Mediator: une affaire aux allures de guerre économique (1/3)

Le scandale du Mediator a valu aux laboratoires Servier en mars 2021 une condamnation à 2,7 millions d'euros d'amende pour «homicides et blessures involontaires» et «tromperie aggravée». En coulisses, il a permis à d'autres entreprises pharmaceutiques d’éviter des préjudices importants et de renforcer leur position sur différents marchés à plusieurs milliards de dollars. Un hasard? Enquête.

Mediator Mediator
Plaquette et cachets (comprimés) de Mediator, indiqué dans le traitement du diabète de type II. Produit par les laboratoires Servier, ce médicament contenait des substances toxiques responsables, selon les estimations, de plus de 2'000 morts et de milliers d'handicapés en France. © Keystone / Maxppp / Eugene Le Droff

Le Mediator restera dans les annales comme l’une des affaires qui a le plus violemment agité les sphères politico-sanitaires françaises. Au cœur de ce feuilleton du «médicament tueur», le benfluorex: une substance prescrite aux diabétiques en surpoids et commercialisée depuis 1976 sous le nom de Mediator par les Laboratoires Servier, numéro 2 de la pharma française derrière Sanofi-Aventis. A partir des années 1990, différentes études avaient établi que les cousines chimiques du benfluorex, la fenfluramine et la dexfenfluramine vendues sous les noms de Pondéral et Isoméride, pouvaient provoquer des valvulopathies et de l’hypertension artérielle pulmonaire (HTAP). Autrement dit des pathologies cardiovasculaire et pulmonaire graves susceptibles d’entraîner la mort. Or les premiers signalements de ce genre d’affections sous Mediator avaient été portés à la connaissance de l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (Afssaps) à la fin des années 1990. Mais alors que les coupe-faim Pondéral et Isoméride avaient été interdits de vente aux Etats-Unis puis en Europe en 1997, le Mediator n’avait été retiré du marché par les autorités de régulation françaises qu’en novembre 2009, soit douze ans plus tard. 

Comment le benfluorex avait-il pu passer si longtemps entre les mailles du filet et devenir le «coupe-faim du pauvre»? C’est autour de cette question que le scandale s’est noué, entraînant un impressionnant cortège de réactions et de mesures dans l’Hexagone. Entre autres un épais rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS), deux missions parlementaires d’information avec des dizaines d’auditions, une réforme de l’administration sanitaire, l’institution de nouvelles lois, la mise en place d’un fonds d’indemnisation des victimes et une série d’actions en justice, dont une bonne partie est toujours en cours devant différents tribunaux. Tous ces rebondissements ont été suivis de près par les médias: quelque 70 articles sont par exemple consacrés à l’affaire sur le site Internet du Monde, plus de 170 sur celui de Libération et plus de 200 sur celui du Figaro. Un tableau accablant pour Servier a très vite émergé au fil des analyses, des enquêtes, des reportages, des rapports et des auditions: celui d’une firme habile et puissante, qui avait réussi à «enfumer» tout le monde grâce à un subtil réseau d’influence et de conflits d’intérêts au sein des administrations sanitaires. Parfaitement au fait de la nocivité de son produit, Servier était prêt à tout pour le maintenir sur le marché. Si personne n’avait rien pu (ou voulu) voir en 30 ans, c’était donc surtout à cause des méthodes perfides, voire crapuleuses de cette firme. 

Le problème de ce descriptif, c’est qu’il omet de s’interroger sur un point central: à qui le scandale a-t-il profité? Jean-Philippe Seta, à l’époque président opérationnel de Servier, a indirectement soulevé la question lorsqu’il a été entendu à huis clos au Sénat en mars 2011, dans le cadre de la mission d’information sur le Mediator. A cette occasion, celui qui était alors le bras droit de Jacques Servier (fondateur-directeur des laboratoires Servier décédé en 2014), a entre autres rappelé l’existence de «grandes multinationales anglo-saxonnes qui souhaitent notre disparition» sans pour autant citer de noms. Il s’est par ailleurs étonné que la «campagne médiatique» se soit «déchaînée» contre Servier un an après le retrait du médicament incriminé, à la faveur de fuites vers la presse. «Pourquoi cette accélération de l’histoire?» s’est-il interrogé. «Sans éluder notre responsabilité, concluait-il, considérer cette affaire comme la plus grande affaire mondiale de pharmacovigilance est certainement excessif. J’ai du mal à penser que ce ne soit qu’une coïncidence.» Faut-il voir dans ces propos une tentative de faire diversion en avançant une «théorie du complot», pour reprendre les termes de François Autain, sénateur du groupe communiste qui menait l’audition? Et peut-on accorder la moindre crédibilité aux propos d’un homme qui avait tant à perdre, et qui deux ans plus tard a été mis en examen pour «trafic d’influence», «escroquerie», «obtention indue d’autorisation», et «tromperie» avec «mise en danger de l’homme», avant d’être licencié en octobre 2013? Evidemment, les déclarations de Jean-Philippe Seta doivent être prises avec beaucoup de précautions. D’autant plus que ce dernier a reconnu n’avoir «aucune preuve» d’interventions en coulisses: «Je n’ai qu’un faisceau d’indices et qu’une intime conviction», a-t-il déclaré. Néanmoins, de nombreux éléments indiquent que ses affirmations n’étaient pas tirées par les cheveux et que la question d’une guerre commerciale menée contre Servier se pose bel et bien.

mediator mediator
La pneumologue brestoise Irène Frachon a révélé l'affaire du Mediator (16 mai 2016). © Vincent Gouriou

Mais reprenons dans l’ordre. Le scandale du Mediator a éclaté pour de bon le mardi 16 novembre 2010, lorsque l’Afssaps a rendu publics les résultats d’une étude menée par une épidémiologiste de l’Institut Gustave-Roussy, Catherine Hill, à partir des bases de données de la CNAMTS (Caisse nationale d’assurance-maladie des travailleurs salariés). Selon ces travaux, le Mediator avait provoqué le décès d’au moins 500 personnes entre 1976 et 2009. L’après-midi même, Xavier Bertrand, se saisissait de l’affaire, deux jours seulement après avoir été nommé ministre de la Santé par Nicolas Sarkozy en remplacement de Roselyne Bachelot. Il annonçait notamment son intention de commander une enquête à l’IGAS. De fait, lorsque le scandale a explosé, cela faisait un an et demi déjà que la première étude concluant à l’augmentation du risque de valvulopathies et d’HTAP sous Mediator avait été publiée (printemps 2009) et un an que le benfluorex avait été retiré du marché. Cela faisait par ailleurs quatre mois que Mediator 150 mg, le livre à charge de la pneumologue brestoise Irène Frachon était sorti de presse. Cet ouvrage où elle raconte son combat pour prouver la dangerosité du Mediator était paru en juin 2010. Or au moment de sa sortie en librairie, Servier avait obtenu d’un juge en référés qu’il impose la suppression du sous-titre «Combien de morts?» au motif que ce dernier jetait un «discrédit» sur l’image du laboratoire, entravait «son activité» et portait «atteinte à ses droits». Cela faisait quatre mois également que Flore Michelet de l’Université de Rennes avait soutenu sa thèse de doctorat en pharmacie où elle procédait à une première estimation du nombre de décès imputables au Mediator: entre 500 et 1’000. Mais surtout, cela faisait un mois que Le Figaro avait révélé l’existence d’une étude, réalisée par Catherine Hill, «membre du conseil scientifique» de l’Afssaps, selon laquelle le Mediator aurait fait «au moins 500 morts» – autrement dit, la même étude que celle que l’Afssaps a fini par rendre publique le 16 novembre 2010.

Au niveau du dossier proprement dit, il n’y avait donc aucun fait nouveau. Pourtant, cette fois, tous les médias ont répondu présents. La nouvelle avait même fuité la veille, notamment dans Le FigaroLe PointLe Parisien et Le Monde. Ce dernier déclarait avoir «sollicité» «lundi 15 novembre au soir» les laboratoires Servier, qui n’avaient «pas souhaité commenter ces derniers développements, car ils n’étaient pas informés, ont-ils expliqué, des annonces qu’allait faire, mardi matin, l’Afssaps». En moins de 24 heures, l’affaire était devenue ministérielle et elle était sur toutes les manchettes. De fait, Jean-Philippe Seta avait bel et bien matière à s’interroger sur ce qui avait pu modifier si brutalement la donne, ainsi que sur les intérêts politiques et économiques à l’œuvre dans la soudaine transformation d’un dossier de pharmacovigilance en affaire d’Etat. Le clou a été enfoncé à la mi-décembre, lorsque le nombre de victimes imputables au Mediator a été encore revu à la hausse («entre 1’000 et 2’000 victimes») sur la base d’une autre étude. Elle portait sur la même base de données que celle qu’avait étudiée Catherine Hill, mais «prenait en compte la surmortalité». Le rapport de l’IGAS a été rendu public en un temps record le 15 janvier 2011. Fin décembre 2010, Xavier Bertrand en avait confié la rédaction à trois inspecteurs, dont Aquilino Morelle, médecin, homme politique socialiste et ancien conseiller de Lionel Jospin. A la suite des faits révélés par cette enquête, une mission d’information sur le Mediator s’ouvrait au Sénat sous la présidence de François Autain, médecin et membre du groupe communiste. La Chambre haute emboîtait ainsi le pas à l’Assemblée nationale. Celle-ci avait ouvert une mission d’information un mois plus tôt sous la présidence du député socialiste Gérard Bapt qui s’était déjà beaucoup engagé aux côtés d’Irène Frachon. 

La machine était lancée. Mais qui étaient les acteurs susceptibles d’en profiter? Nos recherches montrent que l’affaire Mediator a offert un nombre impressionnant d’avantages à deux géants pharmaceutiques: le britannique GlaxoSmithKline (GSK) et l’américain Eli Lilly, qui à l’époque des faits étaient respectivement 7e et 10e au classement mondial des plus grandes compagnies pharmaceutiques. Les avantages qu'ils en ont tirés sont d’ailleurs tels qu’une question se pose: ces big players du médicament n’auraient-ils pas donné çà et là quelques coups de pouce décisifs pour alimenter le scandale? Ils auraient eu en tout cas quelques excellentes raisons de le faire. Car les projecteurs braqués sur le Mediator et ses effets nocifs leur ont rendu des services appréciables. Pour commencer, ils ont maintenu loin des regards et de la polémique certains dossiers gênants qu’Eli Lilly et GSK avaient dans leurs tiroirs à cette époque. Des dossiers où, comme nous allons le voir, il était entre autres question… d’un antidiabétique présentant une toxicité cardiovasculaire; d’un médicament amphétaminique prescrit hors indication comme coupe-faim; d’un traitement qui induisait des valvulopathies cardiaques; d’hypertension artérielle pulmonaire (HTAP); de promotion d’utilisation off-label (hors indication); de dissimulation intentionnelle d’effets secondaires graves; de pressions sur des lanceurs d’alerte; de corruption et de conflits d’intérêts jusqu’aux plus hautes instances.

Toutes ces accusations, le public a pris l’habitude de les associer exclusivement au Mediator et à Servier. Rares sont ceux qui savent qu’à la même période, elles concernaient aussi des médicaments d’Eli Lilly et de GSK dans des proportions comparables, voire bien supérieures. A l’instar du pergolide d’Eli Lilly. Commercialisé sous le nom de Celance, ce médicament utilisé dans le traitement de la maladie de Parkinson est un dérivé de l’ergot de seigle. Dès 1998, des observations avaient montré qu’il pouvait provoquer des atteintes des valves cardiaques (valvulopathies). Fin 2004, 30 cas de valvulopathies sous pergolide étaient rapportés en France. En mars 2007, l’autorité de régulation américaine FDA et la firme Valeant Pharmaceuticals (qui commercialisait la molécule aux Etats-Unis sous le nom de Permax) s’accordaient sur un retrait du marché. Rien de tel en France, où le médicament est resté disponible en deuxième intention. Alors qu’on disposait de données montrant que le pergolide multipliait le risque de valvulopathies par sept. Pour mémoire: sous benfluorex, ce même risque était multiplié par trois. Comme le relevait en 2004 la revue Neurology Today, l’incidence observée de valvulopathies chez les patients sous pergolide était «similaire à celle qui avait conduit en 1997 au retrait du marché américain des coupe-faim fenfluramine et dexfenfluramine». Or l’interdiction des fenfluramines aux Etats-Unis avait provoqué un scandale extraordinaire outre-Atlantique.

Si Eli Lilly avait un problème de valvulopathies médico-induites, GSK devait quant à lui gérer différents fronts. Depuis 2004, le Département américain de la justice (DOJ) avait notamment trois de ses produits phares dans le viseur: la rosiglitazone, commercialisée sous le nom d’Avandia pour traiter le diabète; le bupropion, apparenté aux amphétamines, commercialisé sous le nom de Zyban en Europe et indiqué pour le sevrage tabagique, mais vendu outre-Atlantique sous le nom de Wellbrutin comme antidépresseur de la classe des inhibiteurs de la recapture de la dopamine et de la noradrénaline (IRDN); et enfin la paroxétine, un antidépresseur de la classe des inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine (ISRS), commercialisé sous le nom de Paxil aux Etats-Unis et de Deroxat ou Seroxat en Europe. Que reprochait le DJO à GlaxoSmithKline? Entre autres d’avoir dissimulé à la Food and Drug Administration (FDA, autorité de régulation américaine) des données sur les risques cardiovasculaires d’Avandia, d’avoir fait la promotion de la paroxétine pour les enfants et les adolescents (alors qu’elle n’était approuvée que pour les adultes), mais aussi d’avoir promu l’utilisation du bupropion pour la perte de poids. Les investigations menées aux Etats-Unis ont montré également que pour inciter les médecins à de telles prescriptions, GSK les invitait en vacances à Hawaï, à la chasse au faisan en Europe ou à des concerts. Mais aussi que la firme avait exercé des pressions très importantes pour faire taire les scientifiques qui avaient mis le doigt sur la toxicité cardiaque d’Avandia. L’amende record de 3 milliards de dollars (un peu moins de 3 milliards de francs) dont GlaxoSmithKline a fini par s’acquitter en juillet 2012 pour stopper les poursuites aux Etats-Unis donne une idée des enjeux colossaux que représentaient ces trois médicaments. Les gains qu’ils permettaient de réaliser étaient sans commune mesure avec ce que le Mediator rapportait à Servier. En 33 ans de commercialisation, le fabricant français a gagné l’équivalent d’un peu plus d’un milliard de francs avec son médicament, c’est-à-dire à peine plus d’un tiers de ce que l’Avandia avait généré en 2006 en une seule année (environ 3 milliards de francs). Le nombre de victimes liées à l’Avandia est sans doute lui aussi sans commune mesure avec le nombre de victimes attribuables au Mediator, puisque selon des estimations indépendantes, rien qu’aux Etats-Unis, l’antidiabétique de GSK aurait provoqué 83’000 infarctus du myocarde entre 1999 et 2007. 

Si les enquêtes des pouvoirs publics et des médias avaient mis en évidence des comportements délictueux aux Etats-Unis, il n’y avait aucune raison de croire que l’Europe et la France n’étaient pas concernées par des pratiques analogues destinées à influencer les autorités sanitaires et les prescripteurs. Ce récapitulatif des affaires qui encombraient Eli Lilly et GSK à la même époque indique donc que malheureusement, et contrairement à ce que sous-entendait le rapport de l’IGAS, le dossier Mediator n’avait rien d’exceptionnel: ni par la gravité des pratiques reprochées à Servier, ni par le nombre de victimes imputées au médicament. 

mediator mediator
Le médicament Avendia de GSK présente lui aussi des problèmes de toxicité cardiaque. © DR

Depuis des décennies, le paysage de la santé est lourdement grevé de molécules délétères d’un intérêt thérapeutique nul ou médiocre, mais aussi d’innombrables conflits d’intérêts et réseaux d'influence. L'ouvrage Remèdes mortels et crime organisé de Peter C. Gøtzsche, médecin, spécialiste des preuves scientifiques dans la décision médicale et directeur de la Nordic Cochrane à Copenhague, récapitule sur plus de 450 pages les comportements frauduleux qui sont monnaie courante dans le secteur sanitaire et l’industrie pharmaceutique, avec à l’appui des dizaines d’exemples de tromperies et de pratiques mafieuses. Toutes les grandes firmes pharmaceutiques sont concernées. Les conséquences sont terriblement meurtrières: dans les pays industrialisés, les médicaments sont la troisième cause de mortalité après les maladies cardiaques et le cancer. Aux Etats-Unis, chaque année, les maladies cardiaques tuent plus de 610’000 personnes, le cancer plus de 580’000 et, selon les données examinées par Peter Gøtzsche, ils sont quelque 200’000 à décéder des effets secondaires des médicaments qui leur ont été prescrits. Selon la Commission européenne, les médicaments feraient quelque 197’000 victimes chaque année dans l’Union européenne. «Les actes commis par les laboratoires Servier sont ceux de toute une industrie au niveau mondial», rappelait à juste titre Mikkel Borch-Jacobsen, philosophe, historien et professeur à l’Université de Washington à Seattle dans Libération en février 2011.

Et de rafraîchir la mémoire des lecteurs en citant quelques exemples récents: «La promotion du Mediator comme coupe-faim alors qu’il était autorisé pour le diabète? Tous les laboratoires font la même chose pour élargir le marché de leurs molécules: Warner-Lambert (maintenant Pfizer) a été condamné en tout à 572 millions de dollars (environ 570 millions de francs) d’amende pour avoir marketé son antiépileptique Neurontin pour la migraine et le trouble bipolaire; Eli Lilly a marketé son antipsychotique Zyprexa (toujours en vente) à l’intention des enfants hyperactifs et des vieillards, causant 15’000 morts par an parmi ces derniers, selon l’expert de la FDA David Graham; Pfizer a dû payer 2,3 milliards (environ 2,2 milliards de francs) en dommages et intérêts pour le marketing hors-AMM (hors autorisation de mise sur le marché) de son antalgique Bextra (retiré du marché) pour les douleurs aiguës et post-chirurgicales.» Et la liste de Mikkel Borch-Jacobsen ne s’arrêtait pas là.

Comment se fait-il alors qu’à l’automne 2010, il n’y ait pas eu de scandale Celance/Permax? Ni de scandale Avandia ni de scandale Zyban? Nous avons voulu avoir l’avis des principaux intéressés. Eli Lilly n’a pas répondu à nos demandes en dépit de nos sollicitations répétées. Servier refuse de commenter cet aspect. Quant à GSK, il souligne par la voix du directeur Corporate Affairs de GSK Suisse, Urs Kientsch, que le Mediator et l’Avandia sont «deux sujets complètement différents». «En ce qui concerne Avandia, insiste Urs Kientsch, nous avons réagi et communiqué avec les autorités de santé françaises et européennes de manière complètement transparente. En tant qu’entreprise de santé, notre priorité est la santé des patients. Nous évaluons de manière continue la sécurité de nos médicaments et les résultats de nos essais cliniques en étroite collaboration avec les autorités de santé.» Admettons que GSK ait coopéré de manière exemplaire – s’il l’a fait, c’était peut-être aussi pour éviter que la vague de problèmes auxquels il était confronté aux Etats-Unis n’atteigne l’Europe et ne l’oblige à revoir à la hausse le montant de 2,2 milliards de livres (environ 3 milliards de francs) qu’il venait de provisionner au dernier trimestre 2010 pour faire face aux poursuites judiciaires américaines. Un fait demeure: sans les projecteurs braqués sur Servier, l’antidiabétique de GlaxoSmithKline et ses effets indésirables auraient eu plus de difficulté à passer inaperçus en France. Et sans les valvulopathies dues au benfluorex, celles qu’induisait le Celance auraient eu davantage de chances d’être portées à la connaissance du public.

Comparatif des victimes et des ventes entre l’Avandia et le Mediator

Par ailleurs, Servier n’était pas une obscure officine, mais le numéro 2 de la pharma française. En tant que tel, il entretenait un important réseau d’influence et de conflits d’intérêts jusque dans les plus hautes sphères de l’administration sanitaire. Lorsque ses agissements et ses relais ont été dévoilés, mais surtout présentés comme exceptionnellement graves par le rapport de l’IGAS, ils ont capté toute l’attention et toutes les critiques. Au point que personne n’a entrepris de radiographier les pratiques et les réseaux de GSK, d’Eli Lilly ou d’autres big players du médicament. Pourtant, ces derniers n’avaient rien à envier à ceux de Servier. Lorsque l’enquête sur le Mediator a été confiée à l’IGAS, GlaxoSmithKline et Eli Lilly avaient eux aussi des relais jusqu’au ministère de la Santé. Comme Cécilia Araujo, dont la carrière est ponctuée de revolving doors. Cette expression décrit le passage de personnalités actives dans la politique ou l’administration qui finissent par aller travailler dans un secteur économique qu’auparavant elles étaient censées surveiller. C’est exactement ce qu’a fait Cécilia Araujo: après avoir été conseillère au ministère de la Santé du gouvernement Raffarin de 2004 à 2006, où Xavier Bertrand était secrétaire d’Etat chargé de l’Assurance maladie, elle est devenue Public Affairs Director de GSK France, autrement dit lobbyiste en chef, et à ce titre «responsable de toutes les relations gouvernementales ou parlementaires entre GSK et le gouvernement français ainsi que les membres du Parlement».

Autre exemple: Véronique Devolvé-Rosset, qui a partagé avec Cécilia Araujo la responsabilité des affaires publiques de GSK jusqu’en septembre 2010, a rejoint le cabinet-conseil en communication Tilder, où elle a été manager jusqu’en août 2011, deux mois avant que l’affaire du Mediator éclate. Depuis son passage, Tilder compte parmi ses clients le LEEM (syndicat patronal des entreprises du médicament) et nombre de ses membres éminents: Abbott, GSK, Sanofi, Solvay, Takeda, UPSA et Wyeth. Ce qui rendait Véronique Devolvé-Rosset si intéressante, aussi bien pour GSK que pour Tilder, c’est qu’elle avait ses entrées au ministère de la Santé: de 2002 à 2004, elle avait été conseillère technique auprès du cabinet du ministre de la Santé Jean-François Mattéi. Spécialisée selon ses propres termes dans le «lobbying» et la «communication d’influence», Véronique Devolvé-Rosset est aujourd’hui directrice de la communication et des affaires publiques et gouvernementales chez Eli Lilly, poste qu’elle occupe depuis octobre 2012. 

En 2010-2011, Eli Lilly et GSK avaient encore bien d’autres relais auprès des parlementaires et du gouvernement par le biais du LIR (Association des laboratoires internationaux de recherche), «think tank innovation-santé» qui réunit 16 sociétés pharmaceutiques non françaises actives dans l’Hexagone. Le Bureau du LIR était alors présidé par Dominique Amory, à l’époque président de Lilly France. Agnès Soubrier-Renard, ancienne directrice de la communication de Lilly France en était la directrice générale, et Hervé Gisserot, alors CEO de GSK France, en était le trésorier. Au niveau de l’Afssaps, GSK et Eli Lilly avaient aussi de solides relais: nombre d’experts sollicités par l’agence déclaraient toutes sortes de conflits d’intérêts avec ces deux firmes. Hormis aux Etats-Unis, aucune des deux entreprises n’a été inquiétée ou n’a eu à répondre de ses pratiques devant les autorités, les élus, la justice et les médias. Alors qu’en termes de gravité, chacun de leurs dossiers valait largement le Mediator. GSK et Eli Lilly ont même pu prendre leurs dispositions en toute tranquillité. L’Avandia a été retiré du marché européen sans faire de vagues en septembre 2010, trois semaines avant que le scandale du Mediator n’éclate pour de bon. Eli Lilly n’a cessé de commercialiser le pergolide qu’au printemps 2011, après que la Haute Autorité de santé en France a décidé qu’il n’était plus remboursable – autrement dit pour des motifs strictement financiers. Là encore, le timing a été plus qu’opportun, surtout pour GSK. Le retrait de l’Avandia du marché européen fin septembre 2010 n’avait pas encore suscité l’intérêt des médias français. La revue médicale British Medical Journal avait pourtant publié une longue enquête sur les dysfonctionnements qui avaient permis sa mise sur le marché. En Allemagne, par exemple, le magazine Der Spiegel l’avait relayée. Mais elle n’avait rencontré aucun écho en France.

La flambée médiatique déclenchée par le Mediator a eu encore un autre effet bien venu: d’un seul coup, elle a fait passer au second plan une affaire qui avait d’abord rapporté très gros à GSK, avant de devenir embarrassante à l’hiver 2009-2010: la grippe H1N1. GSK avait en effet pu compter sur le zèle de Roselyne Bachelot (elle-même une ancienne de GlaxoSmithKline). La ministre de la Santé avait commandé 94 millions de doses de vaccins en prévision de la «pandémie», commande où le vaccin Pandemrix de GSK se taillait la part du lion (50 millions de doses). Lorsque les contrats passés entre les gouvernements de différents pays d’Europe et les producteurs de vaccins ont été rendus publics en novembre 2009, ils ont suscité l’indignation, tout comme les 3 milliards d’euros (un peu plus de 3 milliards de francs) que la «pandémie» a rapportés à GlaxoSmithKline. Les choses ne se sont pas arrangées avec les reproches de conflits d’intérêts entre l’OMS et l’industrie émis par des parlementaires de l’Assemblée du Conseil de l’Europe et l’ouverture en France d’une commission d’enquête parlementaire sur le «rôle des firmes pharmaceutiques dans la gestion par le gouvernement de la grippe H1N1». Pour GSK, la bonne affaire pandémique s’est définitivement envenimée en août 2010, quand les autorités sanitaires suédoises ont fait état des premiers cas de narcolepsie liés au Pandemrix. Le remplacement de Roselyne Bachelot par Xavier Bertrand au poste de ministre de la Santé et le scandale du Mediator, intervenus deux mois plus tard, ont fait disparaître comme par enchantement ce remue-ménage encombrant. La pandémie a tout à coup cessé de faire les gros titres.

mediator mediator
Le vaccin Pandemrix de GSK contre la grippe H1N1. © DR

Mais le Mediator n’a pas seulement mis GlaxoSmithKline et Eli Lilly à l’abri de poursuites et de dénonciations médiatiques. Elle leur a aussi permis de consolider, voire d’élargir, leur position sur différents marchés très lucratifs. GSK a ainsi eu les coudées franches pour s’imposer dans le domaine des coupe-faim, un marché qui selon les estimations de l’époque était voué à être multiplié par six et à dépasser les 2 milliards de dollars d’ici 2020. La disparition du produit de Servier a fait de la place pour Alli (orlistat), la pilule amaigrissante de GSK en vente libre depuis mai 2009. Elle a très probablement contribué à l’usage off-label du bupropion comme coupe-faim, en attendant l’arrivée en décembre 2014 du Contrave/Mysimba, un produit indiqué dans le traitement de l’obésité. Commercialisé par Orexigen Therapeutics, ce médicament combine le bupropion et une autre substance, la naltrexone. Or Orexigen et GSK ont passé en 2009 un accord de licence non exclusive pour certains brevets de formulation liés au bupropion. Ce contrat prévoit le versement de redevances à GSK.

Enfin et surtout, les coups portés à Servier et son affaiblissement consécutif ont bien arrangé les affaires d’Eli Lilly et de GSK sur le marché des antidépresseurs – les médicaments les plus prescrits, selon IMS Health, entreprise américaine de conseil pour les industries du médicament et les acteurs de la santé. En effet, fin 2009, Servier avait fait son entrée sur le marché européen avec une molécule appelée agomélatine, qui devait être commercialisée sous le nom de Valdoxan, Melitor ou Thymanax suivant les pays. Cet antidépresseur est dit mélatoninergique parce qu’il agit sur les récepteurs à la mélatonine. Il s’agissait du premier produit du genre. Le futur rendement de ce médicament était jugé extrêmement prometteur, notamment par la société d’analyse de marché Datamonitor, qui début septembre 2010 disait s’attendre «à ce que Valdoxan devienne le traitement numéro 1 de la dépression. Les ventes devraient atteindre 2,75 milliards de dollars aux Etats-Unis et dans les cinq principaux marchés européens (France, Allemagne, Italie, Espagne et Royaume-Uni) en 2018». Bref, une concurrence de taille pour Eli Lilly et GSK, et une sérieuse menace pour leurs blockbusters: que ce soit le Cymbalta (duloxétine) d’Eli Lilly – devenu champion dans cette classe de médicaments grâce au Prozac (fluoxétine) – le Paxil/Deroxat (paroxétine) ou encore le bupropion (Zyban/Wellbrutin) de GSK dont nous avons déjà parlé dans le cadre des enquêtes du DOJ. Selon la banque Cowen and Company, en mars 2008, Eli Lilly occupait près de 25% du marché des antidépresseurs et le Cymbalta lui rapportait plus de 2 milliards de dollars par an. Alors que GSK avait pour lui près de 11% du marché, le Paxil et le Wellbrutin générant 1,17 milliards de dollars par année. Ce qui faisait d’Eli Lilly le numéro 2 et de GSK le numéro 4 du marché des antidépresseurs. 

Mais vers la fin des années 2000, l’eldorado commercial des antidépresseurs amorçait une contraction. Les acteurs établis n’avaient pas besoin d’un nouveau concurrent qui leur dispute un gâteau en voie de rétrécissement. Ils avaient d’excellentes raisons de chercher à lui couper l’herbe sous le pied. Par ailleurs, depuis 2005, les études se multipliaient sur l’augmentation du risque d’hypertension artérielle pulmonaire (HTAP) chez le nouveau-né si sa mère avait pris des antidépresseurs de la classe des inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine (ISRS) comme la paroxétine durant le dernier trimestre de la grossesse. Dès mai 2010, les autorités européennes de surveillance ont recommandé de prendre les mêmes précautions chez les femmes enceintes avec les inhibiteurs de la recapture de la dopamine et de la noradrénaline (IRDN), la classe incluant le bupropion de GSK et la duloxétine d’Eli Lilly. L’agomélatine de Servier n’était pas concernée. Là encore, l’affaire du Mediator est tombée à pic pour transformer les HTAP médico-induites en un problème 100% Servier, comme si seuls ses fenfluramines et son benfluorex étaient susceptibles de provoquer cette pathologie.

Schéma de l’hypertension artérielle pulmonaire

mediator mediator
© sept.info

Ce tour d’horizon met en lumière que les raisons d’agir contre Servier étaient fort nombreuses et qu’à maints égards, le Mediator était un candidat idéal pour justifier les coups qui lui ont été portés. Mais ces derniers n’auraient jamais pu être aussi nombreux s’il n’y avait pas eu un épais dossier à charge: le rapport de l’IGAS. C’est lui qui a conféré à cette affaire les proportions d’un scandale sans précédent. C’est sur lui aussi que s’est appuyée la justice pour ouvrir différentes instructions. Le rôle central joué par ce document mérite qu’on s’intéresse de plus près à sa genèse et tout particulièrement à l’un de ses auteurs, Aquilino Morelle. Pour Jean-Philippe Seta, les liens d’intérêts de ce dernier auraient dû soulever des doutes: «Est-il logique qu’un inspecteur général de l’IGAS qui vient de travailler pendant deux ans dans une agence au service de l’ensemble des firmes multinationales anglo-saxonnes soit chargé de ce rapport?» a-t-il demandé lorsqu’il a été entendu au Sénat. Confronté à ces accusations quelques semaines plus tard, alors que c’était à son tour d’être entendu dans le cadre de la mission Mediator au Sénat, Aquilino Morelle a noyé le poisson: «J’ai pour ma part confié cette affaire à mon avocat, et je me réserve, à titre personnel, le droit éventuel de poursuivre, car les faits de diffamation professionnelle sont constitués. Ce serait toutefois accorder beaucoup de crédit à ces accusations. Ce qui nous importe, ce sont les résultats de notre travail et les suites qui lui seront données.»

François Autain et le rapporteur de la mission n’ont pas insisté. Pourtant, ils auraient dû, car d’après la législation française, les médecins comme Aquilino Morelle ont le devoir de déclarer leurs liens d’intérêts lorsqu’ils s’expriment publiquement. Manifestement, l’inspecteur de l’IGAS n’avait pas à redouter d’interrogatoire trop sévère. Le 3 février 2011, François Autain avait déjà clairement exprimé son parti-pris contre Servier sur la chaîne Public Sénat. A la question qui lui avait été posée «Est-ce que le laboratoire Servier peut invoquer la présomption d’innocence après le rapport accablant de l’IGAS?» il avait répondu: «Non, ça ne me paraît pas possible. La lecture attentive du rapport de l’IGAS démontre bien que la responsabilité de Servier est entière.» François Autain a également qualifié de «remarquable» le rapport de l’IGAS lors de l’audition d’Aquilino Morelle. Pourtant, les éléments factuels dénoncés par Jean-Philippe Seta étaient parfaitement exacts. Aquilino Morelle avait bien travaillé de 2003 à 2005 à l’agence de communication et de publicité Euro RSCG (actuelle Havas). Comme il a fini par l’expliquer en avril 2014, sa mission était alors de «développer une activité “corporate santé” au sein de l’agence. Il s’agissait de travailler dans l’ensemble du domaine de la santé, du champ social de façon plus large, mais aussi dans tous les secteurs de la vie économique, en fonction des dossiers auxquels l’équipe de direction souhaitait m’associer. Ce fut notamment le cas, à trois ou quatre reprises dans mon souvenir, pour des laboratoires, soit déjà clients de l’agence, soit au cours d’appels d’offres». Cette réalité explique sans doute qu’Aquilino Morelle n’a jamais mis à exécution sa menace de dépôt de plainte pour diffamation.

Quant au rapport de l’IGAS, il est étonnant à plus d’un titre. Selon leurs propres dires, les auteurs ont mené cette enquête complexe («une centaine d’auditions», «exploitation de dossiers scientifiques et administratifs s’échelonnant sur 40 années»), puis rendu une analyse de près de 250 pages (avec plus de 3’000 pages d’annexes), en six semaines. Six semaines seulement, alors qu’ils n’avaient aucune connaissance du dossier jusqu’à ce que Xavier Bertrand leur confie cette mission, et alors que ce dernier avait affirmé n’avoir «jamais entendu parler avant» du benfluorex. Le tour de force ne laisse pas de surprendre. Comment ont-ils fait pour aller si vite? La question reste entière. Hormis les représentants de Servier, aucune instance officielle n’a remis en cause les conclusions de ce document ni ne s’est penchée sur les circonstances qui ont permis sa réalisation. Les médias ne s’y sont pas intéressés non plus. Pas même en avril 2014, lorsque Aquilino Morelle a été contraint de démissionner de son poste de conseiller du président Hollande, suite aux révélations de Mediapart. Le lendemain de la mort de Jacques Servier, le média en ligne avait publié une enquête qui écornait sérieusement son image de «médecin intègre, farouche adversaire de l’industrie pharmaceutique et des conflits d’intérêts»: Aquilino Morelle «avait travaillé en cachette pour des laboratoires pharmaceutiques, y compris à une époque où il était censé les contrôler».

Le procès au pénal visant les Laboratoires Servier s'est ouvert le 14 mai 2012 au tribunal correctionnel de Nanterre. Son fondateur, Jacques Servier, quatre ex-cadres du groupe pharmaceutique et Biopharma qui a commercialisé le Mediator, sont jugés pour «tromperie aggravée». © BFMTV

Le public a ainsi découvert qu’en plus d’abuser «des privilèges de la République» (par exemple en faisant venir un cireur pour s’occuper de sa collection de chaussures sur mesure), Aquilino Morelle n’avait pas déclaré certains conflits d’intérêts à l’IGAS, notamment un mandat que lui avait confié la compagnie pharmaceutique danoise Lundbeck, en 2007. Mediapart affirmait aussi qu’il avait eu des activités de consultant pour Eli Lilly et cherché en 2008 et 2009 à «travailler pour l’industrie pharmaceutique. Chez Sanofi, un haut dirigeant nous raconte l’avoir reçu, pouvait-on lire. Et chez Servier, le laboratoire qu’il a démoli dans son rapport sur le Mediator […] on nous explique avoir également reçu sa candidature à cette époque. De l’avis de différents laboratoires qui ont reçu sa candidature, Aquilino Morelle cherche un emploi à plein temps. Ou plus exactement une rémunération, pour accompagner son parcours politique, plutôt qu’une réelle activité. Ce qui n’intéresse pas les laboratoires. Il fait chou blanc.» Autrement dit, l’auteur le plus médiatisé du rapport à charge de l’IGAS avait été éconduit quelques années plus tôt par l’entreprise qu’il a accablée. Aquilino Morelle a également admis avoir travaillé pour Eli Lilly dans un droit de réponse à Mediapart, où il a expliqué qu’au cours de son passage à Euro RSCG, «le laboratoire Lilly, a apprécié mon travail. Aussi, après mon départ de l’agence, les dirigeants de ce laboratoire m’ont-ils proposé de continuer notre collaboration». Cette dernière aurait duré jusqu’en décembre 2006.

Toutes ces révélations n’ont pourtant pas entraîné de réexamen du dossier du Mediator. Manifestement, la tactique de Xavier Bertrand (UMP) consistant à désigner un socialiste pour piloter l’enquête avait porté ses fruits: l’indépendance du rapport proprement dit n’a jamais été remise en question, pas même après les révélations d’avril 2014. Les médias sont certes revenus sur le rapport de l’IGAS à cette occasion, mais uniquement pour retracer le parcours de l’ancien conseiller déchu de François Hollande, et non pour éclairer sous un jour nouveau la genèse de l’enquête. Avec Aquilino Morelle «Bertrand a sa caution de gauche», relevait Le Figaro lorsque l’enquête de Mediapart a paru. «On ne pourra pas dire que le rapport IGAS du Mediator est à la solde du gouvernement Sarkozy»; «un membre de l’IGAS connu pour son engagement socialiste aura pu mener, sous un gouvernement UMP, une enquête à charge contre les laboratoires Servier dont le fondateur-dirigeant avait peu auparavant été décoré de la Légion d’honneur par Nicolas Sarkozy», renchérissait Slate. Pourtant, le fait qu’il y ait eu des liens (non déclarés de surcroît) entre l’auteur le plus médiatisé du rapport de l’IGAS et des concurrents de Servier apparaît des plus problématiques. D’autant plus qu’il ne s’agit pas d’une accointance isolée. Jean-Philippe Seta avait en effet raison lorsqu’il affirmait qu’Euro RSCG travaillait pour les grandes pharmas anglo-saxonnes. Parmi ses clients, l’agence comptait notamment GSK et Lilly France depuis 2005. Mais il existait également des liens entre Euro RSCG et Xavier Bertrand. Avant d’être nommé ministre, ce dernier avait eu recours aux services de cette entreprise de communication, au point d’être raillé par certains comme «un produit marketing» d’Euro RSCG. Selon Aurore Gorius et Michaël Moreau, auteurs de l’ouvrage Les gourous de la com’: trente ans de manipulations politiques et économiques, en 2005, Xavier Bertrand avait signé «un contrat de 11’000 euros par mois» avec cette agence.

Et quand Michel Bettan, son conseiller, a rejoint Euro RSCG fin août 2010, quelques semaines avant que n’éclate l’affaire Mediator, le ministre a continué à le consulter «tous les jours» selon ses propres dires, alors que Michel Bettan avait désormais pour mission d’accompagner «les grands clients du groupe dans le domaine de l’influence et en particulier, dans leurs relations avec les décideurs politiques et institutionnels». Quant à Gwladys Huré, elle a passé dix ans à Euro RSCG avant de devenir porte-parole de Xavier Bertrand. Les accointances étaient donc extrêmement nombreuses. Elles expliquent peut-être le caractère orienté du rapport de l’IGAS. Impitoyable avec Servier et quelques hauts responsables de l’Afssaps, cette enquête a été étonnamment clémente à l’égard de Xavier Bertrand. En effet, alors qu’il était en charge du portefeuille de la Santé au gouvernement Raffarin en 2006, Xavier Bertrand avait refusé de suivre l’avis de la Haute Autorité de santé et de dérembourser le Mediator. Autrement dit, il avait contribué à son maintien sur le marché, en dépit de signaux de pharmacovigilance. De fait, tout indique que le scandale du Mediator n’a pas «explosé à la figure» de Xavier Bertrand, comme l’affirmait Le Figaro. Mais que c’est lui qui l’a fait exploser de manière contrôlée.

Les critiques exprimées par Jean-Philippe Seta lors de son audition au Sénat étaient donc fondées. Pourtant, du côté de Servier, on refuse de commenter ces déclarations, au motif que Jean-Philippe Seta n’est plus dans l’entreprise. L’ancien bras droit de Jacques Servier, quant à lui, reste injoignable. Du côté de Lilly France, c’est le silence radio. Nous avons sollicité à plusieurs reprises Véronique Devolvé-Rosset, sans succès. Chez GSK, on se défend fermement d’avoir joué un rôle dans l’affaire Mediator en portant des éléments à la connaissance de politiques, de représentants des autorités sanitaires ou des médias: «Ce genre de comportement n’est pas conforme aux principes et aux valeurs de GSK, nous a fait savoir Urs Kientsch. Nous ne réagissons pas de cette manière et cette hypothèse est complètement infondée.» Interrogé sur les parallèles entre les affaires Avandia et Mediator, il déclare qu’«en aucun cas, nous ne pouvons commenter la situation concernant Mediator ou Servier» et affirme qu’«il n’y a aucune raison d’établir un parallèle avec la manière dont nous menons nos activités».

Pourtant, comme nous le verrons dans le prochain volet de cette enquête, les coïncidences étranges et les points de contact troublants ne s’arrêtaient pas là. Ils concernaient également la grande égérie de l’affaire, Irène Frachon. Car l’«Erin Brokovich française» n’a pas seulement été aux avant-postes du combat contre Servier. Elle entretenait aussi des liens directs avec GSK et Eli Lilly.

Infographies réalisées par Elodie Potente, sept.info. Tous droits réservés.