Une statue à Pristina (3/3)

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L'UCK, l'Armée de libération du Kosovo, est une organisation paramilitaire active entre 1991 et 1999. Son ex-chef politique, Hashim Thaçi, est Président de la République du Kosovo depuis 2016.

L'ancien député radical et procureur général du Tessin Dick Marty est mort d'un cancer le jeudi 28 décembre 2023 à l'âge de 78 ans. Celui qui fut aussi rapporteur au Conseil de l'Europe et membre de la Commission des droits de l'Homme de l'OSCE a consacré une bonne partie de sa carrière à combattre les systèmes mafieux et à défendre les libertés. Voici ses mémoires.

Ce qui jusqu’alors n’était qu’une rumeur devient subitement une accusation rapidement reprise par les médias internationaux. En marge des conflits yougoslaves, il y aurait eu un trafic d’organes organisé par des bandes criminelles appartenant à l’Armée de libération du Kosovo (UCK). Les organes auraient été prélevés sur des cadavres de prisonniers serbes assassinés. C’est le choc. D’une part, parce que ceux qui avaient toujours été présentés comme des victimes deviennent subitement aussi des bourreaux. Certes, des rumeurs à ce sujet circulaient déjà depuis quelque temps. Désormais, ce n’est pas moins que l’ancienne procureure du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPY ou TPIY) qui révèle l’existence d’indices en ce sens, considérés suffisamment sérieux pour justifier une enquête qu’elle a été bien vite contrainte d’abandonner. C’est ce qu’on apprend grâce au livre publié en 2008, La traque, les criminels de guerre et moi, écrit par Carla Del Ponte en collaboration avec un journaliste du New York Times, Chuck Sudetic. Des traces matérielles auraient même été recueillies dans le nord de l’Albanie, notamment des résidus probables de sang ainsi que des emballages de matériel médical.

Le livre fait polémique. Le département des Affaires étrangères doit même interdire à son auteure de prendre part à des manifestations de promotion de l’ouvrage; à travers un communiqué, le département a de la peine à cacher son irritation et la «remercie» pour un retour «rapide à Buenos Aires», où elle est Ambassadrice de Suisse. Ce qui étonne, surtout, c’est la dénonciation tardive, plusieurs années après les faits, qui plus est par le biais d’un livre de mémoires. N’aurait-il pas fallu dénoncer publiquement ces terribles soupçons dès leur connaissance ou du moins alerter les gouvernements européens et les Nations Unies? Et, dans cette dernière hypothèse, si cela a été fait, pourquoi rien n’a-t-il été entrepris? C’est finalement l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe qui s’empare de l’affaire. Une motion demande qu’on fasse la lumière sur ces graves allégations. C’est ainsi qu’une nouvelle mission m’est confiée: «Suisse, neutre, ancien magistrat, a fait ses preuves dans d’autres dossiers très délicats...» adjugé! Dire que je suis enchanté serait une exagération. Il m’arrivait d’espérer en une mission sans difficulté particulière, agréable, avec à la clé un beau voyage dans un pays accueillant, comme certains collègues excellaient dans l’art de les obtenir. La tâche qui m’attend n’aura vraiment rien de plaisant, si ce n’est que je peux reconstituer la magic team, la petite équipe avec laquelle j’avais conduit l’enquête sur les prisons secrètes de la CIA. 

Le scénario se répète. Pression énorme des médias, peu ou pas de collaboration de la part des Etats et des institutions internationales, nécessité de jouer aux agents secrets; une fois encore nous sommes bien seuls. Je me rends à Belgrade, à Pristina et à Tirana, où je rencontre des représentants des autorités et des institutions internationales actives dans le pays. Je contacte des journalistes, des intellectuels, des représentants de la société civile de ces trois pays, je prends connaissance de rapports de certains services de renseignement censés être secrets. Une fois de plus, les rencontres les plus poignantes sont celles avec les familles des victimes, que ce soit du côté des albanophones ou des Serbes. Le déplacement au Kosovo soulève d’importantes questions de sécurité, au point que le bureau local du Conseil de l’Europe refuse de coopérer à l’organisation du voyage par crainte de représailles. Günter, Gavin et moi sommes finalement escortés par cinq policiers suisses armés et le gouvernement kosovar charge la garde présidentielle d’assurer notre sécurité. En effet, le dispositif est impressionnant: dès que je sors d’un immeuble, je disparais au milieu de nombreux agents en civil qui m’entourent; avant chaque déplacement, on doit attendre le feu vert de l’unité qui a contrôlé le parcours et le lieu de destination; devant ma chambre d’hôtel, des soldats armés sont en faction derrière des sacs de sable. Décidément, on ne veut pas qu’il arrive quelque chose de désagréable au rapporteur du Conseil de l’Europe. On m’a souvent demandé si j’ai eu peur dans ce genre de missions. Si j’avais eu peur je pense que je n’y serais pas allé, un choix qui a été fait par certains de mes collègues que je me garde bien de critiquer. Cela ne signifie nullement que je sois particulièrement courageux. Tout simplement quand on est dans le feu de l’action on n’y pense pas. Absolument rien d’héroïque, donc, tout au plus un brin d’inconscience et une certaine dose d’autopersuasion: je fais quelque chose de juste, rien ne peut m’arriver! Naïf, peut-être, mais cela aide.

Je me rends rapidement compte que notre mission suscite de nombreuses résistances, sinon de l’hostilité. A demi-mot, on me fait comprendre qu’il n’y a aucun intérêt à remuer ces vieilles affaires et qu’il serait bon de ne pas éventer certains aspects du passé. Les Serbes sont les méchants et cela ne doit pas changer, sans quoi c’est la stabilité de la région même qui est en danger. Cela a l’avantage d’être simple, mais la réalité ne l’est jamais et même la question des conflits yougoslaves est bien plus complexe que ce que le discours officiel a bien voulu nous la présenter. A Belgrade, nous rencontrons le procureur serbe chargé des crimes de guerre. Il parle beaucoup, il aime se mettre en scène, mais les preuves qu’il prétend nous fournir ne valent pas grand-chose. La rencontre avec les familles des victimes est un moment d’intense émotion. Plus de trois cents Serbes ont disparu sans laisser de traces et leurs proches se désespèrent, car ils ne peuvent pas faire leur deuil. A Pristina, l’atmosphère est étrange, tout d’abord à cause des mesures de sécurité, mais aussi par la présence internationale massive qui semble assumer une part essentielle des fonctions étatiques. Nous avons un colloque à l’ambassade des Etats-Unis, une véritable citadelle qui occupe toute une colline: c’est ici qu’en fait sont prises toutes les décisions importantes concernant le pays.

L’influence américaine est énorme, ce qui nous est confirmé, et déploré, par plusieurs diplomates en poste à Pristina. Une statue de Clinton occupe une place de premier plan dans la ville et même Bush a une avenue à son nom. L’Ambassadeur Christopher Dell ne s’occupe pas seulement des affaires du Kosovo, mais semble s’inspirer scrupuleusement du principe selon lequel charité bien ordonnée commence par soi-même. Il promeut la construction d’une grande et coûteuse autoroute dans ce pays parmi les plus pauvres d’Europe, un contresens économique comme le font remarquer de nombreux spécialistes, un axe routier pour la plupart du temps très peu utilisé. L’ambassadeur n’a pas hésité à mettre tout son poids pour pistonner une entreprise bien précise lors de l’attribution des travaux. Avec succès et il sera récompensé par l’entreprise Bechtel, évidemment américaine, qui va lui assurer une fonction bien payée. Cette même entreprise, qui a également obtenu des marchés extrêmement juteux dans le cadre de la reconstruction de l’Irak, peut compter sur Jock Covey pour diriger son grand chantier au Kosovo. 

Collaborateur utile, cet ancien diplomate de l’administration Reagan était le numéro deux de la MINUK, la Mission d’administration intérimaire des Nations Unies au Kosovo. Un autre cas nous fait comprendre à quel point dans ce milieu on ne s’embarrasse pas de scrupules de nature éthique. Je rencontre ainsi Steven Shook, ancien général de l’armée américaine et jusqu’à récemment adjoint du chef de la MINUK. A peine laissée sa fonction auprès de l’organisation internationale, le voilà conseiller personnel de Ramush Haradinaj, ancien Premier ministre et, au moment de notre rencontre, chef de l’opposition. Haradinaj a été poursuivi par le TPY pour crime de guerre, acquitté après que les témoins à charge avaient pratiquement disparu au moment du procès. Il sera par la suite recherché par la justice serbe. L’ancien général me raconte qu’il est payé par Haradinaj et il ne voit pas d’incompatibilité avec le fait qu’il occupait de très hautes fonctions auprès de la mission internationale chargée d’importantes responsabilités dans la gestion du pays. Il n’est pas non plus curieux de savoir d’où vient l’argent de son salaire. Un drôle de gaillard, un mélange de cynisme, d’indifférence et d’opportunisme. Les scrupules de nature morale et la question de conflits d’intérêts ne semblent pas non plus étouffer certains représentants des autorités judiciaires internationales. L’avocat britannique Sir Geoffrey Nice, conseiller de la reine, a été le procureur auprès du Tribunal international pour l’ex-Yougoslavie qui a soutenu l’accusation dans le procès contre l’ancien président Slobodan Milosevic. Cela ne l’a pas empêché d’accepter un mandat de la part d’Hashim Thaçi pour soigner sa communication dans le cadre des accusations de trafics d’organes et d’autres crimes. On apprend ainsi que le célèbre avocat de Londres se plaint du fait que Thaçi ne lui a toujours pas payé une facture d’un demi-million d’euros (environ 564'000 francs) pour les services rendus. Sir Nice avait notamment critiqué le manque de substance du rapport Marty. Critique d’un juriste prestigieux, dont les mots, indépendamment de leur pertinence, ne semblent en tout cas pas être gratuits!

Marty Mafia Marty Mafia
Un soldat de l'Armée de libération du Kosovo (UCK). © Klein Muçi

Nous déjeunons dans un restaurant pratiquement désert avec quelques magistrats italiens d’EULEX (European Union of Law Mission in Kosovo). Ce que nous apprenons n’est pas proprement édifiant. Une lutte permanente contre la paperasserie, des collègues pas toujours à la hauteur, la nécessité de faire venir à grands frais des interprètes de Londres, car les professionnels locaux et leurs familles sont mis sous pression pour obtenir des informations. Nonobstant ces précautions, les fuites sont nombreuses. Un haut responsable d’EULEX, sans s’embarrasser de formules diplomatiques, se plaint du chaos laissé dans les dossiers par les gens de la MINUK. EULEX est une mission de l’Union européenne chargée d’assister les autorités kosovares dans la mise en place d’institutions respectueuses du principe de la primauté du droit. Elle a ainsi remplacé la MINUK qui désormais se concentre sur des tâches de sécurité. Plusieurs sources réputées sérieuses nous confirment les critiques à l’adresse de la MINUK et des propos peu flatteurs sont également exprimés à l’adresse des dirigeants qui se sont succédé à sa tête. On retrouve certaines de ces remarques dans les témoignages recueillis par Pierre Péan (Kosovo – Une guerre «juste» pour un Etat mafieux). Est-ce que la MINUK et ses chefs pouvaient vraiment ignorer ce qui se passait dans le pays et les graves soupçons qui pesaient sur Thaçi et le Groupe de Drenica? Je n’en sais rien, mais il est difficile de le croire. Nombreux sont ceux qui l’affirment.

Un journaliste a osé poser une question à Bernard Kouchner au sujet des accusations de trafic d’organes et de la fameuse «maison jaune». L’ancien représentant du Secrétaire général des Nations Unies et chef de la MINUK répond par un grand éclat de rire. J’ai entendu ce rire, gras et grossier et, interpellé par un journaliste du Temps, je n’ai rien pu dire d’autre qu’il m’était apparu comme obscène. Si on peut comprendre que l’accusation d’avoir couvert un trafic d’organes devait l’agacer, on aurait pu s’attendre du ministre des Affaires étrangères de la République française une réaction plus appropriée et plus digne que cet éclat de rire indécent. La gravité du sujet ne pouvait pas échapper au médecin et l’ancien responsable politique de la présence internationale au Kosovo n’ignorait certainement pas le caractère explosif de ces allégations. Cette attitude n’a apparemment pas déplu à tout le monde: le 20 février 2018, le président Thaçi remet à Bernard Kouchner la médaille présidentielle du Xe anniversaire de l’indépendance, pour son engagement et sa contribution au rétablissement de la paix et des institutions du Kosovo. Il est vrai que la contribution française a été assez importante. Comme cela nous a été confirmé par plusieurs sources bien informées, les services de renseignement français ont entretenu des rapports privilégiés avec le groupe de Thaçi. 

Cela explique vraisemblablement les raisons de l’agressivité d’un député français lorsque je suis appelé à présenter et discuter mon rapport devant une commission du Parlement européen. Cela ne figure pas dans son CV publié par le site du Parlement, mais le député en question est un ancien de la DGSE en charge des Balkans, familier lui aussi de Thaçi et consorts. Il affirme n’avoir jamais entendu parler de crimes imputés à Thaçi avant le rapport Marty. Pour quelqu’un qui se présente volontiers comme le meilleur spécialiste des Balkans c’est assez extraordinaire: apparemment, il ne lit pas les rapports des autres services objets de fuites et feint d’ignorer un rapport des Nations Unies qui fait état déjà en 2003 de soupçons sérieux de trafics d’organes au Kosovo et au nord de l’Albanie. Un singulier manque de curiosité pour un ancien agent secret. 

La «maison jaune» dans les mémoires de Carla Del Ponte servait de dépôt pour les organes prélevés sur des prisonniers serbes par l’Armée de libération kosovar. Dick Marty accuse Hashim Thaçi, alors Premier ministre du Kosovo, d’avoir un lien avec ce trafic. © RTS

Une enquête de Spécial Investigation affirme d’ailleurs que Hashim Thaçi avait été engagé comme agent des services français. Pierre Siramy, ancien sous-directeur de la DGSE (son vrai nom est en fait Maurice Dufresse) semble confirmer: Thaçi était l'un de nos agents et nous l’avons soutenu financièrement et nous lui avons procuré des armes. L’UCK n’était pas organisée comme une armée classique, mais il y avait plusieurs groupes qui essayaient de se coordonner, qui toutefois se trouvaient parfois dans un rapport de rivalité, voire d’affrontement. Les services secrets occidentaux n’ont pas manqué de jouer sur ces rivalités. Cela n’a guère profité à la population kosovare.

Lors de la présentation de mon rapport en décembre 2010, d’aucuns m’ont accusé d’avoir écrit un pamphlet à charge de la partie albanaise et d’avoir par trop ménagé les Serbes. Un jour, j’attendais le tram à la gare de Berne, c’était le soir à 18 heures et il y avait beaucoup de personnes sur le perron. Tout à coup, un homme, très excité, m’interpelle en un suisse allemand un peu approximatif: «Ah, vous voilà Dick Marty, vous devriez avoir honte, vous avez reçu un million de dollars (environ 1'008'500 francs) des services secrets serbes pour diffamer les Kosovars!» Un moment abasourdi et gêné par le regard de la foule présente, j’ai eu finalement la présence d’esprit de lui répondre: «Cher ami, pensez-vous vraiment que si j’avais reçu un million de dollars, je serais ici à attendre le tram?» Le rire et les sourires des personnes présentes m’ont rassuré. J’ai vécu encore toute une série d’épisodes semblables. J’ai souvent cherché le dialogue, essayé de faire comprendre quel est le sens de mon rapport, mais c’est très difficile, tellement les opinions sont figées par un conditionnement dogmatique, ce qui par ailleurs vaut aussi pour la partie serbe. 

En fait, le mandat qui m’avait été confié par l’Assemblée parlementaire se référait aux affirmations de l’ancienne procureure du TPY concernant des allégations relatives à un trafic d’organes dont auraient été victimes des prisonniers serbes dans le nord de l’Albanie. Les crimes commis par les troupes serbes sont par ailleurs rappelés dès les premières pages de mon document: «Les crimes commis par les troupes serbes ont été documentés, dénoncés et, autant que possible, jugés. Il s’agit de crimes dont le caractère effroyable ne doit plus être démontré. Ils ont été le résultat d’une politique scélérate ordonnée par Milosevic et mise en œuvre sur une longue période, y compris alors que celui-ci était accueilli avec tous les honneurs dans de nombreuses capitales d’Etats démocratiques. Ces crimes ont fait des dizaines de milliers de victimes et bouleversé toute une région de notre continent. Dans le conflit du Kosovo, la population d’origine albanaise a subi des violences atroces, conséquences d’une folle politique de nettoyage ethnique de la part du dictateur alors en place à Belgrade. Tout cela ne saurait être remis en doute aujourd’hui. Il faut être cependant conscients que se sont alors développés un climat et une dynamique qui ont conduit à considérer tous les événements et les faits dans une optique rigoureusement manichéenne: d’un côté les Serbes, nécessairement méchants oppresseurs, de l’autre les Kosovars albanais, inévitablement victimes innocentes. Dans l’horreur et la commission de crimes, le principe de compensation ne peut exister. Le sentiment élémentaire de justice exige que tous soient traités de la même façon. Ce devoir de vérité et de justice est, par ailleurs, une prémisse indispensable pour qu’une véritable paix soit rétablie et que les différentes communautés puissent se réconcilier et recommencer à vivre et à travailler ensemble.»

En 1999, les Etats-Unis et l’OTAN décident d’intervenir militairement en Serbie et au Kosovo. Des bombardements intensifs ont lieu dans le cadre de l’opération dénommée Allied Force. Cette opération n’est pas autorisée par le Conseil de Sécurité et elle est donc contraire au droit international. En fait, on invoque de plus en plus le droit international humanitaire pour justifier ces interventions lorsqu’on n’obtient pas le feu vert des Nations Unies. Mary Robinson, haut-commissaire des Nations Unies pour les droits de l’homme, a vivement critiqué les bombardements sur la Serbie, car elle estimait indispensable que le Conseil de Sécurité se prononce sur la conformité de cette intervention avec la Charte des Nations Unies. Elle ajoutait que le TPY aurait dû évaluer aussi les comportements des membres de l’UCK et même de l’OTAN et ne pas se limiter aux seules milices serbes. Une requête fracassante d’un point de vue diplomatique, mais qui est restée toutefois inaudible.

Je suis méfiant quand on justifie des interventions militaires avec des arguments prétendument humanitaires. Non que je prône l’indifférence. Mais les gesticulations des Kouchner et des Bernard-Henri Lévy me paraissent surtout des mises en scène de leur ego, alors que les Etats sont rarement sincères sur les véritables raisons de leurs interventions armées, surtout lorsque celles-ci font suite à des années de laisser-faire, voire de complicité avec ceux qu’ils s’apprêtent à attaquer. En Serbie aussi, comme plus tard en Afghanistan, en Irak ou en Libye, c’est avant tout la population civile qui paie le prix fort des bombardements.

C’est surtout la Secrétaire d’Etat Madeleine Albright qui a voulu cette intervention armée en Serbie. Ironie de l’histoire, elle a été très soutenue par le premier et unique président du Conseil communiste de l’histoire italienne, Massimo D’Alema, qui a mis à disposition les bases aériennes et l’aviation militaire de la Péninsule. Plusieurs autres pays européens se joignent à l’OTAN. La France prend part à cette guerre en flagrante violation de l’article 35 de sa Constitution qui exige une décision du parlement pour une telle démarche. La Suisse n’autorise pas l’usage de son espace aérien pour ces opérations en Serbie, vu l’absence du consentement du Conseil de Sécurité et au nom de la neutralité, comme elle le fera d’ailleurs pour l’intervention en Irak. Alors qu’en 2001, lors de la guerre en Afghanistan, le DFAE a donné le feu vert pour le survol de notre territoire aux avions américains, à condition que ceux-ci ne transportent pas de troupes ni des armes. Le communiqué ne dit pas de quelle façon a été assuré le respect de telles restrictions! 

Au-delà des raisons humanitaires, l’intervention de l’OTAN voulue par les Etats-Unis cache mal ses objectifs géostratégiques. Les Balkans sont à la croisée des oléoducs et, d’autre part, l’OTAN aspire manifestement à s’élargir vers l’est en profitant de la désintégration de l’Union soviétique. Les Etats-Unis vont d’ailleurs construire une immense base militaire au Kosovo, le camp Bondsteel, capable d’accueillir jusqu’à 7’000 soldats et organisée comme une ville américaine, avec des supermarchés, des banques, des terrains de sport ainsi que l’incontournable Burger King. Le soupçon existe que cette base a aussi servi comme prison secrète de la CIA dans le cadre de la guerre au terrorisme. Le commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, Alvaro Gil-Robles, après une visite à la base, a affirmé en effet y avoir vu une espèce de reconstitution de Guantanamo. Une déclaration analogue a par ailleurs été faite par l’ombudsman de l’OSCE, Marek Antoni Nowicki, qui a aussi souligné comment en cette province administrée par l’ONU, cette base échappait complètement à tout contrôle civil.

Il convient d’ajouter que l’administration Clinton sortait d’une période cauchemardesque à cause du scandale sexuel du président avec la jeune stagiaire de la Maison-Blanche. Après un long procès devant le Sénat, Clinton échappe de peu à la destitution le 12 février 1999. Les bombardements sur la Serbie commencent très peu de temps après. Des bombes lâchées au nom d’impératifs moraux constituaient en tout cas une excellente opération de diversion pour ce président fortement écorné. Thèse conspirationniste? L’utilisation de guerres à des fins de politique intérieure n’est pas une nouveauté et l’histoire le démontre amplement. Pour en rester à la même période, rappelons l’opération Infinite Reach décidée par Clinton quelques heures après son audition cauchemardesque devant le Grand Jury. Un président qui nous est apparu tellement vertueux une fois qu’on a vu à l’œuvre son successeur! Successeur qui va déclencher une guerre dévastatrice sur la base de grossiers mensonges. 

Revenons au Kosovo. Les Etats-Unis et l’OTAN étaient bien disposés à larguer des bombes sur la Serbie, mais ne voulaient pas envoyer des troupes à terre. Frapper, oui, mais sans risques. On essaie de nous faire croire à l’efficacité des frappes prétendument chirurgicales, censées épargner la population civile. Ce sont des bombes qui détruisent, qui terrorisent et qui tuent. Henry Kissinger est très sévère au sujet de cette intervention et ajoute «une stratégie qui ne fait valoir ses convictions morales qu’à partir d’altitudes supérieures à 15’000 pieds a d’ores et déjà produit plus de réfugiés et de victimes que n’en aurait produit toute autre combinaison concevable de force et de démocratie.» Cela me rappelle ce qu’un diplomate proche de Kissinger a balancé au ministre israélien de la Défense Ezer Weizman, lors d’un dîner en 1979: critiquant les bombardements sur le sud du Liban qui touchent très durement les populations civiles, il assène Bombing is not a policy! (Bombarder n’est pas une politique!) 

Pendant ce temps, les Occidentaux ne voient pas ou ne veulent pas voir la montée en puissance du radicalisme islamiste en Bosnie et qui va toucher aussi le Caucase. En fait, il y a eu plus de victimes pendant et après la campagne de bombardement qu’avant. Les militaires avaient toutefois besoin d’alliés à terre et c’est ainsi que fut choisi le Groupe de Drenica, l'une des composantes de l’UCK et dont Thaçi est l’un des leaders. Pourtant, jusqu’alors l’UCK était considéré comme un groupe terroriste et, selon des rapports de services de renseignement occidentaux, plusieurs de ses chefs, dont Thaçi, entretenaient d’étroits contacts avec le crime organisé. Madeleine Albright aurait dit que «le passé c’est le passé, regardons vers l’avenir» (un propos par ailleurs attribué aussi à Nelson Mandela dans le film Invictus, bien entendu dans un tout autre contexte!) On a ainsi légitimé le Groupe de Drenica, à la grande satisfaction de la DGSE. Les services allemands, britanniques et français ont également contribué à renforcer et à armer le groupe de Thaçi pour en faire leur pièce maîtresse du futur du Kosovo tel que décidé par les puissances occidentales. Ces chefs de guerre vont ainsi éliminer de la scène le pacifiste Ibrahim Rugova. Ce dernier était vraisemblablement trop libre, culturellement trop indépendant et ne prêtait pas le flanc au chantage. Le pays devait être stable et la grande base de Bondsteel ne devait en aucun cas être remise en cause par des reflux de nature démocratique. 

Une semaine après le rapport de Dick Marty sur le trafic d’organes au Kosovo, la polémique enfle avec le témoignage du supposé propriétaire de la «maison jaune» dénonçant une mise en scène pour faire du tord aux Serbes et aux Albanais. © RTS

Thaçi et son groupe ont eu des attaches importantes en Suisse, une constellation et des appuis solides encore peu explorés. La diaspora kosovare a, spontanément ou parce que rackettée, contribué d’une façon importante au soutien financier de l’UCK. D’autres ressources provenaient du trafic de drogue et de la prostitution. Ces éléments sont d’ailleurs consignés dans des documents confidentiels des services de renseignement allemands, britanniques, italiens, grecs et de l’OTAN. Par exemple, un rapport du BND, le Service de renseignement allemand, consacre une trentaine de pages aux ramifications criminelles de Thaçi et du Groupe de Drenica. Ce document a fuité et on pouvait même le trouver sur internet. Lorsque Thaçi a reçu un doctorat honoris causa d’une université privée, dont le siège est à Genève, aucun journaliste n’a estimé nécessaire de l’interpeller sur ces faits. Invité d’honneur du téléjournal, il a durement critiqué le rapport Marty, ce qui était parfaitement son droit, mais le journaliste qui l’accueillait a omis de lui rappeler que le texte en question avait été approuvé par une très large majorité de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe. Les Occidentaux ont donc préféré ce qu’ils pensaient être la stabilité aux considérations morales et de justice. Cela contribue à expliquer les nombreux silences, voire l’hostilité qui a entouré le travail de recherche de la vérité du Conseil de l’Europe. On comprend aussi mieux pourquoi aucun gouvernement n’a collaboré, du moins officiellement. 

La recherche de témoins a été très difficile, beaucoup plus que lors de l’enquête sur les prisons de la CIA. Plus dangereuse aussi. Plus problématique encore a été de convaincre ces personnes de parler: elles étaient littéralement terrorisées. Il a fallu des trésors de patience pour gagner leur confiance. Leur méfiance était et est parfaitement compréhensible. Plusieurs témoins dans le cadre de procédures devant le TPY ont été éliminés, victimes d’assassinats, d’accidents bizarres, d’intimidations ou de suicides mystérieux. Les programmes de protection des témoins se sont révélés inefficaces ou en tout cas largement insuffisants. Parmi les témoins rencontrés, l’un d’eux nous a même avoué avoir participé aux crimes, ce qui nous a permis de décrire les modalités de prélèvement d’organes, notamment des reins, sur des prisonniers serbes assassinés. 

Dans le livre de l’ancienne procureure du TPY, on fait état d’une «maison jaune» dans le nord de l’Albanie. Des indices indiquaient que des prélèvements d’organes auraient eu lieu dans ce bâtiment. Le bureau du procureur a donc diligenté une enquête sur place. On a ainsi trouvé des traces de sang, des seringues et des emballages de produits pharmaceutiques. Nous avons des témoignages précis sur la façon dont cette inspection des lieux a été effectuée: dans mon rapport je l’ai définie «superficielle et avec un degré de professionnalisme qui suscite quelques perplexités.» C’est dit dans la forme la plus diplomatique possible. Grâce au luminol, nous avons trouvé d’importantes taches de sang, mais on ne s’est apparemment jamais donné la peine d’examiner s’il s’agissait de sang humain. Mais il y a plus grave encore. Lorsqu’on a demandé à La Haye de pouvoir prendre connaissance du matériel probatoire collecté à la «maison jaune», on nous a répondu que celui-ci n’existait plus: on avait fait les nettoyages et on les avait jetés...!

Avec Gavin et Günter nous nous sommes regardés, frappés de stupeur: mais est-ce bien possible? Amateurisme, incompétence ou camouflage et dépistage? Une institution pénale internationale est en possession d’informations et d’indices matériels concernant de probables assassinats de prisonniers et un possible trafic d’organes: il s’agit d’allégations de faits gravissimes, manifestement liés aux enquêtes dont elle est en charge et suffisamment sérieuses pour l’induire à diligenter une enquête. On identifie et inspecte un endroit où l’on trouve des traces et on saisit des objets très suspects. Puis, plus rien. Il faut attendre plusieurs années et un livre de souvenirs pour prendre connaissance de ces événements et pour apprendre, par la suite, que finalement le matériel probatoire récolté sur la scène de crime présumée a tout simplement été jeté aux ordures. A part nous, apparemment trop à cheval sur les principes, personne n’a l’air de s’indigner d’une pareille situation. Selon l’explication officielle, le TPY n’était pas compétent pour enquêter sur ces allégations de crimes. Ceux-ci auraient eu lieu en Albanie, donc en dehors du périmètre de sa juridiction. Qui plus est, les faits se seraient passés après le 15 juin 1999, date limite après laquelle les infractions éventuelles ne tombaient plus sous la compétence du Tribunal international. Donc, cela ne nous intéresse pas! 

L’Albanie, pourtant directement intéressée, les faits supposés ayant eu lieu sur son territoire, n’a pas non plus bougé le petit doigt. Lorsque nous sommes à Tirana, nous demandons si nous pouvons rencontrer les responsables des services de renseignement. Persuadés que cela nous serait refusé, nous n’en croyons pas nos oreilles lorsqu’on nous dit qu’on nous attend au quartier général des services secrets albanais. Dans le hall, quatre grands drapeaux: celui de l’Albanie, l’emblème du service ainsi que les drapeaux des Etats-Unis d’Amérique et de l’OTAN. Lorsqu’on parle au directeur d’un trafic d’organes qui aurait eu lieu en partie dans son pays, il tombe des nues: «jamais entendu parler d’une pareille affaire», nous dit-il avec un aplomb à nous couper le souffle. On lui présente des journaux albanais avec de gros titres consacrés à l’affaire: «ah, non, cela nous a échappé»! Si je n’avais pas été accompagné par Gavin et Günter, j’aurais été persuadé d’avoir rêvé. On a compris, on se moquait de nous et on a préféré parler d’autres choses, notamment des prisonniers libérés de Guantanamo que l’Albanie a accepté d’accueillir, rendant ainsi un grand service aux Etats-Unis.

Dans toute cette affaire, depuis le livre de la procureure du TPY à mon rapport, l’attention s’est presque exclusivement portée sur le trafic d’organes, en oubliant les assassinats de prisonniers serbes, mais aussi de nombreux Albanais souvent seulement coupables d’avoir travaillé dans l’administration yougoslave, pour ne pas parler des trafics d’armes, de drogue et d’êtres humains. Dans le rapport, la question des organes n’est d’ailleurs pas mise au premier plan. Sur la base de ce qu’on a pu reconstruire, «nous pensons qu’une poignée d’entre eux ont été conduits au centre de l’Albanie pour y être assassinés avant de subir le prélèvement de leurs reins dans une clinique improvisée.» Contrairement à ce qui a été souvent affirmé, il n’est nullement impossible de prélever des organes humains dans des structures clandestines et très rudimentaires. Notamment pour les reins, cela ne semble pas compliqué pour celui qui a quelques connaissances d’anatomie et n’est nullement tenu de maintenir en vie le donneur involontaire. Il faut en outre disposer de l’équipement nécessaire pour le refroidissement rapide, la conservation (azote liquide) ainsi que le transport. Cela aussi n’est pas difficile lorsqu’on est en affaires avec le crime organisé. Dans de nombreux pays, le contexte culturel et religieux crée un profond déséquilibre entre l’offre et la demande d’organes: il y a beaucoup plus de demandeurs que de donneurs et les premiers sont souvent tellement désespérés qu’ils sont prêts à assumer des risques insensés. Ces filières internationales sont d’ailleurs à même de brouiller et de falsifier les indications de provenance des organes. 

Ce documentaire de 50 minutes explore les coulisses du trafic d'organes dans le monde. @ National Geographic inside

Quels étaient le sens et la signification de mon rapport? Il vaut peut-être la peine de reproduire ce passage: «La reconstruction des événements pendant la période tourmentée et chaotique de 1999 à 2000 au Kosovo est, on l’a vu, extrêmement difficile. Il y a eu, et il y a toujours, à l’exception de quelques enquêteurs d’EULEX, un manque de volonté d’établir la vérité et les responsabilités de ce qui s’est passé pendant ce laps de temps. Le faisceau d’indices existant contre certains hauts responsables de l’UCK explique en grande partie ces réticences. Il y a des témoins de ces événements qui ont été éliminés, d’autres sont terrorisés par le simple fait d’être interpellés sur ces événements. Ils n’ont absolument pas confiance dans les mesures de protection qu’on pourrait leur accorder. Avec certains interlocuteurs, nous avons dû prendre des précautions très rigoureuses pour leur assurer l’anonymat le plus complet. Nous les avons cependant jugés dignes de foi et avons pu constater que leurs déclarations étaient confirmées par des éléments objectivement vérifiables. Notre but n’était toutefois pas de conduire une enquête criminelle. Nous prétendons cependant avoir recueilli des éléments suffisamment importants pour exiger avec force que les instances internationales et les Etats concernés mettent finalement tout en œuvre pour que la vérité soit établie et les responsables clairement identifiés et appelés à rendre compte de leurs actes. Les indices de collusion entre criminalité et personnes revêtant des responsabilités politiques et des fonctions institutionnelles sont trop nombreux et trop sérieux pour être ignorés. C’est un droit fondamental des citoyens kosovars de connaître la vérité, toute la vérité; c’est également une condition indispensable pour une réconciliation entre les communautés et un avenir prospère du pays.»

A la suite du retentissement provoqué par le rapport rendu public en décembre 2010 et à l’accueil largement favorable que lui a réservé l’Assemblée parlementaire, les pays occidentaux pouvaient difficilement continuer à ignorer les lourds soupçons sur ce qui s’était passé lors de leur intervention militaire au Kosovo. Ils ont ainsi décidé de désigner un procureur spécial en la personne de Clint Williamson, ancien Ambassadeur américain chargé des crimes de guerre. Une équipe spéciale d’investigation (SITF, Special Investigative Task Force) comptant une quarantaine de personnes a été créée à Bruxelles au sein d’EULEX et mise à sa disposition. Après trois ans d’enquête, Clint Williamson s’adresse à la presse pour rendre compte des résultats du travail accompli. Dans un communiqué de presse il précise notamment que les résultats des investigations conduites par son équipe: «[...] étant en grande partie conformes au rapport 2011 du Conseil de l’Europe par le sénateur Dick Marty. Le SITF a trouvé des preuves convaincantes contre certains anciens hauts responsables de l’Armée de libération du Kosovo (UCK) et une inculpation contre ces personnes pour des violations graves du droits international humanitaire, y compris des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre, était justifiée.» 

Il annonce également qu’il va déférer les responsables devant un tribunal qu’il faudra instituer à cet effet. J’ai eu le sentiment que ce n’était pas exactement ce à quoi s’attendaient et espéraient les stratèges des chancelleries européennes et américaine. Ce n’est plus un rapport d’un simple député du Conseil de l’Europe, mais les résultats d’une vaste enquête conduite par une personnalité réputée et, de plus, proche de l’Administration américaine. Tout aussi sensationnelle et pour moi bien plus surprenante, l’autre nouvelle communiquée à la même occasion: les démissions de Clint Williamson de sa fonction de procureur-chef de la SITF. Les motivations données pour justifier le départ sont classiques: nouveaux défis, famille. J’ai connu Clint Williamson, un homme charmant, cultivé, à l’écoute de l’autre. Il s’était plaint, avec la finesse d’un diplomate, des conditions dans lesquelles il était contraint de travailler: plus de 90% de son occupation était consacré à des tâches exténuantes de nature bureaucratique et, surtout, de contacts et de négociations avec les représentants de ses mandants politiques et avec les autorités des pays où il devait accomplir des actes d’enquête. 

On va attendre plus d’une année pour nommer son successeur. On a l’impression qu’on n’est pas pressés et qu’on joue la montre. Déroutant et inquiétant. Si l’on arrive à un procès, ce sera à plus de vingt ans des faits. Comment ne pas penser que tout est fait pour désamorcer le côté explosif de cette affaire pour la rendre plus conforme à la narration qu’on a voulu faire de cette page d’histoire? Je pense aux difficultés extraordinaires que nous avons rencontrées pour gagner la confiance des témoins: combien seront prêts à parler devant un tribunal, après tant d’années, après s’être refait une nouvelle vie, avec des enfants, voire des petits-enfants, et en sachant combien d’autres témoins ont dû chèrement payer leur collaboration avec la justice? Je doute que ces témoins aient vu Dernier domicile connu, mais on peut facilement supposer qu’ils redoutent de devoir vivre le scénario imaginé par José Giovanni. Le temps joue contre la recherche de la vérité. On est en droit de se demander si ce n’est pas justement cela que l’on veut.

Alors que le nouveau procureur, aussi américain, s’apprête à communiquer les noms des personnes mises en accusation, un nouveau coup de théâtre a lieu: le procureur David Schwendiman s’en va! De prétendues dissensions avec le département d’Etat quant à son statut seraient à l’origine de ce départ abrupt. Le procès va donc subir un autre retard et les questions sur le sérieux de la mission d’EULEX se posent une fois de plus. Quelques mois auparavant, c’était au chef des juges européens au Kosovo, le Britannique Malcolm Simmons, de claquer la porte à cause de graves dysfonctionnements au sein de l’institution. Je doute que les Kosovars, du moins la grande majorité constituée par des gens simples qui peinent à mener une vie convenable, aient tiré un grand avantage de la forte présence internationale dans la gestion de leur pays. Cela a créé et entretient une culture de dépendance et n’a certainement pas favorisé la lutte contre le fléau de la corruption. Bien au contraire. Seule une petite partie en tire un grand profit. Beaucoup de jeunes quittent le pays, n’y voyant aucune perspective d’avenir stable. La haine entre les communautés persiste, mais cette fois les opprimés sont les Serbes. 

L’efficacité de la présence internationale est très compromise par la rotation continuelle du personnel. Les agents étrangers occupant d’importantes responsabilités dans le fonctionnement des institutions locales n’ont guère le temps d’être vraiment efficaces: à peine ont-ils commencé à comprendre les coutumes et les rouages de ce milieu que leur séjour arrive à son terme (en général entre six mois et deux ans) et laissent la place aux suivants. Et tout reprend depuis le début. Cela dit, il faut rendre hommage aux nombreux agents internationaux qui se sont engagés avec détermination et compétence dans une tâche souvent ingrate et d’une extraordinaire complexité.

Le trafic d’organes n’est pas un phénomène inconnu dans la région. EULEX a été confrontée à une affaire qui se passe à Pristina pendant et malgré la présence des internationaux. A l’aéroport du chef-lieu du Kosovo, un douanier de la force internationale intercepte un homme manifestement en très mauvaise santé. L’enquête établit qu’il s’agit d’un paysan de l’Anatolie à qui on a enlevé un rein dans une clinique de Pristina contre une somme de 2’000 dollars (environ 2'020 francs). Les magistrats d’EULEX se heurtent aussi au manque de collaboration pour faire la lumière sur cette affaire, comme je le décris dans mon rapport: «L’enquête, également conduite par EULEX, dans l’affaire de la clinique Medicus à Pristina, est rendue difficile par la lenteur des réponses des autorités de plusieurs pays membres et observateurs du Conseil de l’Europe à des demandes d’assistance judiciaire de la part d’EULEX. Au vu de la gravité des faits allégués – trafic d’organes humains! – ces retards sont incompréhensibles et intolérables. Rappelons que cette enquête a conduit à l’arrestation, en novembre 2008, d’un certain nombre de personnes impliquées. Des mandats d’arrêts ont été diffusés contre d’autres personnes suspectées actuellement en fuite. Cette enquête démontre également l’existence d’infrastructures et de réseaux criminels, impliquant aussi des médecins, agissant dans la région dans le cadre d’un trafic international d’organes humains, malgré la présence de forces internationales. Nous verrons que des éléments suffisamment sérieux et concrets subsistent pour affirmer que ce trafic existait déjà avant l’affaire Medicus et que certains responsables et associés de l’UCK n’y ont pas été étrangers. En tout cas, le doute est tel qu’on ne saurait tolérer qu’une enquête sérieuse, indépendante et complète ne soit finalement pas diligentée.»

Des années après les faits, trois médecins de la clinique de Pristina sont finalement condamnés. Pas définitivement, toutefois. Le cas s’enlise dans le marasme des procédures de recours au point qu’un juge américain, qui a pris part au jugement de première instance, prononcé après un procès qui a duré une année et demie, a cru bon de s’en alarmer publiquement. En effet, EULEX, pour des motifs incompréhensibles, a délégué le cas à la justice kosovare. Celle-ci s’est empressée de casser le jugement de première instance (prononcé à l’unanimité des trois juges, deux internationaux et un kosovar) pour des motifs prétendument de forme.

Je pense, et je l’ai toujours soutenu, que l’indépendance du Kosovo n’a pas seulement été acquise d’une façon douteuse aux yeux du droit international, mais qu’elle a été surtout précipitée, mal ou pas du tout préparée et qu’elle répondait plus à la convenance de certaines chancelleries qu’aux véritables intérêts des habitants de cette région. Le DFAE (à l’exception de plusieurs diplomates chevronnés qui ne parlaient qu’en off) a soutenu et poussé la reconnaissance de cette indépendance avec une fougue surprenante. Peut-être que, une fois de plus, la Suisse neutre s’est empressée de s’aligner sur les positions de l’administration américaine. Les bombardements (officiellement on parlait de frappes) sur la Serbie et l’indépendance du Kosovo à tout prix ont été dès le début les priorités de l’agenda de Madeleine Albright. C’est elle, d’ailleurs, qui a choisi la procureure du TPY, décision qu’elle communique par téléphone au Conseiller fédéral Joseph Deiss. Drôle de personnage, la dame. On découvre qu’elle détiendrait des intérêts économiques dans l’ancienne province serbe, notamment dans la compagnie des téléphones du Kosovo. En 2012, l’ancienne Secrétaire d’Etat des Etats-Unis tombe par hasard sur une manifestation à Prague en faveur des victimes serbes des bombardements de l’OTAN et ne peut se retenir de donner cours à haute voix à ses sentiments antiserbes: Disgusting Serbs, get out! (Serbes dégoutants, sortez!)

Dix ans après l’indépendance, la situation reste précaire. J’avais alors plaidé vainement pour moins de précipitation et pour un processus plus attentif aux exigences du droit international, à la sauvegarde des minorités ainsi qu’aux possibilités d’assurer un développement économique harmonieux de toute la région. Je suis bien conscient qu’en rappelant cela on va, une fois de plus, m’accuser d’être du côté des Serbes. La ritournelle est bien connue: c’est la logique de la dichotomie qui oppose le bien et le mal, les gentils et les méchants, sans concession aucune au doute et aux nuances. Bien entendu, la réalité est bien différente, tellement plus complexe et difficilement saisissable. Essayer de rechercher la vérité et de la dire signifie nécessairement s’exposer à des accusations de partialité. J’en assume le risque, car je sais pertinemment que cela n’est absolument pas vrai, je sais aussi ce que cela a coûté à ma famille et à moi-même. Je pense tout simplement que les Kosovars méritaient mieux que ce qu’on appelle la communauté internationale leur a imposé.

On a énormément écrit au sujet de ce rapport, on a dit tout et son contraire. Souvent il n’a pas été lu, on s’est borné à reprendre certaines affirmations des médias. J’aimerais citer les réflexions conclusives de ce document du 7 janvier 2011, non sans en rappeler le titre, Le traitement inhumain de personnes et le trafic illicite d’organes humains au Kosovo: «Ce rapport – rappelons-le une fois encore – a été provoqué par les révélations publiées dans le livre de l’ancien procureur du TPIY. Choquée par ces divulgations, l’Assemblée parlementaire nous a confié la mission de procéder à un examen plus approfondi concernant ces allégations et les violations des droits de l’homme qui auraient été commises au cours de la période en question au Kosovo. Les faits dénoncés dans le livre de l’ancien magistrat se référaient essentiellement à un trafic d’organes humains. Nos recherches, difficiles et délicates, nous ont permis non seulement de confirmer ces révélations, mais aussi de les préciser et de tracer un tableau sombre et inquiétant de ce qui s’est passé et, en partie, continue à se passer au Kosovo. Notre tâche n’était pas de mener une enquête pénale – nous n’en avons ni le pouvoir, ni, surtout, les moyens – et encore moins de prononcer des jugements de condamnation ou d’absolution. Les faits que nous avons recueillis sont cependant d’une gravité exceptionnelle et se sont passés au cœur de l’Europe. Le Conseil de l’Europe et ses Etats membres ne peuvent rester indifférents face à une telle situation. Nous avons mis en évidence l’existence d’un important phénomène de criminalité organisée au Kosovo. Ce n’est pas une nouveauté et ce n’est pas une exclusivité du Kosovo, il est vrai. Dans la région, le crime organisé est très redoutable également en Serbie, au Monténégro, en Albanie, pour ne donner que des exemples. Il existe en outre des relations et des complicités étonnantes et inquiétantes entre ces différentes bandes. Leur collaboration semble d’ailleurs être bien plus efficace qu’entre les autorités judiciaires nationales et internationales. Nous avons souligné et documenté les connexions troubles, parfois manifestes, entre crime organisé et politique, y compris des représentants des institutions; cela aussi n’est pas une nouveauté, du moins pour ceux qui n’ont pas voulu à tout prix fermer les yeux et se boucher les oreilles. Le silence et l’absence de réactions face à un tel scandale sont, en fait, tout aussi graves et inacceptables. Nous n’avons pas colporté de simples rumeurs, mais décrit des faits qui se fondent sur de multiples témoignages, des documents et des faits objectifs. Ce que nous avons découvert n’est certes pas totalement inédit: des rapports d’importants services de renseignements et de police ont déjà dénoncé et illustré en détail ces mêmes faits depuis longtemps. Sans suite, car les chancelleries privilégiaient à chaque fois le profil bas, le silence, pour de prétendues considérations “d’opportunité politique”. Mais quels intérêts pourraient bien justifier une telle attitude qui fait fi de toutes les valeurs que l’on ne manque jamais de publiquement invoquer? Au Kosovo, tout le monde est au courant de ce qui s’est passé et de ce qui se passe encore, mais les gens n’en parlent pas, sinon en privé; ils attendent depuis longtemps que la vérité, toute la vérité – pas celle officielle – soit finalement établie. Notre seule ambition, aujourd’hui, est d’être le porte-parole de ces hommes et femmes du Kosovo, mais aussi de Serbie et d’Albanie, sans distinction d’ethnie ou de religion qui n’ont qu’une aspiration: que la vérité soit établie, que l’on mette fin à une impunité scandaleuse et, finalement, qu’ils puissent vivre en paix. C’est une condition indispensable pour une véritable réconciliation et une stabilité durable de cette région. Au cours de notre mission, nous avons rencontré des personnes – des locaux et des “internationaux” – de très grande valeur qui se battent contre l’indifférence et pour une société plus juste. Ils ne méritent pas seulement notre sympathie, mais, aussi et surtout, notre plein soutien.»

Dix ans d’indépendance pour le Kosovo, alors que toutes les décisions essentielles ne sont toujours pas prises par des Kosovars, MmeCalmy-Rey jubile et parle d’un succès. Cela me paraît excessif et franchement peu conforme à la réalité. Le journaliste du Monde intitule son analyse L’inquiétant gâchis kosovar. Il est vrai que ce dernier ne s’est pas senti dans l’obligation de justifier des choix arrêtés dans le passé par son journal. Plus de huit ans après le rapport du Conseil de l’Europe, le procès n’a toujours pas eu lieu. A deux reprises, lors de moments cruciaux de la procédure, les procureurs-chefs, américains, s’en vont inopinément. Pense-t-on vraiment qu’on laissera juger Thaçi, alors que celui-ci est reçu par Macron et autres «grands» de ce monde, ceux-là mêmes qui refusent de rencontrer officiellement le dalaï-lama? La communauté a beaucoup fait, souvent très mal fait. Ce qu’elle n’a pas su ou pas voulu entreprendre, c’est de faire en sorte qu’une classe politique nouvelle, honnête et pas compromise avec le passé prenne en main le pays avec une véritable volonté de promouvoir les intérêts de ses habitants. Hélas, des réseaux troubles et certaines compromissions qui vont bien au-delà des frontières de ce petit Etat continuent à empêcher tout véritable changement.