Des valises en or (2/3)

© Administration fédérale des douanes
Membre de l’espace Schengen depuis 2008, la Suisse ne contrôle plus systématiquement les personnes aux frontières. Seules les marchandises sont encore soumises à l'inspection.

L'ancien député radical et procureur général du Tessin Dick Marty est mort d'un cancer le jeudi 28 décembre 2023 à l'âge de 78 ans. Celui qui fut aussi rapporteur au Conseil de l'Europe et membre de la Commission des droits de l'Homme de l'OSCE a consacré une bonne partie de sa carrière à combattre les systèmes mafieux et à défendre les libertés. Voici ses mémoires.

L’enquête des cent kilos d’héroïne est le départ d’une affaire encore plus sensationnelle et inquiétante. Nous avons saisi un agenda électronique en possession du malfrat italien qui nous avait mis sur la piste turque, mais la police n’arrive pas à contourner le dispositif très sophistiqué qui en bloque l’accès. Une fois de plus, Tato actionne son impressionnant réseau de relations. C’est finalement un jeune agent fada d’électronique de la caserne des carabinieri de via Moskova à Milan qui en vient à bout. Surprise. Nous trouvons un numéro de téléphone d’une suite d’un hôtel de luxe de Zurich. Et voilà que nous sommes embarqués dans une autre grande enquête aux ramifications internationales. Cela concerne encore la drogue, pas la substance cette fois, mais l’argent, beaucoup, énormément d’argent. Des milliards. A côté de tout cela, je continue de m’occuper de la délinquance de tous les jours, des vols aux brigandages, des accidents graves de la circulation aux escroqueries.

La suite à Zurich est occupée par deux frères de nationalité syrienne et d’origine arménienne, les frères Magharian. Ils sont en Suisse avec un permis touristique, mais on découvre vite qu’ils brassent des affaires bizarres. Une fois encore avec Tato, toujours lui, nous nous trouvons confrontés à quelque chose de tellement grand que nous ne pouvons l’affronter avec les moyens traditionnels à disposition. Nous avons besoin de matériel informatique et d’experts comptables particulièrement aguerris. Recourir à une grande société fiduciaire coûterait des sommes énormes et nous n’aurions pas nécessairement la garantie d’un travail de qualité. J’ai alors l’idée de proposer au chef du Département cantonal des finances de détacher pour un certain temps quelques inspecteurs de l’Administration fiscale spécialisés dans la recherche des fraudes. Cela serait pour eux un excellent stage de formation, et comme le fisc tessinois n’est nullement concerné par cette affaire, il n’y a pas de conflits d’intérêts. Argument de poids aux oreilles du responsable des finances, on éviterait ainsi une dépense qui aurait certainement dépassé le million si nous étions contraints de recourir à des expertises externes. Affaire conclue. Les fonctionnaires ainsi détachés vont faire un travail admirable. J’ignore alors que je deviendrais quelques mois plus tard leur supérieur en tant que chef du Département cantonal des finances.

Les sommes colossales traitées par les deux Arméniens sont en espèces, indice évident de leur origine suspecte. On découvre ainsi que des billets de banque sont systématiquement transportés en grande quantité d’Istanbul à Sofia par la route. De Sofia, des courriers les transportent par avion à Zurich. Je n’en crois pas mes yeux: Sofia? Cela se passe bien avant la chute du mur et la Bulgarie jouit d’une réputation peu flatteuse: elle se chargerait de toutes les basses besognes du bloc de l’Est. Comment des courriers venant d’un tel pays peuvent-ils entrer en Suisse avec des valises pleines de billets de banque? Tout simple: les grandes banques suisses envoient une lettre de recommandation en faveur de ces courriers à l’ambassade suisse qui s’exécute et délivre le visa. Se non è vero è ben trovato (Même si ce n’est pas vrai, c’est bien trouvé) dira quelqu’un. Et c’est bien vrai, nous trouvons les copies des lettres et les banques sont bien obligées de l’admettre. La procédure est la suivante: le convoyeur de fonds, une fois obtenu le visa, grâce au sésame d’une des grandes banques suisses, arrive à Zurich. Il se rend tout de suite dans les locaux d’une des filiales bancaires situées à l’intérieur de l’aéroport, où il déverse le contenu de la valise sur une table. La valise est censée contenir un million de dollars. Vérification faite, le compte n’est jamais tout à fait exact, parfois il y a plus, parfois moins. On ne fait pas le détail, apparemment. Le lendemain, les courriers repartent pour Larnaka à Chypre avec de l’or transporté dans des poches spécialement aménagées dans leur manteau. Nous établissons que depuis Larnaka ils se rendent au Liban, plus précisément dans la vallée de la Bekaa, haut lieu de la production de la drogue et de camps d’entraînement du terrorisme moyen-oriental.

Le succès de telles enquêtes dépend aussi de la qualité de la collaboration qu’on peut établir avec des collègues étrangers. Le rapport de confiance est alors essentiel. Dans ce domaine également, Tato a été précieux grâce à un réseau qu’il a su bâtir et entretenir. Ses relations professionnelles deviennent souvent de véritables rapports d’amitié. Une fois, j’étais en vacances de ski avec ma famille dans une ferme dans les environs de Klosters et toute l’équipe d’enquête est venue me voir parce qu’il fallait prendre une décision urgente et délicate. Après la séance de travail dans une grange isolée, nous sommes allés souper dans l’auberge du village. Une tablée qui attirait l’attention: on y parlait plusieurs langues, la plupart n’étaient pas en tenue de sport. Lorsqu’on quitte le local vers minuit, il neige. Trois personnes sortent de l’ombre et, nous illuminant avec des lampes de poche, nous demandent nos papiers d’identité. Ah, es ist der Dick Marty, Alles klar! (Ah c’est Dick Marty, tout est en ordre!) s’exclame celui qui s’est adressé à moi, le contrôle est tout de suite suspendu. Ce sont des agents en civil venus de Coire, alertés par un client du restaurant, convaincu d’être en présence d’une bande internationale de malfaiteurs! 

Les Magharian ont plusieurs cordes à leur arc. Parallèlement au circuit Turquie – Bulgarie – Suisse – Liban, ils ont monté une autre filière. Cette fois, l’argent est recueilli en Californie auprès de bijouteries appartenant à des Arméniens. Viré sur des comptes en Suisse, l’argent repart pour la Colombie. Inutile de rappeler que ce pays est un grand producteur de cocaïne, principal fournisseur du marché américain. Les deux frères, touristes amateurs de banques suisses, déploient ainsi une activité frénétique, ils brassent des milliards de dollars sans être importunés. Disposer de bonnes connaissances auprès des grandes banques était une garantie de tranquillité. Et d’impunité, comme ils l’ont longtemps pensé. Jusqu’à ce que le numéro de leur suite luxueuse aux bords de la Limmat attire l’attention d’un enquêteur d’une lointaine province. Cette enquête aura aussi d’importants dommages collatéraux. Entre autres, la démission de la ministre de la Justice, Elisabeth Kopp

J’avais ordonné l’arrestation des deux Magharian à Zurich et la nouvelle n’a filtré que trois mois après, ce qui nous a permis de travailler sans être dérangés. Le Tages-Anzeiger a eu vent de l’affaire, vraisemblablement grâce à des fuites au sein de la justice ou de la police zurichoise, auxquelles nous avons dû demander assistance pour l’arrestation des deux frères et pour les perquisitions. Nous découvrons que les Magharian ont eux aussi des contacts avec une société financière appartenant à un certain Shakarchi. Le personnage en question est déjà soupçonné de blanchiment d’argent, sans toutefois qu’une procédure formelle soit ouverte à son encontre. Des recherches de journalistes d’une télévision turque laissaient planer bien des doutes au sujet de cette société. Le mari de la ministre de la Justice, l’avocat Hans Kopp, est vice-président du conseil d’administration de la Shakarchi Trading AG. Mme Kopp est informée par sa collaboratrice personnelle qu’une enquête pénale est en cours et que celle-ci concerne aussi la Shakarchi Trading. Ce qui n’est pas tout à fait exact: nous nous sommes intéressés à cette société, mais nous n’avons pas ouvert une procédure formelle. La ministre – erreur fatale – téléphone à son mari lui enjoignant de quitter immédiatement la société. Ce qu’il fait. Ce coup de téléphone est rendu public et provoque une véritable onde de choc médiatique qui pousse la première femme devenue conseillère fédérale à la démission.

Alors président de la Société suisse de droit pénal, j’avais connu Mme Kopp lors de l’une de nos assemblées et je l’appréciais. Elle a eu le mérite et la malchance d’aimer son mari. Certains ont prétendu que si elle avait été un homme, elle n’aurait pas été contrainte à la démission. Ils pourraient bien avoir raison surtout si l’on considère que de nos jours on voit des politiciens promus à de hautes fonctions malgré un passé pénal assez trouble. En fait, nous avons été complètement étrangers à toute cette affaire politique. Il est vrai que le président du Parti radical suisse m’a téléphoné. Avec beaucoup de précautions, il s’informe de la gravité de la situation, préoccupé par les aspects institutionnels du scandale qui gronde. Les intérêts du pays sont en jeu, me dit-il. Je ne peux rien lui dire au sujet de mon enquête sinon lui faire remarquer que les faits qui sont susceptibles de l’intéresser sont désormais du domaine public: le mari de la ministre de la Justice est ou était dans le conseil d’administration d’une société financière dont la réputation n’est depuis longtemps pas au-dessus de tout soupçon. «Même la femme de César ne doit pas être soupçonnée.» L’affirmation devrait peut-être être mise à jour au vu de l’émancipation de la femme. En réalité, on avait trop à faire avec les Magharian pour nous occuper aussi de Shakarchi. C’était l’affaire des Zurichois et, en y regardant bien, ces derniers auraient dû aussi se réveiller pour s’occuper de ce qui se passait sous leur nez avec les deux frères arméniens.

On cite souvent le Tessin comme un endroit où toutes les affaires louches sont permises. Les Magharian ont pu, sans aucun permis de séjour, mener des affaires manifestement louches dans la capitale économique de notre pays sans le moindre obstacle, sans aucun contrôle. Il est vrai qu’ils étaient au bénéfice de lettres de recommandation de la part des majors de la finance suisse. Par ailleurs, nous avons découvert que Haci Mirza, l’homme des cent kilos, avait déjà été en Suisse et qu’il s’était fait pincer par la police zurichoise au volant d’une voiture en état d’ébriété. Dans ce domaine, les autorités de répression pénale sont vraiment efficaces. Au moment du contrôle, Mirza a dans la poche 15’000 francs en espèces. Cela devrait éveiller la curiosité de n’importe quel flic dans les années 80. Eh bien non, on en profite seulement pour lui infliger une lourde amende qui correspond plus ou moins à la somme en sa possession. Les mauvaises langues prétendent qu’à cette époque le dada principal du procureur général de Zurich est la lutte contre la pornographie, fléau qu’il poursuivait avec le zèle d’un grand moralisateur. Ceci explique probablement cela.

Je suis époustouflé de constater avec quelle facilité il est possible de transférer d’importantes sommes d’argent sans qu’apparemment personne ne se pose de questions. Je me souviens très bien de l’interrogatoire d’un directeur d’une grande banque, une de celles qui avait établi les lettres de recommandation pour les courriers de Sofia et qui encaissait les billets de banque contenus dans des valises. Tout juste si je ne dois pas m’excuser de le déranger. Monsieur me rappelle qu’il est banquier et que son travail est de gagner de l’argent, le plus étant le mieux. Il n’est pas flic et ce n’est donc pas son rôle de faire des enquêtes sur la provenance de l’argent.
– Mais Monsieur, vous ne vous êtes pas posé de questions lorsqu’on vous renverse, jour après jour, une valise pleine de billets usagés pour un million de dollars (environ 1'008'500 francs), qui plus est en provenance de Bulgarie pour être immédiatement transformés en or par vos soins?
– Ce n’est pas mon rôle de me poser ce genre de questions. Aucune loi ne me l’impose.
– Avez-vous des enfants, Monsieur?

– Oui, pourquoi?

– Pour rien!

Il fait semblant de ne pas comprendre, ou bien, hypothèse pas du tout improbable, il est vraiment plus bête que ce qu’il paraît. C’est à cette époque que je me suis dit que le secret bancaire ne serait jamais aboli par la gauche ni par Jean Ziegler. Ni d’ailleurs par la politique, pour qui il représente un tabou. Non, ce seront les banquiers de cet acabit qui provoqueront sa chute définitive. 

Le secret bancaire en Suisse a façonné le mythe d'un pays longtemps considéré comme le coffre-fort du monde peu regardant sur l'argent qui passait les frontières. Les comptes en banque des étrangers ne sont plus soumis au secret bancaire depuis le 1er janvier 2018. RTS

Lorsque le procès des Magharian a lieu, le banc de l’accusation est occupé par mon successeur. Ce n’est pas facile pour lui, il hérite d’une enquête désormais close et il s’agit d’une affaire complexe et nouvelle en son genre. On s’est en fait limité aux faits les plus éclatants. Il est extrêmement difficile de prouver à chaque fois l’origine criminelle de l’argent. Pour cela, il faut de grands moyens. Le plus important pour nous est de donner un signal fort, pour les criminels, pour les banques et pour le législateur. Aux uns, on veut faire savoir que nous n’hésitions pas à sévir. Aux autres, que leur réputation, et par contrecoup celle du pays, est en jeu et qu’il faut donc agir aussi bien sur le plan législatif que sur celui de la culture d’entreprise. Le système nerveux de tout trafic illicite est constitué par la filière financière. C’est donc là qu’il faut frapper, si l’on veut atteindre durablement les trafiquants. C’est donc dans cette perspective qu’il faut concevoir l’arsenal législatif et affecter les ressources humaines. En fait, il est bien plus facile, et plus gratifiant pour les statistiques de fin d’année de s’occuper des petits poissons, de préférence s’ils sont jeunes, paumés et possiblement étrangers. Il faut le savoir, si l’on vise plus haut, tout devient plus difficile, on va se heurter à beaucoup plus d’obstacles et à tous les niveaux. Le trafic de la drogue brasse des sommes colossales et touche, directement ou indirectement, toutes sortes d’intérêts. Même les moins soupçonnables.

C’est fou ce que les agendas peuvent contenir d’informations intéressantes! Dans ceux des frères Magharian, nous trouvons le nom d’un Turc d’origine arménienne, résidant à Monte-Carlo. De nouveau un incroyable hasard, j’ai justement en cours une enquête qui concerne cet étrange personnage: avec la complicité d’un Tessinois, un intermédiaire financier un peu benêt et pas trop scrupuleux, il a réussi à arnaquer les autorités de la Zambie, une escroquerie assez sophistiquée avec des obligations zéro-coupons. Butin: 50 millions de dollars (environ 50,4 millions de francs). Le personnage ne nous apparaît pas comme un escroc ordinaire, il semble décidément jouer dans une ligue supérieure. Tato l’approche sous couverture et nous avons la confirmation que nous avons affaire à un individu très intelligent qui a de bonnes connaissances dans les domaines des trafics de drogue et d’armes. Je le fais arrêter. Il faut s’attendre à une longue et complexe procédure d’extradition. Je fais savoir à son avocat que je ne vais en tout cas pas lâcher. Il décide finalement de venir directement se constituer par un vol Nice – Lugano. 

Une fois de plus, son agenda est du plus haut intérêt: on y trouve, entre autres perles, le numéro de téléphone du directeur de la CIA (information qui nous est confirmée par une autre agence américaine). Lors des interrogatoires, notre homme se révèle être effectivement très intelligent et son attitude est un mélange de serpent et d’anguille. Il est assisté par trois avocats, dont un du barreau de Paris qui jouit d’une certaine célébrité. Manifestement très à l’aise dans les palaces, notre hôte de Monte-Carlo supporte mal la prison. De mon côté, les recherches bancaires n’ont rien donné. Je me déclare prêt à le laisser retourner sur son rocher contre une caution. Son enthousiasme s’éteint très vite lorsque je lui dis que celle-ci doit correspondre à la somme escroquée. Après quelques jours il cède et, en présence et avec la signature de ses avocats, donne son accord pour que la somme puisse être restituée à la partie lésée. Les 50 millions nous parviennent d’un compte d’une île lointaine, un paradis fiscal que je n’aurais jamais pu atteindre avec les moyens classiques de l’entraide judiciaire. 

Le gouvernement zambien m’exprimera toute sa gratitude et m’invite à visiter le pays. Je décline poliment. Mon ancien pensionnaire, en revanche, m’en voudra à mort. Il me fait un procès aux Etats-Unis et il m’envoie un commandement de payer pour quelques dizaines de millions. Ce n’est pas tout: je reçois également des menaces, notamment des fax qui m’invitent à faire attention avec mon vélo. Je ne sais pas comment, mais apparemment il sait que je me balade souvent avec ma bécane de course. Il est possible que les méthodes que j’ai utilisées n’aient pas été tout à fait orthodoxes. Je n’ai toutefois pas de regrets: ses trois avocats ont approuvé et j’ai pu rendre une somme considérable à l’un des pays les plus pauvres du monde.