Mammo-business: les profiteurs persistent et signent

Le dépistage du cancer du sein par mammographie refait la une avec des chiffres encore plus spectaculaires qu’à l’accoutumée. La source est un nouveau manuel du Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) de l’OMS. Au menu: une base scientifique invérifiable et beaucoup de conflits d’intérêts.

mammo business cancer mammo business cancer
La lutte contre le cancer du sein est symbolisée par le ruban rose.© DR

40% de réduction de la mortalité par cancer du sein! Le dépistage par mammographie nous avait habitués à des scores d’efficacité spectaculaires. Mais là, le chiffre est tout à fait extraordinaire.

Il représente en effet presque le double de celui que les promoteurs ont brandi jusqu’ici («25% de réduction de la mortalité par cancer du sein grâce aux programmes de dépistage!») pour convaincre les femmes entre 50 et 69 ans de se soumettre régulièrement à une détection radiologique des tumeurs mammaires (nous avons expliqué en détail la genèse et le caractère controversé de ces fameux «25% d’efficacité» dans un précédent article, nda).

Le nouveau score éblouissant a été articulé début juin 2015 dans un article de la revue spécialisée New England Journal of Medicine (NEJM). Signé par des membres du Centre international de recherche sur le cancer (CIRC), le texte présentait les principaux résultats d’une synthèse conduite par un panel d’experts.

Leurs travaux ont été publiés à la fin 2015, sous la forme d’un nouveau manuel (Breast Cancer Screening – IARC Handbook on Cancer Prevention, Volume 15) du CIRC consacré au dépistage du cancer du sein. Une mise à jour de la première édition éponyme parue en 2002.

L’article du NEJM affirmait également que ces fameux 40% émanaient de travaux d’experts «indépendants», choisis et réunis par le CIRC en fonction «de leurs compétences» et de leur «absence de conflits d’intérêts réels ou apparents».Les conclusions de ces spécialistes, poursuivait le CIRC, ne laissaient subsister aucun doute: les avantages du dépistage par mammographie l’emportaient clairement sur ses inconvénients, en particulier le surdiagnostic.

Un résultat impressionnant, articulé de surcroît par des experts «internationaux» et «indépendants», le tout cautionné par l’autorité d’une agence de l’Organisation mondiale de la santé… Tous les ingrédients de la news irréfutable semblaient réunis. Si bien que le communiqué du CIRC annonçant la publication dans le NEJM a été repris tel quel par les médias du monde entier.

Il n’y a que deux hic. Le premier, c’est qu’à l’heure actuelle, il est impossible de savoir d’où sort ce chiffre et donc de vérifier sa validité, faute de référence précise. Le CIRC mentionne uniquement qu’il résulte de «l’évaluation de données d’environ 20 études de cohorte et de 20 études cas-témoins réalisées dans des pays à revenu élevé (Australie, Europe et Amérique du Nord)».

Mais on ignore lesquelles. Interrogée sur ces indications bien vagues, Véronique Terrasse, porte-parole du CIRC, explique que l’agence a «opté pour une courte description des procédures et un résumé des principales évaluations», en raison du « nombre limité de mots et de références» autorisé pour ce genre d’articles.

L’affirmation surprend. Car même si le CIRC n’a pas eu d’autre choix que de se «plier» aux injonctions du NEJM pour voir son article publié dans une revue prestigieuse, il aurait eu toute latitude de fournir l’intégralité des références avec son communiqué de presse. Or il ne l’a pas fait et refuse de citer les études dans le détail lorsqu’on les lui demande.

L’agence communique donc uniquement quelques «primeurs», mais elle n’en dira pas plus. Seul le Handbook complet permettra lorsqu’il paraîtra de reconstituer les étapes ayant abouti à ce résultat. D’ici là, la communauté médico-scientifique, les décideurs et les femmes sont priés de «croire» le CIRC. La pratique laisse songeur.

L’autre élément qui sème le doute concerne les auteurs du Handbook. Pour bon nombre d’entre eux, il serait en effet plus adéquat de parler de représentants du lobby pro-dépistage que de spécialistes indépendants, tant leurs conflits d’intérêts sont manifestes.

Le panel d’auteurs a été réuni par le CIRC en novembre 2014. Il comptait 29 membres, dont trois fonctionnaires de l’agence et deux experts extérieurs, qui n’ont finalement pas participé aux discussions. En d’autres termes, 24 spécialistes externes ont contribué aux travaux.

D’après la porte-parole du CIRC, ces personnes ont toutes remis des déclarations d’intérêts et au terme d’une évaluation, censée déterminer s’il y avait «un conflit réel ou apparent», il a été décidé de n’accorder à deux d’entre eux qu’un statut de «spécialiste invité», qui ne participe pas à l’évaluation finale.

Malheureusement, là encore, impossible de savoir ce que les 24 spécialistes ont précisé ou omis dans leurs déclarations, car pour l’instant, celles-ci restent «confidentielles, selon le règlement de l’OMS».

Le CIRC se défend néanmoins de faire des cachoteries: «La liste des participants, ainsi que les intérêts déclarés qui représentent un conflit réel ou apparent, sont divulgués sur notre site un mois avant la réunion, par souci de transparence et pour permettre à la communauté scientifique et au public en général de soulever des questionnements par rapport à des intérêts non dévoilés, précise encore Véronique Terrasse. Le CIRC examine avec minutie et rigueur toute information qu’il pourrait recevoir à ce sujet. Les déclarations sont mises à jour et revues le premier jour de la réunion. Les intérêts déclarés qui représentent un conflit réel ou apparent sont annoncés aux participants le premier jour de la réunion, et publiés dans le rapport final.»

Autrement dit, toutes celles et ceux qui ignoraient l’an dernier qu’une telle réunion devait avoir lieu du 11 au 18 novembre 2014 ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes: le CIRC avait tout mis à disposition sur son site un mois plus tôt.

Aujourd’hui, ils sont tenus d’attendre. Les documents ne seront rendus publics que lorsque le Handbook paraîtra. Là encore, il y a de quoi être perplexe face à cette manière de faire.

Les deux experts qui n’ont obtenu qu’un statut d’invités ont été écartés des évaluations en raison de l’existence d’intérêts commerciaux. Martin Yaffe est lié à des entreprises du domaine de l’imagerie. Quant à Sylvia H. Heywang-Köbrunner, elle dirige son propre cabinet de radiologie, à Munich. Tous deux sont également impliqués comme inventeurs dans des brevets sur des dispositifs radiologiques.

Mais s’agit-il du seul type de lien susceptible de biaiser des analyses quand il est question de mammographie de dépistage? La réponse est non. Car dans ce domaine, le véritable réservoir de conflits d’intérêts, c’est l’impressionnant appareil qui s’est bâti autour de la détection précoce, notamment dans le cadre des programmes organisés.

Comme nous l’avons montré dans un précédent article Les profiteurs du mammo-business, ceux qui en dépendent et en profitent sont aujourd’hui très nombreux: le dépistage du cancer a ses promoteurs, ses prestataires, ses organisateurs, ses experts, ses techniciens, ses contrôleurs qualité, ses évaluateurs…

Certes, la majorité de ces personnes n’entretient aucun lien direct avec l’industrie de l’imagerie ou l’industrie pharmaceutique. Elles ne travaillent pas non plus dans des structures à but lucratif. Pourtant, ce ne sont pas des instances neutres lorsqu’il s’agit d’évaluer le bien-fondé de la mammographie de dépistage.

Car si les programmes en cours étaient stoppés, si les femmes cessaient de demander régulièrement des clichés radiologiques de leurs seins, ces gens seraient face à un problème de taille: leur source de revenu et les pratiques qui fondent leur statut disparaîtraient purement et simplement.

Il est donc très difficile de les imaginer porter un regard critique sur une mesure de santé qui légitime pareillement leur activité et leur carrière.

Dans le cas du Handbook, ce type de conflits d’intérêts aurait même mérité une attention particulière, puisque 14 des 22 auteurs externes ayant participé à l’ensemble du processus présentaient ce profil problématique. En effet, ces gens sont tous des promoteurs engagés du dépistage du cancer du sein.

Ils ont été impliqués dans la mise sur pied, la direction et/ou le suivi de programmes dans leur pays respectif (Pays-Bas, Royaume-Uni, Finlande, Italie, France, Etats-Unis, Colombie, Brésil, Inde, Japon, Chine). La plupart d’entre eux le sont encore aujourd’hui.

Mais manifestement, le CIRC n’a pas pris en compte cet aspect du problème. «Le fait d’avoir travaillé dans l’implémentation d’un programme de dépistage, ou sur le contrôle qualité de celui-ci, ne représente pas nécessairement un conflit d’intérêt», justifie Véronique Terrasse.

Rien n’est moins sûr. L’absence de conflit d’intérêt dans ce genre de constellation est même pratiquement exclue. Notamment en raison de la violente controverse médico-scientifique dont la mammographie est l’objet depuis plus de 15 ans (nous en avons détaillé les enjeux dans nos précédents articles, nda). Or, dans ce contexte extrêmement tendu, les promoteurs du dépistage ont choisi leur camp et leur combat depuis longtemps.

De la part d’une instance a priori neutre et censée être au fait de la situation comme le CIRC, on attendrait qu’elle tienne compte de ces réalités. Force est de constater que l’agence ne l’a pas fait, car seule la voix des supporters du dépistage était représentée dans le panel d’auteurs, à une exception près.

Le pool comprenait en effet plusieurs membres éminents et influents des groupes de travail d’EUROSCREEN (The European Screening Network), qui ont conclu dans une série de publications, en 2012 notamment, que les avantages du dépistage l’emportaient largement sur ses inconvénients.

Le cheminement méthodologique qui les avait amenés à ces résultats a été l’objet de nombreuses critiques (lire par exemple celle de Peter Gøtzsche, directeur du Centre nordique Cochrane au Danemark). L’utilisation de design (plan) d’études inadéquats et sujets à des biais importants leur a notamment été reprochée.

Parmi ces experts, on trouve en bonne place Stephen W. Duffy, du Centre for Cancer Prevention (Centre pour la prévention du cancer) au Royaume-Uni. Depuis la fin des années 1980, cet épidémiologiste signe aussi régulièrement des publications scientifiques avec le célèbre radiologue László Tabár, surnommé «le père de la mammographie». Celui-ci doit son sobriquet à la fameuse étude des Deux-Comtés, dont il a été le premier auteur: c’est cet essai clinique qui a donné dès 1985 le coup d’envoi au dépistage de masse.

Nous avons détaillé ses conflits d’intérêts non déclarés et les soupçons de fraude qui pèsent sur certains travaux de László Tabár dans Un quart de siècle de désinformation. Robert A. Smith, de l’American Cancer Society, faisait également partie des auteurs sollicités par le CIRC. Or lui aussi est co-auteur de longue date de László Tabár et de Stephen Duffy.

Le vice-directeur du panel, Ahti Anttila, du registre finlandais des tumeurs, est lui également membre d’EUROSCREEN, tout comme le directeur du sous-groupe consacré au dépistage, Harry J. de Koning, de l’Erasmus University Medical Center de Rotterdam, évaluateur du programme néerlandais et véhément supporter du dépistage. Quant au directeur du panel, il avait déjà dirigé en 2002 la première édition du Handbook du CIRC, qui recommandait à tous les Etats d’introduire sur leurs territoires des programmes de dépistage du cancer du sein.

En revanche, pas un seul représentant de la Collaboration Cochrane à l’horizon. Pourtant, ce sont ses méta-analyses qui ont mis le feu aux poudres dès 2000, en démontrant que le rapport bénéfice-risque du dépistage par mammographie était défavorable. Cette absence est difficilement compréhensible, notamment de la part d’une agence qui prétend avoir choisi les experts en tenant compte d’un «équilibre des points de vue scientifiques».

Le CIRC se justifie ainsi: «Les experts ont été sélectionnés sur la base de leurs publications, en tant qu’investigateurs principaux d’études originales sur les programmes actuellement en place, ou d’études originales sur le cancer du sein.» Alors que «les auteurs de la collaboration Cochrane ont une très grande expérience essentiellement dans l’exécution de revues systématiques et dans la conduite de méta-analyses».

En d’autres termes, aux yeux du CIRC, le fait que les revues Cochrane représentent le plus haut niveau de preuve en EBM (Evidence Based Medicine, médecine fondée sur les preuves), et restent à ce jour les publications les moins sujettes aux biais dont on dispose, ne suffit apparemment pas à qualifier leurs auteurs pour une contribution à une publication comme le Handbook, censée servir de référence. Là encore, d’un point de vue de méthodologie scientifique et de bonnes pratiques, cette décision est incompréhensible. Et surtout inquiétante.

En effet, l’unilatéralité des opinions représentées a manifestement eu un impact négatif sur la qualité de l’analyse menée par le panel. Au point que l’un des membres a protesté dans les colonnes de la revue spécialisée British Medical Journal (BMJ). Cet expert, Anthony Miller, professeur émérite à la Dalla Lana School of Public Health de l’Université de Toronto, a été la seule voix critique sur le dépistage par mammographie que le CIRC a recrutée pour son Handbook.

Co-auteur notamment des essais randomisés contrôlés canadiens, qui ont conclu, comme la Collaboration Cochrane, à l’absence d’impact du dépistage sur la mortalité par cancer du sein, Anthony Miller a rappelé dans le BMJ que le «consensus» du CIRC était en réalité une succession de «décisions prises à la majorité». Or, à l’évidence, cette majorité avait déjà été arrêtée en amont, et manifestement, elle n’a pas fait preuve de la rigueur nécessaire.

Le fait qu’Anthony Miller ait «exprimé» son «désaccord, à plusieurs reprises» lors de la réunion du panel en décembre 2014 n’y a rien changé. «J’ai eu l’impression que les biais et/ou les variables parasites n’avaient pas été pris en considération de manière adéquate dans certains essais randomisés contrôlés et dans les études en population», a-t-il détaillé. Et de citer les trois essais les plus controversés, que la Collaboration Cochrane avait écartés de sa méta-analyse en raison de défauts méthodologiques importants: l’étude d’Edimbourg, l’étude des Deux-Comtés et celle de Stockholm (pour le détail de ces études, lire Un quart de siècle de désinformation, nda).

Autrement dit, les obédiences ont influencé de manière déterminante la sélection des études et la méthodologie utilisée. Les auteurs les plus influents du Handbook sur la question de la mammographie ont retenu les essais dont les résultats indiquaient un effet très important du dépistage sur la mortalité par cancer du sein, tout en minimisant ses inconvénients. Ils étaient parfois eux-mêmes auteurs de ces publications, ce qui pose un problème évident d’objectivité.

Le poids accordé aux études cas-témoins a été critiqué aussi. Les résultats de ces travaux sont en effet souvent favorables au dépistage, mais les risques de biais sont très importants. Karsten Juhl Jørgensen, co-auteur avec Peter C. Gøtzsche de la dernière revue Cochrane sur le dépistage par mammographie, a rappelé, dans le BMJ également, que ces études n’étaient «pas fiables pour des interventions aux effets incertains comme le dépistage».

Au vu de tous ces éléments, une question se pose: le CIRC n’agit-il pas en contradiction avec les principes du Code de bonnes pratiques scientifiques (Code of Good Scientific Practice) dont il s’est doté en 2008 (intégrité, transparence, impartialité, indépendance)? Sollicitée sur ce point, l’agence nous a répondu par le biais de sa porte-parole que «comme les intérêts des membres du Groupe de Travail avaient été postés sur notre site un mois avant la réunion, et seront publiés dans le rapport final», il n’y avait «pas de contradiction».

Le CIRC ne fait donc rien pour dissiper les doutes. Au contraire. Il refuse d’entrer en matière sur les conflits d’intérêts manifestes des auteurs les plus en vue du rapport, et continue de communiquer de manière non référencée, en insistant uniquement sur les avantages du dépistage. Quitte à apparaître comme une organisation complaisante, qui joue les tremplins en faveur d’acteurs à la partialité évidente. Le soupçon d’instrumentalisation n’est pas loin. A terme, cet épisode pourrait entamer sérieusement sa crédibilité.