficié jusqu’en novembre 2011.

Depuis, Thomas Cueni est l’invité du conseiller national vaudois Guy Parmelin (UDC). Hans Altherr a en effet décidé de ne plus lui remettre de badge, parce qu’il en avait «assez» d’être présenté «à tort» par les médias comme un lobbyiste de l’industrie pharmaceutique. L’élu appenzellois et le secrétaire général d’Interpharma affirment n’avoir jamais discuté de la Stratégie nationale contre le cancer. Un fait demeure: Interpharma la juge «très importante» et «salue» son avènement. Avènement qui n’aurait pas été possible sans Hans Altherr.

Les enjeux liés à la mammographie sont donc nombreux et importants. Ils n’ont pas grand-chose à voir avec la rhétorique d’égalité, de promotion de la santé des femmes et d’accès aux soins dans laquelle se drapent les promoteurs du dépistage organisé. De nombreux acteurs ont fait de la détection précoce leur fonds de commerce, ou en ont besoin pour fonctionner: les programmes cantonaux, les groupes de pression comme la Ligue suisse contre le cancer, les associations de patientes, la recherche clinique, l’industrie pharmaceutique ou encore le secteur de l’imagerie – pour ne citer que les principaux. Comme l’a montré notre enquête, ces enjeux sont d’ailleurs tels que nombre de ces acteurs n’hésitent pas à adopter des comportements tout à fait préoccupants. Comme travestir la science, proférer des contre-vérités, passer sciemment certains risques sous silence ou affaiblir la rigueur scientifique qui légitime l’homologation des traitements, voire déployer des activités sans mandat légal.

Si le dépistage cesse, c’est tout un système qui s’effondre, et avec lui, les innombrables carrières et modèles d’affaires qu’il a rendu possible. Comme il fait vivre beaucoup de monde, rien d’étonnant à ce que toutes ces instances se démènent pour assurer sa stabilité et son expansion. Avec ses recommandations, le Swiss Medical Board a donc remis en cause bien plus que les structures mises en place pour inviter les femmes à effectuer une mammographie tous les deux ans.

La question de savoir ce que le dépistage organisé du cancer du sein apporte aux femmes de plus de 50 ans, elle, reste entière. Contrairement à ce qu’assènent ses promoteurs, il n’y a pas unanimité des experts. Quant à la balance bénéfice-risque, elle est au mieux délicate, au pire très défavorable, comme nous l’avons montré dans le deuxième volet de notre enquête. 

De fait, il existe des motifs parfaitement rationnels et documentés pour douter des bienfaits de la mammographie, voire pour en avoir peur. N’en déplaise à Rose Magazine, le magazine lancé par la «Chaîne rose» de Roche, qui vient d’inventer un nouveau trouble: la «mammophobie». Un néologisme pathologisant, insinuant que la peur du dépistage serait aussi irrationnelle que celle des araignées, et qu’elle mériterait d’être soignée.

En attendant de nouvelles données de bon niveau de preuve, que certains spécialistes appellent de leurs vœux, les femmes doivent pouvoir prendre leur décision sans être mises sous pression. Il serait urgent aussi qu’elles soient informées des intérêts financiers et institutionnels, qui existent au-delà des discours tour à tour mièvres, culpabilisants et menaçants dont on les bombarde. Car malgré ce que sous-entend le slogan 2014 de la Ligue suisse contre le cancer , pour prendre une décision libre et éclairée, il ne suffit pas d’«afficher la couleur» et d’«allumer des lanternes roses».