De la pizza au homard du Bosphore (1/3)

L'ancien député radical et procureur général du Tessin Dick Marty est mort d'un cancer le jeudi 28 décembre 2023 à l'âge de 78 ans. Celui qui fut aussi rapporteur au Conseil de l'Europe et membre de la Commission des droits de l'Homme de l'OSCE a consacré une bonne partie de sa carrière à combattre les systèmes mafieux et à défendre les libertés. Voici ses mémoires.

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La migration, la criminalité transfrontalière ainsi que la contrebande mobilisent quotidiennement l'Administration fédérale des douanes (AFD). En 2016, plus de 33'500 cas de contrebande ont été enregistrés dans le cadre du trafic touristique.© Administration fédérale des douanes

On est en pleine Pizza Connection. Jeune procureur, je suis appelé à examiner la position d’Adriano Corti, le «caissier de la Mafia», comme le définit la presse italienne. Corti est le produit typique d’une certaine société tessinoise qui a fait de la frontière son gagne-pain, souvent sa richesse. Après la contrebande de café et de cigarettes à grande échelle, Corti, comme bien d’autres, s’est reconverti dans le transport d’argent. Ce sont des milliards de lires (ancienne unité monétaire de l'Italie) qui passent la frontière, cachés dans le double fond de sa voiture. Ces transferts sont illégaux aux yeux de la loi italienne, mais bienvenus en Suisse, leur passage ne contrevenant à aucune loi, du moins à l’époque. Ce sont des sommes colossales qui sont ainsi transportées pour le compte de riches clients italiens vers leurs comptes auprès de banques suisses. Ces dernières sont parfaitement au courant de ces modalités de transferts et ce sont d’ailleurs elles qui conseillent à la clientèle leurs convoyeurs de confiance. Bien entendu, quand ces intermédiaires ont des pépins, les banques prétendent de ne pas les connaître. Corti a gagné beaucoup d’argent et il en a perdu et dilapidé tout autant. Dans son travail, parfaitement légal pour la Suisse, il est considéré comme efficace, honnête et digne de confiance.

Ce phénomène du trafic de frontière m’avait fortement impressionné et interpellé. La frontière est au Tessin une réalité quotidienne qui a joué et joue toujours un rôle très important dans la vie du canton. Maint Tessinois ont bâti leur richesse et leur respectabilité sur la contrebande. L’économie locale ne pourrait pas fonctionner sans l’apport de dizaines de milliers de frontaliers. Il y a plus de trente ans de cela, je m’étais intéressé à un Suisse de Lugano, un personnage, énigmatique et très discret qui, comme nous l’avions établi, gérait depuis son habitation dans un quartier très tranquille de Lugano un gigantesque trafic de cigarettes au départ de l’Albanie. En fait, la marchandise ne venait pas physiquement en Suisse, mais était destinée à d’autres pays. Nous soupçonnions que ce commerce de contrebande masquait un trafic de drogue. Nous n’avons toutefois jamais réussi à trouver de véritables preuves, même si le doute est resté. Ce qui nous stupéfia ce fut de découvrir que ce contrebandier suisse, qui ne sortait pas de son bureau de Lugano, disposait déjà d’un système de transmission de données avec l’Albanie de Hoxha que la police ne réussissait pas à déchiffrer. Naïf, je m’étais adressé à Berne, à l’administration des douanes pour savoir si tout cela était vraiment légal. 
– Bien sûr, cher monsieur, c’est même bien, car ce sont des places de travail et cela nous permet au surplus d’encaisser des taxes en faveur de l’AVS! 
– Mais on favorise la fraude fiscale dans les pays voisins...
– Ce n’est pas notre problème! 

C’est au cours de ces années que la place financière tessinoise se développe d’une façon spectaculaire, non sans d’importants dégâts aussi bien sur le plan de l’image que de celui de la société tessinoise. L’expansion fulgurante des services financiers a pour conséquences que les professions manuelles et artisanales sont dévalorisées et largement abandonnées. Ces vides ont dû être comblés par les frontaliers, souvent très capables et pleins de bonne volonté. Les déboires économiques de l’Italie et la fuite des capitaux vers le Tessin créent un climat d’euphorie qui favorise une mentalité de gain facile et rapide, la spéculation immobilière, des réussites fulgurantes de personnes qui ne disposent pas d’un véritable bagage professionnel et culturel, sinon une bonne dose d’audace et, surtout, une absence de scrupules. Cela engendre inévitablement une culture malsaine qui contribue à expliquer les problèmes actuels du Tessin.

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Dick Marty a occupé plusieurs postes durant sa carrière: procureur, conseiller d'Etat tessinois, conseiller aux Etats et député à l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe.  © Assemblée fédérale suisse

Les jeunes magistrats de lointaines provinces que nous sommes essaient d’attirer l’attention sur les dangers que représentait ce flux massif d’argent très souvent d’origine douteuse. L’argent n’est pas neutre, n’est pas toujours innocent, surtout pas lorsqu’il arrive de cette façon. En outre, il introduit subrepticement la culture d’origine, la mentalité de magouille, de corruption, bref, un esprit malsain, souvent mafieux. On réclame des dispositions efficaces contre le blanchiment. Cela nous vaut d’être taxés d’ennemis de la place financière suisse. Pour justifier cet énorme flux de capitaux, on n’hésite pas à faire l’apologie de l’évasion fiscale, la présentant comme une légitime défense contre l’Etat inefficient et voleur. Il est évidemment commode de penser que tout cet argent provient d’honnêtes citoyens qui ne pensent qu’à l’avenir de leur descendance. La doctrine officielle de ces milieux bancaires est claire: nous ne sommes pas des policiers, ce n’est pas à nous d’investiguer sur la provenance de l’argent, notre job, disent-ils, c’est de faire des affaires et de créer des places de travail. C’est le refrain qu’on nous rabâche maintenant pour s’opposer à toute réglementation au sujet de la responsabilité des multinationales avec siège en Suisse pour les atteintes aux droits de l’homme liées à leurs activités dans des pays fragiles. Ainsi les banques prétendent qu’elles n’ont pas besoin de lois, elles peuvent très bien s’autoréguler. Avec le résultat que l’on sait. C’est pourtant encore l’autorégulation que le Conseil fédéral nous présente comme panacée pour s’assurer que les multinationales avec siège en Suisse respectent les droits fondamentaux dans les pays étrangers où elles déploient leur activité. En parfaite mauvaise foi, car ce même Conseil fédéral est obligé de reconnaître que ces mêmes entreprises ne savent même pas faire respecter en Suisse le principe constitutionnel de la parité des salaires entre les sexes

Longtemps après les années folles qui ont vu à l’œuvre Corti et ses nombreux collègues, le Parlement est appelé à approuver de nouvelles dispositions contre le blanchiment, celles-là mêmes que nous réclamions et qui nous avaient valu tant de quolibets de la part de l’intelligentsia bancaire et financière. Je n’ai pas pu résister à la tentation d’intervenir dans le débat: «Aujourd’hui, nous nous apprêtons à approuver cette loi sur le blanchiment d’argent sans grandes discussions: on est en train d’aller très rapidement dans l’examen de ces dispositions; bref, il y a un accord général, ou presque. Permettez-moi, pour la petite histoire, d’ouvrir une parenthèse à ce sujet. J’ai l’impression qu’on s’aperçoit tout à coup, aujourd’hui seulement, de l’importance, de l’ampleur et du caractère extrêmement dangereux de la criminalité organisée. On a parlé d’un chiffre d’affaires de 600 milliards de francs, c’est une évaluation prudente. Lorsqu’on entend ces chiffres, on se rend compte que les déficits de la Confédération et la dette publique en Suisse sont des choses tout à fait relatives. Permettez-moi de vous dire que ces dispositions que l’on vote aujourd’hui étaient invoquées par les magistrats il y a plus de dix ans déjà. Au début des années quatre-vingt, lorsqu’il y a eu la Pizza Connection et toute une série de cas, certains magistrats de province demandaient ces dispositions. Puis-je vous rappeler que ces magistrats ont été alors taxés d’ennemis de la place financière suisse, de démolisseurs de cette place financière? Je crois qu’il n’y a pas besoin d’instituer une commission d’historiens pour établir qui a vraiment porté atteinte à la place financière de notre pays [...]» C’était le 16 juin 1997. Que de temps perdu, que de scandales qu’on aurait pu épargner à notre pays! Je ne savais pas alors qu’on n’en avait pas fini avec les folies des cow-boys de la finance. Etrange myopie de la politique suisse et des milieux économiques qui la conditionnent! On a ainsi réagi très tardivement à la question des avoirs en déshérence, ce ne sont pourtant pas les avertissements qui avaient manqué. La même chose se passera plus tard avec le grounding de Swissair et la débâcle de l’UBS. Alors que le secret bancaire est en train de s’effondrer, du fait surtout des coups portés par des banquiers eux-mêmes, on ne trouve rien de mieux, au sommet de l’Etat, que de «sauter sur sa chaise comme un cabri» en répétant «non négociable, non négociable!» La devise semble surtout avoir été subir plutôt que prévenir.

La Pizza Connection était au début des années 80 un vaste trafic d'héroïne entre l'Iran et New York, transitant en Italie dans les laboratoires de la mafia sicilienne et terminant en Suisse, au Tessin ou à Zurich, pour blanchir l'argent de la drogue. © RTS

A propos des avoirs en déshérence, les choses auraient pu changer pour moi si les circonstances n’en avaient pas décidé autrement. Un jour, un huissier est venu dans la salle du Conseil des Etats, où je siégeais seulement depuis quelques mois, pour me dire que la Conseillère fédérale Ruth Dreifuss désirait me parler. C’était pour me dire qu’elle envisageait de me proposer comme président de la Commission indépendante d’experts qu’on entendait instituer pour faire la lumière sur le rôle de notre pays pendant la Seconde Guerre mondiale. J’ai été tellement surpris par cette proposition que je n’ai pas su quoi dire, sinon que j’y réfléchirais. Jean-Pascal Delamuraz a résolu très vite la question: «il n’en est pas question!» En fait, quelques semaines auparavant, j’avais finalement cédé aux pressions de Jean-Pascal Delamuraz pour assumer la présidence de Suisse Tourisme. J’avais répondu à deux reprises par la négative à sa requête, invoquant l’engagement parlementaire que je venais d’assumer, je voulais d’abord bien m’introduire dans cette fonction, avant d’assumer de nouvelles tâches. La troisième fois, je n’ai plus eu vraiment le choix, «je ne te le demande plus, j’ordonne!» et j’ai accepté. Jean-Pascal Delamuraz et Ruth Dreifuss ont été les Conseillers fédéraux que j’ai le plus appréciés au cours de mon activité politique. La Commission indépendante d’experts a été finalement présidée par Jean-François Bergier, une figure remarquable que j’ai eu le privilège de connaître par la suite. Il est navrant que le rapport Bergier n’ait pas fait l’objet d’un véritable débat au niveau politique. La qualité du travail accompli par la commission et les faits mis en lumière par de nombreux documents inédits auraient mérité une meilleure considération et une réflexion plus approfondie. Le rapport mettait en cause le mythe national dans lequel certains se berçaient et avaient construit leur fonds de commerce politique, ce qui a déclenché de virulentes attaques contre les chercheurs. Trop nombreux ont été ceux qui sont restés silencieux. 

L’activité de convoyeur de fonds de Corti est moralement critiquable, mais parfaitement légale, du moins aux yeux du droit suisse de l’époque. Parmi ses clients, il y a aussi de grandes banques suisses et d’importantes sociétés fiduciaires. Ce genre de transactions le met nécessairement en contact avec des milieux douteux, et c’est ainsi que des personnages impliqués plus tard dans l’enquête italienne de la Pizza Connection font appel à ses services. La police tessinoise avait transmis aux autorités italiennes des informations inexactes sur le compte de Corti, ce qui contribue à le faire apparaître comme le «caissier» de la Pizza Connection. Corti est notamment accusé d’être le titulaire du célèbre compte Wall Street 100 auprès du Credit Suisse de Bellinzone, compte qui a joué un rôle important dans cette énorme affaire de blanchiment d’argent provenant du trafic de drogue. L’enquête va démontrer que Corti n’a jamais eu de relations avec le compte Wall Street 100. Il a manifestement été la cible d’une campagne de presse mensongère, alimentée par des fonctionnaires de police peu scrupuleux. Son succès dans les affaires fait de nombreux jaloux et la nature de son activité l’expose tout naturellement à ce genre de risques. L’accusation d’être le comptable de la Pizza Connection et le battage médiatique qui s’est ensuivi ont pour lui des conséquences catastrophiques. Voyons donc, les banques ne sauraient entretenir des rapports avec quelqu’un d’aussi mauvaise réputation! Il a effectué des transferts pour des milliards de francs pour ces banques, sans jamais leur faire perdre un seul centime. Elles le laissent tomber et ne veulent plus le voir. C’est comme si elles ne l’avaient jamais connu. Respectabilité oblige.

Corti est, non sans quelques raisons, furieux qu’on ait transmis de fausses informations aux Italiens. Il provoque un esclandre dans les bureaux de la police, accusant nommément un haut fonctionnaire d’avoir ruiné sa réputation. Il prétend qu’à cause de la réputation qu’on lui a faite, des malfrats n’hésitent pas à le solliciter pour s’associer à l’organisation d’un trafic d’héroïne à vaste échelle. Il est franchement écœuré qu’on puisse le considérer comme un trafiquant de drogue. Contrebandier, oui, une activité qui a des racines ancestrales, des codes précis de loyauté, mais jamais il ne toucherait à la drogue! Tato, le jeune policier de l’antidrogue qui travaille avec moi, a vent de ce coup de gueule et de cette proposition de monter un trafic d’héroïne. Il m’en parle. Nous savons que nous devons prendre les affirmations de Corti avec beaucoup de prudence, d’autant plus qu’elles ont été faites dans un moment de colère. Mais on ne sait jamais. Corti a un vaste réseau de connaissances dans les milieux financiers, aussi bien en Suisse qu’en Italie, et c’est un virtuose reconnu de la contrebande. Nous savons aussi qu’à la suite des révélations de la presse, il se trouve dans une situation financière catastrophique. Bref, il pourrait très bien présenter un profil intéressant pour un réseau criminel à la recherche d’un appui en Suisse. C’est décidé, Tato va prendre contact avec Corti. 

Fausto Cattaneo, dit «Tato», fait partie de la petite poignée de personnes qui m’ont été proches lors des moments les plus importants et délicats de mon activité professionnelle. Intuition, capacité de jugement ou tout simplement chance, je n’en sais rien, mais, c’est un fait, j’ai toujours eu la main heureuse dans le choix de mes collaborateurs les plus proches. Je n’ai jamais aimé les yes-men, ma préférence est toujours allée instinctivement – je m’en rends compte aujourd’hui seulement – à des individualités qui avaient des qualités qui me faisaient plutôt défaut. Je les ai choisis comme s’il s’était agi de compléter un puzzle. Je pense ne pas avoir été un chef désagréable, mais certainement pas facile. Je m’attendais toujours à ce qu’on me comprenne sans que j’aie à donner de longues explications. Souvent, un geste ou un regard devaient suffire. Nous devions être comme deux joueurs de hockey sur glace qui se passent le puck sans se voir, l’un étant certain que l’autre se trouve au bon endroit à ce moment précis. Tato est alors un jeune policier. Je débute comme jeune magistrat, il commence comme policier affecté aux stups. Brillant, sympathique, très communicatif, il sait parler aux jeunes. Ce ne sont pas ses seules qualités, comme il ne tardera pas à le démontrer. Trop, peut-être, pour ne pas susciter des jalousies et de solides inimitiés au sein même de ses collègues. La frustration des médiocres confrontés à la réussite des autres, on le sait, peut faire des ravages. Tato, hélas, en a dû faire la douloureuse expérience. Le Ministère public de la Confédération s’est comporté à son égard (et à l’égard d’un de ses collègues, un brillant officier de la sûreté vaudoise) d’une façon scandaleuse. Ces deux excellents agents, accusés à tort, ont dû attendre dix ans pour obtenir justice. Révoltant. 

Corti a été contacté par l'une de ses connaissances, un commerçant totalement inconnu aux services des stups, mais avec de sérieux problèmes financiers. Ce dernier prétend qu’une personne parmi ses relations d’affaires en Italie veut monter une importante opération commerciale en Suisse. Il s’agirait de quelque chose de très délicat et il a besoin d’un contact très compétent et de très discret pour monter un réseau de distribution d’héroïne. Il affirme disposer de fournisseurs à même de livrer d’importantes quantités de marchandises de premier choix. Celui que l’on présente comme le ministre des Finances de la Pizza Connection pourrait parfaitement faire l’affaire. Tato a un flair qui le trompe rarement. On décide qu’il vaut la peine d’y regarder de plus près. Comment s’y prendre? Embarquer le commerçant qui a approché Corti? Il lui suffirait de nier, avec le risque que les trafiquants, si vraiment ils existent, interrompent immédiatement les contacts pour s’adresser ailleurs. Et si Corti se déclarait prêt à étudier l’affaire? On va essayer de lancer l’hameçon. Tato donne des instructions précises à Corti; celui-ci doit, à l’occasion et sans précipitation, faire comprendre au commerçant qu’il a réfléchi et qu’il pourrait être preneur dès lors qu’il s’agit de quelque chose de sérieux. Tout cela prend quelques semaines avec des négociations très prudentes qui deviennent lentement plus concrètes. Nous pouvons ainsi identifier le contact en Italie. Il s’agit d’un individu qui dispose apparemment de nombreuses relations en Turquie. Les renseignements confidentiels de la police italienne confirment que le personnage en question peut bien avoir l’envergure pour être en rapport d’affaires avec des caïds de la drogue. La chose devient de plus en plus intéressante. Les consignes sont strictes et claires: Tato doit constamment maintenir le contact avec Corti et celui-ci doit simplement se limiter à affirmer sa disponibilité et insister sur le fait qu’il ne veut pas s’embarrasser d’intermédiaires, mais seulement parler avec des personnes fiables, à même de prendre des décisions. Il ne faut en aucun cas tomber dans la provocation et se limiter à assumer l’attitude d’un partenaire crédible susceptible d’être preneur d’un business sérieux et rentable. Avec Tato, on fixe toute une série de règles de comportement. Il doit surveiller de près Corti, et toute nouvelle initiative n’est possible qu’après avoir obtenu mon feu vert. Cela implique, entre autres, une disponibilité immédiate vingt-quatre heures par jour. En contrebandier de long cours, Corti n’a pas trop de peine à assumer son rôle qui ne doit pas excéder celui d’un intermédiaire qui connaît et peut joindre des acheteurs très sérieux, disposant d’importants moyens financiers et en mesure d’écouler des quantités importantes de «marchandise». Ces acheteurs interviendront dès que les choses deviendront plus concrètes et seulement après s’être assuré du caractère sérieux de la négociation et de la fiabilité des vendeurs. 

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© Damien Roudeau

Finalement, nous avons un nom en Turquie: Haci Mirza. Tato actionne son contact auprès de la DEA américaine pour savoir si ce nom apparaît dans leurs fichiers. La réponse est rapide et retentissante: non seulement les Américains le connaissent bien, mais ils essaient vainement de le coincer depuis une dizaine d’années. L’affaire prend maintenant une tout autre dimension. La DEA prend la chose très au sérieux et décide de détacher un agent et de le mettre à notre disposition. C’est un Italo-Américain en poste à Milan, Sam, un homme qui va se révéler précieux, loyal, et, contrairement à bien d’autres Américains, il montre tout de suite qu’il comprend et respecte les règles et les coutumes d’autres pays. Sam va donc prendre part à l’enquête sous ma direction. Tato et Sam s’apprêtent ainsi à assumer le rôle d’acheteurs intéressés. L’histoire sera racontée en détail dans le livre de Tato (Comment j'ai infiltré les cartels de la drogue) et servira de scénario pour un film. Les règles du jeu sont claires. Tato va tenir un journal en consignant avec précision tout ce qui se passe. Je vais suivre les négociations de très près et chaque jour nous allons faire le point de la situation. Nous nous rendons rapidement compte que nous avons affaire à un gang très organisé, surtout pas des amateurs. C’est un monde nouveau pour nous. Si nous voulons aboutir, nous sommes obligés de mettre les grands moyens. Dans une première phase, les Turcs veulent vraiment tester la qualité des acheteurs et ils demandent que Tato et Sam se rendent à Istanbul pour rencontrer Haci Mirza. On va friser la catastrophe et le tout risque de tourner au drame. Respectueux des règles du jeu entre polices de pays différents, nous avons averti Interpol Ankara de la venue de deux policiers dans le cadre d’une enquête suisse en indiquant leurs véritables identités ainsi que l’hôtel où ils seront logés. Comme nous l’apprendrons plus tard, la bande à Mirza est tout de suite informée de la venue de policiers suisses. Des sbires de Mirza viennent la nuit à l’hôtel, vraisemblablement pas avec de bonnes intentions. Le hasard veut que le soir tard, Tato et Sam doivent quitter leurs chambres à cause d’une panne de la climatisation et soient déplacés dans une autre aile de l’hôtel. Ce changement n’est heureusement pas enregistré le soir même à la réception. C’est ainsi que les truands trouvent les chambres attribuées aux deux policiers suisses vides. Ils en déduisent qu’ils ne sont pas encore arrivés.

Le jour suivant, Mirza se montre nerveux et recommande la plus grande prudence à Tato et Sam (qui ne se sont présentés évidemment pas avec leur véritable identité). Mirza affirme qu’il a été informé que deux policiers suisses ont annoncé leur venue en Turquie pour une affaire de drogue et qu’il faut donc être extrêmement prudents. Tato, dont je connais bien aussi ses talents de comédien, ne perd pas le nord: il fait une scène à Mirza et dit clairement qu’ils ont fait le voyage en pensant discuter avec une organisation sérieuse et qu’il ne saurait être question de traiter avec des amateurs surveillés par la police. Il fait même le geste de s’en aller. Sam, très malin et très professionnel, comprend tout de suite. Il assume le rôle du gentil et demande poliment des explications à Mirza. Celui-ci lui explique qu’il a des contacts très bien placés dans la police qui lui ont donné le renseignement. Il semblerait, toutefois, que ces policiers ne soient pas encore arrivés à Istanbul, les chambres qu’ils ont réservées étant encore vides. Il est évident qu’on n’a pas affaire à des amateurs, mais à une organisation qui dispose de contacts à l’intérieur des forces de l’ordre. La confiance rétablie, dégustant du homard au bord du Bosphore, Mirza leur fait part de son intention de livrer cent kilos d’héroïne par mois. Il s’agit d’une quantité énorme, sans aucun rapport avec tout ce qu’on a vu jusqu’alors, au point que cela me semble invraisemblable. Il insiste par conséquent sur la nécessité de disposer de partenaire sérieux et disposant de moyens importants. Au préalable, il veut donc mieux connaître les acheteurs et s’assurer de leur solvabilité. Subitement, nous ne jouons plus dans la même ligue. Nous ne sommes plus en présence de petits dealers de rue. Nous sommes conscients d’être pris par un jeu qui risque de nous dépasser, c’est un peu comme passer de la cinquième division à la Champions League! Nous louons une villa à Genève avec maître d’hôtel, une voiture de luxe, nous nous faisons prêter le laboratoire de raffinage saisi aux Paccots lors d’un retentissant coup de filet de la police fribourgeoise, que nous allons monter dans les Grisons. Nous le savons, le point le plus délicat est l’argent et cela ne tarde pas à se confirmer. Ils exigent une avance substantielle. Impossible de verser une somme d’argent aux truands, c’est totalement illégal (alors que le droit américain le permet). Il nous faut trouver une autre solution. Nous la trouvons grâce à la collaboration de la police d’un autre canton et d’une banque. Tato conduit Mirza dans le caveau d’une institution financière prestigieuse et lui montre une valise pleine de billets. Celle-ci est déposée dans un safe avec deux serrures différentes. Ce sera une clé pour nous, l’autre pour lui. Inutile d’entrer dans les détails, mais les dollars (plus d’un million et authentiques!) ne nous ont été prêtés que pour quelques minutes. Nous ne sommes pas encore au bout de nos difficultés. 

Dick Marty explique comment le trafic de drogue s’est installé en Suisse et continue d'alimenter le crime organisé. Prônant une politique de prohibition au début de sa carrière, il considère la prévention comme une action plus pertinente désormais. © GREA TV

Nous sommes en janvier, le jour de mon anniversaire. Tato et Sam me téléphonent: les discussions sont rompues, les vendeurs exigent une avance en espèces, condition non négociable. Découragés, ils me proposent de les arrêter: il y a suffisamment de preuves pour les accuser d’actes préparatoires punissables aux yeux de la loi en vue d’organiser un important trafic de drogue. Ma réponse les déçoit: «Non, on les laisse aller, s’ils reviennent de leur propre initiative, on prive définitivement la défense d’un argument fondamental, celui de la provocation.» Trois très longs jours s’écoulent. Tato et Sam sont épuisés et déprimés, ils auraient voulu tant agir. Je les comprends, ce sont des hommes d’action et jusqu’à présent ils ont été parfaits. Mon rôle est cependant de penser au code et au procès éventuel. Je n’arrive pas à dormir. Nous passons de nombreuses heures dans la petite cafétéria de la police à Bellinzone, entre sentiment d’échec et espoir.

Alors qu’on ne l’attendait plus, le coup de fil arrive: ils veulent conclure. Nous apprenons par d’autres sources qu’ils ont des problèmes d’argent et qu’ils sont pressés de trouver de nouveaux débouchés. Ils ont été vraisemblablement rassurés par ce qu’ils ont vu et par le fait que rien ne s’est finalement passé après la rupture des négociations. Enfin, ils ont toujours la seconde clé du safe d’une grande et renommée banque suisse. Les contacts sont rétablis avec des hauts et des bas. Le camion finit par quitter la Turquie. Mais nous n’en avons pas fini avec les émotions. Il y a le passage des frontières, chaque fois un risque, car on a renoncé à demander la collaboration des polices des différents pays traversés, le danger de fuites étant trop grand. Nous en avons fait l’expérience à Istanbul. Nouvelle alarme: le camion turc se fait arrêter par la police routière du canton d’Argovie. Le véhicule laisse échapper de la fumée et il est escorté au centre technique de la police routière. Entre-temps, Mirza est arrivé à Bellinzone et a pris une chambre à l’hôtel. Une équipe spéciale suit discrètement tous ses mouvements. Les techniciens argoviens examinent le camion à fond et imposent une réparation immédiate. Nous attendons, nous n’avertissons pas la police argovienne, nous craignons que cela puisse mettre en danger le coup de filet que nous avons soigneusement préparé. Le QG est installé dans un local près de la cafétéria, nous y sommes vingt heures par jour. Finalement, le camion arrive sur l’aire autoroutière de Bellinzone. Un policier en civil, qui a le permis pour véhicules lourds, réceptionne le camion; il prend le volant et se rend dans une halle industrielle de Castione qu’on s’est fait prêter. La souricière fonctionne à la perfection: les deux chauffeurs sont arrêtés sans aucune résistance de leur part, tandis qu’au même moment Mirza est surpris à son hôtel, le téléphone à la main et la clé du safe dans la poche. Le commerçant qui avait contacté Corti et le malfrat italien qui nous avait mis en relation avec la bande de Mirza sont également arrêtés. C’est un «en plein» comme on dit à la roulette. 

Les cent kilos d’héroïne étaient très bien cachés dans le camion, ce qui a rendu possible le passage de plusieurs frontières et de passer indemne un contrôle technique de la police. La nouvelle de la saisie fait sensation, il s’agit de l’une des plus importantes prises effectuées en Europe; aujourd’hui encore, plus de trente ans après, c’est de loin la saisie d’héroïne la plus importante effectuée en Suisse. Vu le nombre de journalistes qui affluent à Bellinzone, on organise en catastrophe une conférence de presse. Les images des sachets d’héroïne font le tour du monde. Je revivrai ces sensations, face à la multitude de reporters et de caméras, exactement vingt ans plus tard, au siège parisien du Conseil de l’Europe à l’avenue Kléber, dans un tout autre contexte. 

Tato, Sam et moi-même sommes invités à Orlando, en Floride, par la International Narcotic Enforcement Officers Association pour la remise d’un Special Award of Honor. Le jour avant la remise de cette distinction, Sam et moi attendons Tato dans le hall de l’hôtel. Il ne répond pas au téléphone, alors que le contrôle électronique des clés indique qu’il se trouve bien dans sa chambre. Très inquiets, nous demandons au service de sécurité de l’hôtel de nous ouvrir la chambre: Tato est vautré sur un fauteuil et se tord de douleurs. Médecin, ambulance, hôpital. Mais avant de l’accepter à l’hôpital, on nous demande une caution de 5’000 dollars. C’est uniquement après que j’ai versé la somme avec ma carte de crédit qu’on s’occupe de Tato. On lui diagnostique des calculs rénaux. Le jour après, Tato sort de l’hôpital pour la cérémonie en notre honneur. C’est un Tato bourré de morphine qui reçoit, avec Sam et moi, le diplôme en reconnaissance de notre «engagement extraordinaire contre la diffusion de stupéfiants»! Sam et moi avons toutes les peines du monde pour étouffer une crise de fou rire. Ce n’est pas fini avec les honneurs. Quelques mois plus tard, c’est le Département fédéral de la justice des Etats-Unis qui nous remet à Washington un Award of Honor «en reconnaissance de votre exécution remarquable, de votre service exemplaire et de votre dévouement dans le domaine de la législation sur la drogue». 

De retour à la maison, les critiques ne manquent pas. On ferait mieux de s’occuper de nos dealers plutôt que d’aller provoquer des gangs à l’étranger, clament certains. Pour d’autres, on joue aux Rambos. Bien évidemment, nous n’allons pas éviter les tracasseries bureaucratiques au sujet des frais de l’enquête, quelques dizaines de milliers de francs, trois fois rien par rapport aux frais d’expertise pour un cas moyen de criminalité économique. La drogue saisie représente quelques dizaines de millions de francs de chiffre d’affaires si elle avait été vendue en doses. Drogue qui serait vraisemblablement arrivée sur le marché et dans les veines de milliers de toxicomanes, si nous n’avions pas prêté attention au coup de gueule de Corti. Mars 1989, c’est le procès, avec des mesures extraordinaires de sécurité. Je suis très ému et à un certain moment je suis pris par une toux nerveuse qui m’empêche presque de parler. C’est l’avocat de la défense qui me tend des pastilles qui ont un effet immédiat. Non, l’émotion n’est pas due aux cent kilos. C’est mon dernier procès après plus de quatorze années passées au Ministère public. Quelques semaines après je serai conseiller d’Etat. Un passage aussi fulgurant qu’inattendu.