Quand l'ONU condamne à la mort civile (3/3)

Dans un état démocratique, toute personne a la possibilité de faire valoir ses droits, du moins en théorie. Quand Dick Marty rencontre Youssef Nada, un homme d'affaire égyptien accusé d'avoir financé les attentats du 11 septembre 2001 et mis sur une liste noire de l'ONU sans preuves, il n'en croit pas ses yeux.

Marty Cia Marty Cia
La salle des Droits de l'Homme et de l'Alliance des Civilisations dans les bâtiments de l'ONU à Genève.© ONU / Elma Okic

Je reçois une lettre d’un chirurgien bien connu qui me soumet le cas d’un de ses patients. Ce n’est pas une affaire médicale, c’est une question de justice qui ira jusqu’à la Cour de Strasbourg avec condamnation de la Suisse et une dénonciation des méthodes utilisées par l’ONU pour combattre le terrorisme. Il s’adresse à moi en faisant référence à mon passé de magistrat et en tant que politicien particulièrement intéressé aux questions concernant les droits de l’homme. J’avais rencontré ce médecin lors de débats sur des sujets éthiques, notamment liés à la fin de vie. Personne très estimée, il est proche du PDC et représente avec talent les valeurs chrétiennes et plutôt conservatrices. Il me décrit les mésaventures d’un patient musulman, qu’il connaît depuis plus de vingt ans et qu’il dépeint comme étant une personne distinguée et très cultivée avec laquelle il n’entretient pas seulement des rapports de médecin à patient, mais aussi un dialogue culturel passionnant.

D’origine égyptienne, cet homme d’affaires qui a fait fortune a été soudainement mis sur une liste noire de l’ONU, accusé d’avoir financé les attentats du 11 septembre. Tous ses biens ont été bloqués et il a l’interdiction de franchir une frontière, ce qui signifie qu’il ne peut pas quitter la minuscule enclave italienne de Campione, sur le lac vis-à-vis de Lugano. Toujours dans sa lettre, le médecin affirme que son patient n’a aucune possibilité de se défendre et de faire valoir ses droits. Il me demande si cela est vraiment possible dans un Etat démocratique et si je suis prêt à rencontrer sa connaissance et à l’écouter. «Il est certainement un excellent médecin, mais ce qu’il me raconte ne tient absolument pas la route, il est simplement impensable qu’une institution telle que l’ONU puisse prendre de telles décisions sans respecter les droits les plus élémentaires que l’on reconnaît même aux pires criminels, comme le droit d’être entendu et le droit à un procès équitable.» C’est ce que je me suis dit à la lecture de cette lettre. Par égard pour ce médecin, pour lequel j’ai beaucoup de respect et de sympathie, je lui réponds que je suis disposé à rencontrer la personne qu’il m’a signalée, à trois conditions toutefois: si je m’occupe du cas ce sera seulement du point de vue politique, en d’autres termes je n’assumerai aucun mandat professionnel lié à cette affaire; son avocat doit être mis au courant de la rencontre et, enfin, je serai libre d’exprimer mon opinion. 

C’est un monsieur très distingué qui vient me voir dans mon bureau à Lugano. La septantaine passée, il est habillé avec raffinement, me salue avec une courtoisie extrême et ne sait comment me remercier de lui consacrer du temps et de l’attention. Il me raconte son histoire. Il fait partie des Frères musulmans, confrérie au sein de laquelle il a été responsable des relations extérieures. Lors de colloques successifs, j’aurai l’occasion d’en apprendre un peu plus sur ce mouvement, de mieux en comprendre la nature et d’aller un peu au-delà des lieux communs existants au sujet de cette communauté un peu mystérieuse. Ce mouvement, dont les buts premiers étaient la promotion des valeurs sunnites et la lutte contre la présence britannique, ne constitue pas un bloc monolithique, contrairement à ce qu’on pense généralement. Il y a une partie qui n’a pas hésité à recourir à la violence, ce qui a provoqué des réactions féroces de la part des régimes arabes autoritaires.

Tristement célèbre à cet égard, le massacre d’Hama commis par les troupes de Hafez el-Assad. Une autre partie est plus modérée et préfère agir en s’appuyant sur l’adhésion de la population, notamment par le déploiement d’une action sociale importante, souvent là où l’Etat est absent. Youssef Nada, tel est le nom du monsieur qui est assis en face de moi, a fui une première fois l’Egypte, puis la Libye lors de l’avènement de Kadhafi. Après un séjour à Vienne, il s’établit à Campione et crée à Lugano la banque Al-Taqwa, établissement financier conduit selon les principes islamiques (interdiction de la rémunération par les intérêts, mais participation aux profits et aux risques des investissements). Youssef Nada me raconte qu’il était à Londres pour affaires, comme c’était souvent le cas. Lorsqu’il s’apprête à payer sa note d’hôtel, il est prié de patienter, car il y a apparemment un problème avec sa carte de crédit. Peu de temps après, deux inspecteurs de Scotland Yard l’approchent dans le hall de l’hôtel et lui intiment de quitter immédiatement le pays et de rentrer à son domicile par le chemin le plus bref: il figure sur la liste Al-Qaida du Conseil de sécurité, tous ses biens sont bloqués et il n’a plus le droit de franchir une frontière.

Choqué, il rentre chez lui à Campione. Il s’adresse à un avocat qui lui confirme qu’il figure bien sur la liste et qu’il n’existe aucune possibilité de recours. Je n’en reviens pas: aucun droit d’être entendu, aucune possibilité de s’adresser à une instance supérieure, une violation flagrante des droits fondamentaux! Quand il a fini de me raconter son histoire, mon premier commentaire le glace: «Alors, si j’ai bien compris, en venant me voir aujourd’hui à Lugano vous êtes en train de violer les ordres du Conseil de sécurité des Nations Unies, car vous êtes sorti de l’enclave de Campione!» Campione est à douze kilomètres de Lugano et il n’existe aucun contrôle de frontière. Je n’arrive pas encore à croire à cette histoire. L’ONU n’est pourtant pas la Corée du Nord! J’écris à notre ambassadeur auprès des Nations Unies (l’actuel président du CICR) pour lui demander si j’ai vraiment bien compris ce que m’a raconté Youssef Nada. Et si cela correspond à la réalité. La réponse est aussi rapide que lapidaire: «oui, hélas!» Une fois de plus, au nom de la lutte contre le terrorisme, on semble accepter et justifier n’importe quelle violation des libertés fondamentales. Et cela, sous l’égide de l’Organisation des Nations Unies, dont la Charte proclame pourtant la «foi dans les droits fondamentaux de l’homme, dans la dignité et la valeur de la personne humaine, dans l’égalité de droits des hommes et des femmes» et exprime l’ambition de «créer les conditions nécessaires au maintien de la justice». Justice?

La suite de cette histoire est payante.

Abonnez-vous

Et profitez d'un accès illimité au site pour seulement 7.-/mois.

Je profite → Déjà abonné? Connectez-vous.

Achetez cet article

Nouveau: dès 0.50 CHF, payez votre histoire le prix que vous voulez!

Je me connecte → Paiement rapide et sécurisé avec Stripe