Mediator: falsifier l’histoire pour mieux façonner l’avenir (3/3)

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Laboratoire (photo d'illustration).

Tout au long du scandale Mediator, certains acteurs ont imposé une version bien particulière d’une série d’événements clés qui se sont joués entre les années 1990 et aujourd’hui. Or ce récit est semé d’incohérences et d’inexactitudes. A qui le travestissement des faits a-t-il profité? Et quelles sont ses implications pour la sécurité des médicaments?

L’affaire Mediator, du nom de ce médicament commercialisé en 1976 par les Laboratoires Servier, numéro 2 de la pharma française, a été maintes fois racontée. En première ligne par la pneumologue Irène Frachon, figure désormais bien connue du public. Elle a notamment relaté son combat pour faire admettre la toxicité du benfluorex (principe actif du Mediator) dans un livre à charge, Mediator 150 mg. Combien de morts? paru en juin 2010. Irène Frachon a été soutenue dans ses dires par les témoins d’un scandale plus ancien, qui avait également impliqué des produits de Servier dans les années 1990, celui des fenfluramines. Le terme «fenfluramines» désigne deux principes actifs, la fenfluramine et la dexfenfluramine, commercialisées par Servier comme coupe-faim. La première l’a été dans les années 1960 sous le nom de Pondéral (Pondimin aux Etats-Unis), et la seconde dans les années 1990 sous le nom d’Isoméride (Redux aux Etats-Unis). Elles ont été retirées du marché en 1997, en raison de leur toxicité pulmonaire et cardiovasculaire. Comme le benfluorex, ces pilules amaigrissantes pouvaient provoquer de l’hypertension artérielle pulmonaire (HTAP), une maladie rare et grave, ainsi que des atteintes des valves cardiaques (valvulopathies).

Les témoins de cette première affaire qui ont refait parler d’eux dans le dossier Mediator sont notamment l’épidémiologiste Lucien Abenhaim, qui fut directeur général de la Santé entre 1999 et 2003, et Gérald Simonneau, spécialiste de l’HTAP, qu’Irène Frachon considère comme son «Maître». La couverture médiatique du scandale du Mediator a assuré une caisse de résonance extraordinaire au récit d’Irène Frachon et de ces experts. L’écrasante majorité des enquêtes et analyses publiées ou diffusées entre octobre 2010 et aujourd’hui s’est appuyée sur leurs témoignages. Schématiquement, cette narration a défini deux camps. D’un côté, celui des méthodes douteuses et de la dissimulation avec Servier dans le rôle du «méchant» qui savait que son médicament, officiellement indiqué comme adjuvant du diabète, était détourné comme coupe-faim et pouvait provoquer les mêmes effets secondaires graves que les flenfluramines. De l’autre, le camp de l’intégrité, incarné par des scientifiques soucieux d’alerter les autorités sanitaires et de protéger les patients, dont certains avaient déjà courageusement tenté d’affronter Servier et ses méthodes perfides lors de l’affaire des fenfluramines.

Début mars 2016, Irène Frachon a remis l’ouvrage sur le métier. Cette infatigable adversaire de Servier a signé un chapitre dans le livre Effets secondaires: le scandale français, publié par l’avocat Antoine Béguin et le journaliste Jean-Christophe Brisard. Elle y raconte, une fois encore, la saga du Mediator, tout en s’efforçant d’en tirer les enseignements. L’un d’eux est le suivant: chez Servier, le déni et la dissimulation sont des pratiques systémiques qui étaient déjà à l’œuvre lors du scandale des fenfluramines. Et  Servier persiste et signe, en faisant fi de la détresse des victimes du Mediator. Irène Frachon rappelle que les premières préoccupations sur un lien entre dexfenfluramine et HTAP ont émergé à l’Hôpital Antoine-Béclère à Clamart où elle faisait sa formation d’interne en 1990. L’équipe de son chef direct, François Brenot, constate que «près du quart des patients qu’ils explorent pour la découverte d’une HTAP ont été exposés à ce produit (Isoméride, ndlr) les mois ou les années précédant l’émergence de la maladie, écrit-elle dans Effets secondaires: un scandale français. Ces signaux d’alarme retentissent en vain; ils restent inaudibles et sont même étouffés par le déferlement marketing d’Isoméride orchestré par Servier ainsi que par l’atonie des autorités de santé belges et françaises, poursuit-elle. Les événements se précipitent à partir de 1995: le risque d’une HTAP toxique – risque en réalité déjà parfaitement étayé depuis plusieurs années – est confirmé par une étude épidémiologique internationale menée et publiée par Lucien Abenhaïm, François Brenot et leurs collaborateurs.»

Il n’y a qu’un problème: ce n’est pas ainsi que les choses se sont déroulées. En effet, les «signaux d’alarme» émanant de Béclère et de Belgique n’ont pas retenti «en vain», puisque c’est précisément suite à ces signaux que Servier a pris la décision de lancer la fameuse «étude épidémiologique internationale» que cite Irène Frachon.  Les experts de l’HTAP à Béclère ont été associés d’emblée aux travaux de cette International Primary Pulmonary Hypertension Study (IPPHS). C’est aussi Servier qui s’est tourné vers Lucien Abenhaim, à l’époque professeur d’épidémiologie à l’Université McGill à Montréal, pour lui confier la direction cette étude. Lucien Abenhaim et ses coauteurs du conseil scientifique de l’IPPHS, dont faisait d’ailleurs partie Gérald Simonneau, ont été rémunérés par Servier. Enfin, les décisions concernant cette étude ont été validées par l’Agence française du médicament. Concrètement, les auteurs de l’étude IPPHS n’ont pas mené leurs travaux envers et contre Servier, comme on pourrait le croire en lisant Irène Frachon. Jusqu’à l’été 1996 au moins, ils ont accepté de mener une vaste étude à ses frais. Enfin, comme nous le verrons plus loin, les événements n’ont connu aucune «précipitation» à partir de 1995, au contraire. Et les membres du comité scientifique de l’IPPHS ont manifestement joué un rôle non négligeable pour que pareille «précipitation» n’ait pas lieu.

Le récit d’Irène Frachon est donc biaisé. Sans doute en raison de ses sources, de ses convictions et de la compassion sincère qu’elle éprouve pour les victimes du benfluorex qui cherchent à faire valoir leurs droits. Mais sans doute aussi parce qu’elle ne s’interroge pas sur ses propres conflits d’intérêts. En effet, si la «Jeanne d’Arc du Mediator» avait inclus dans sa réflexion les liens qu’elle entretient avec certaines firmes pharmaceutiques en tant que spécialiste de la prise en charge de l’HTAP au Centre hospitalier universitaire (CHU) de Brest, elle aurait peut-être réalisé que Servier n’est pas la seule pharma qui a persisté dans un certain modus operandi avec l’affaire du benfluorex. Comme nous l’avons vu dans le deuxième volet de notre enquête, Irène Frachon a entre autres été investigatrice dans le cadre d’essais cliniques sponsorisés par des fabricants de traitements de l’HTAP, GlaxoSmithKline (GSK) et Eli Lilly, notamment. Pendant la période où elle a enquêté sur les effets secondaires du benfluorex, elle participait aussi régulièrement à des réunions et des congrès sponsorisés par l’industrie pharmaceutique. Or ces liens d’intérêts sont tout sauf anodins par rapport à l’affaire Mediator. Non seulement ils ont permis aux firmes actives dans le traitement de l’HTAP d’être aux premières loges pour suivre de près les avancées de la pneumologue entre 2007 et 2010 sur le front de la toxicité pulmonaire et cardiovasculaire du benfluorex. Mais ces concurrents de Servier ont aussi pu identifier de nouveaux patients, autrement dit des clients potentiels.

Par ailleurs, au-delà de l’HTAP, la mise en cause du Mediator est tombée à pic pour servir l’agenda de GSK et d’Eli Lilly. Comme nous l’avons vu dans la première partie de notre enquête, ce scandale les a aidés à faire oublier leurs propres démêlés. Nous aurions donc aimé savoir ce que les questionnements d’Irène Frachon avaient suscité à l’époque chez les responsables de ces firmes. Mais le service de presse de Lilly France a refusé de répondre à nos questions en dépit de nos sollicitations répétées. Quant à Urs Kientsch, directeur Corporate Affairs de GSK Suisse, il nous a renvoyé pour tout commentaire au registre du ministère français de la Santé. Malheureusement, ce dernier ne répertorie «l’ensemble des informations déclarées par les entreprises sur les liens d’intérêts qu’elles entretiennent avec les acteurs du secteur de la santé» que depuis…2012. Il n’est donc d’aucune utilité pour reconstituer les événements de 2007 à 2010.

Au-delà du «no comment» de rigueur, force est de constater que pour GSK, les événements qui se sont joués entre Brest et Paris durant cette période devaient avoir un goût prononcé de bis repetita. Car une dizaine d’années plus tôt, dans le domaine de l’HTAP, le géant britannique avait déjà profité directement du premier grand scandale Servier: celui des fenfluramines. Le 20 septembre 1995, Glaxo Wellcome (qui a fusionné en 2000 avec SmithKline Beecham pour donner GlaxoSmithKline) obtenait aux Etats-Unis l’homologation du premier traitement de l’HTAP. Administré en intraveineuse continue: l’époprostenol ou prostacycline synthétique, ce vasodilatateur commercialisé sous le nom de Flolan affichait un coût mirobolant, qui pouvait dépasser 100’000 dollars par année par patient. En septembre 1997, les fenfluramines ont été interdites aux Etats-Unis, notamment au motif qu’elles pouvaient provoquer des HTAP. L’affaire a fait scandale et Wyeth-Ayerst a dû faire face à une marée de procès – c’est à lui que Servier avait cédé la licence du Redux aux Etats-Unis par le biais de la firme Interneuron. Ce remue-ménage a offert à Glaxo Wellcome un extraordinaire tremplin pour son médicament: le Flolan pouvait voler au secours des victimes des fenfluramines! Ainsi, fin janvier 1998, le Wall Street Journal titrait «Le médicament de Glaxo peut permettre de remédier aux dégâts causés par les pilules amaigrissantes».

Or l’un des investigateurs principaux qui avait mis en évidence l’efficacité du Flolan dans la prise en charge de l’HTAP était un chercheur américain du nom de Stuart Rich, à l’époque professeur de cardiologie à l’Université de l’Illinois, à Chicago. Mais Stuart Rich n’avait pas que cette casquette: il avait aussi été membre du conseil scientifique de la fameuse étude IPPHS. Commandée et financée par Servier, cette investigation avait été placée, rappelons-le, sous la houlette de Lucien Abenhaim. Stuart Rich et Lucien Abenhaim ont d’ailleurs été auditionnés ensemble le 28 septembre 1995 par le Conseil consultatif de la Food and Drug Aministration (FDA) pour présenter les résultats de l’IPPHS, huit jours seulement après l’homologation du Flolan. Les membres de ce comité consultatif devaient décider s’ils recommandaient ou non la commercialisation du Redux aux Etats-Unis. Ils attendaient des auteurs de l’étude IPPHS qu’ils leur fournissent des éléments sur le rapport bénéfice-risque de la dexfenfluramine. Une version des faits s’est imposée par rapport à cette période: dès 1995, face aux résultats préliminaires de l’étude IPPHS démontrant la dangerosité du Pondéral/Pondimin et de l’Isoméride/Redux, les autorités françaises auraient immédiatement réagi et décidé de limiter la prescription des fenfluramines. Alors que les Américains, eux, auraient choisi d’autoriser la dexfenfluramine, faisant preuve d’une «étonnante insouciance» pour reprendre les termes d’Irène Frachon, avant de revenir en arrière et d’interdire toutes les fenfluramines en septembre 1997.

Ce récit a connu une fortune remarquable, pas seulement en France. Plusieurs articles et livres d'enquête parus aux Etats-Unis à la fin des années 1990 et au début des années 2000 sur l'affaire Redux et «Fen-Phen» l'ont relayé et indirectement accrédité comme vérifié. Pourtant, il est semé d’incohérences et d’inexactitudes. Première incohérence: Lucien Abenhaim et Stuart Rich auraient tout fait pour mettre en garde les autorités de régulation américaines contre la toxicité des fenfluramines. Lucien Abenhaim a ainsi affirmé dans Le Figaro en novembre 2010 qu’avec les coauteurs de l’étude IPPHS, il avait cherché à «mobiliser la FDA américaine et des firmes en leur exposant qu’il s’agissait d’un risque particulièrement inacceptable». Stuart Rich, quant à lui, a prétendu avoir déclaré à Wyeth-Ayerst que jamais il n’obtiendrait l’autorisation de mise sur le marché pour Redux, en raison des problèmes de sécurité mis en évidence dans l’étude IPPHS. Aucun document ne permet de confirmer leurs dires. Les seules réactions publiques vérifiables des deux chercheurs sur la dangerosité des fenfluramines, notamment l’expression de leur «consternation» par rapport à la décision de la FDA en faveur du Redux, sont toutes postérieures à la publication des résultats d’IPPHS dans le New England Journal of Medicine (NEJM), le 28 août 1996. Onze mois après que les autorités de régulation américaines les avaient invités à venir parler du risque d’HTAP lié à ces médicaments, le 28 septembre 1995!

Les discussions qui se sont tenues à cette occasion ont duré plusieurs heures, mais nulle part dans le procès-verbal, il n’apparaît que Stuart Rich et Lucien Abenhaim ont clairement déconseillé l’homologation de la dexfenfluramine – alors même que d’autres experts entendus ce jour-là l’ont fait explicitement. Dans un article paru dans Le Monde le 14 octobre 1997, Lucien Abenhaim a affirmé que le débat avec la FDA avait été «très violent». Or là encore, on cherche en vain la trace de tensions entre les auteurs de l’IPPHS et les représentants d’Interneuron et de Wyeth-Ayerst ou ceux de la FDA. Les échanges les plus vifs ont opposé un expert de la FDA, Leo Lutwak, et le PDG d’Interneuron, Glenn Cooper, ainsi que les experts externes chargés d’évaluer la neurotoxicité de la dexfenfluramine et les représentants de Wyeth-Ayerst. En réalité, les propos tenus par Lucien Abenhaim à cette occasion illustrent ce que Marc Girard, médecin et ancien conseiller de l’industrie pharmaceutique, a appelé «l’impressionnante variabilité» de l’étude IPPHS, «qui commence par déporter vers tous les anorexigènes les soupçons visant les fenfluramines (version de mars 1995) avant de soutenir que le risque ne concerne que les fenfluramines (version de 2000)».

Schéma de l’hypertension artérielle pulmonaire

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© sept.info

En effet, les résultats présentés par Lucien Abenhaim et ses collègues, de même que leurs conclusions, ont considérablement varié au fil du temps. Et il y a eu plusieurs versions de l’IPPHS. Un premier rapport de l’étude avait été mis en circulation «confidentielle» le 7 mars 1995. Il en ressortait notamment que le risque d’HTAP était multiplié par 4 chez les sujets traités par «anorexigènes» (sans distinction entre anorexigènes amphétaminiques et fenfluramines) pendant moins de trois mois, et par 9 si le traitement dépassait trois mois. Mais surtout, le rapport affirmait qu’il n’y avait «pas de différence apparente entre les différents types d’anorexigènes étudiés». Autrement dit pas de différence de toxicité pulmonaire entre les fenfluramines et les anorexigènes amphétaminiques. Comme s’en est étonné Marc Girard, ce rapport était cosigné «sans la moindre réserve détectable par le principal responsable de l’équipe de Béclère, alors qu’elle se distingue très significativement des conclusions de ladite équipe qui, au contraire, pointaient les dangers spécifiques des fenfluramines». Puis en août 1996, dans le New England Journal of Medicine, les auteurs de l’IPPHS ont fourni des conclusions fort différentes. D’entrée, ils déclaraient que les anorexigènes impliqués dans l’augmentation du risque d’HTAP étaient «principalement les dérivés de la fenfluramine», alors que le premier rapport «insistait sur la communauté de risque entre les divers types d’anorexigènes», rappelle Marc Girard. Ils affirmaient également qu’en cas de traitement de plus de trois mois, le risque d’HTAP était multiplié par 23 (2,5 fois plus que ce que donnaient leurs estimations en mars 1995). Enfin, ils relevaient que dans sept des huit cas d’HTAP liés à un anorexigène amphétaminique, il y avait eu consommation associée d’une fenfluramine.

Les différences entre les versions sont donc majeures. Sans oublier que lorsqu’il a été entendu par la FDA en septembre 1995, Lucien Abenhaim a articulé encore d’autres chiffres sur le risque d’HTAP sous fenfluramines, fournissant des réponses pour le moins embrouillées. Concernant le risque d’HTAP en cas d’utilisation de plus trois mois, l’épidémiologiste a commencé par citer les mêmes résultats que ceux qu’avait cités Gerald Faich, l’expert de Wyeth-Ayerst, un peu avant lui lors de la même réunion: une multiplication du risque en question par 10,6. Puis il a présenté une «analyse de sensitivité» où le risque d’HTAP en cas d’utilisation de plus de trois mois apparaissait cette fois multiplié par 23,1, si l’on partait du «worst case scenario». Ce scénario catastrophe postulait que les patients de l’étude ayant reçu une «préparation composée» avaient en fait consommé «des anorexigènes». Selon Lucien Abenhaim, certains patients avaient en effet consommé des «mixtures» de différents produits, qui pouvaient contenir «des anorexigènes, des extraits thyroïdiens, des diurétiques, de la phytothérapie». Mais ces mêmes patients ignoraient la composition exacte desdites mixtures – et Lucien Abenhaim et ses collègues n’avaient pas encore été en mesure de l’identifier non plus. «Ainsi, a-t-il conclu, j’ignore dans quelle mesure exactement cela s’applique à la fenfluramine et à la dexfenfluramine».

Toujours dans le cadre de cette audition, il lui a été demandé de préciser si le risque d’HTAP sous fenfluramines augmentait bien avec la durée d’utilisation. S’excusant de la mauvaise qualité de son transparent consacré à cette question, Lucien Abenhaim a déclaré: «Je n’ai appris que récemment que l’on me poserait cette question et j’étais en Europe.» Le propos a de quoi étonner: n’était-ce pas la question cruciale pour pouvoir apprécier le rapport bénéfice-risque des fenfluramines? Commentant son fameux transparent, l’épidémiologiste a expliqué qu’en cas d’utilisation de moins de trois mois, le ratio (c’est-à-dire la multiplication du risque d’HTAP) «se situerait, disons autour de 2 ou de 3»; pour trois à douze mois d’utilisation à «environ 10 ou 12»; et qu’à plus de douze mois d’utilisation, le ratio «serait probablement de 20 ou 30. Donc oui, sur une année, cela augmente», a-t-il conclu. Non sans souligner à deux reprises qu’il fallait «être très prudent en interprétant ces résultats» en raison «du petit nombre» de sujets concernés: «Nous avons l’impression qu’il y a une relation dose-réponse là-dedans. Mais maintenant, il est très difficile d’aboutir à une mesure du risque absolu avec ces nombres.» Autrement dit, Lucien Abenhaim a présenté en septembre 1995 des résultats similaires au premier rapport confidentiel, mais aussi d’autres chiffres qui s’en écartaient, sans être toutefois en mesure de les confirmer. Et il a appelé à la plus grande prudence pour les interpréter, soulignant qu’il ne pouvait pas dire dans quelle mesure cela s’appliquait spécifiquement aux fenfluramines. Par ailleurs, tout indique que s’il les a présentés, c’est parce que la FDA les lui avait explicitement réclamés et non parce qu’il voulait à tout prix les porter à la connaissance des autorités de régulation américaines. Voilà pour la «mobilisation».

L’Isolméride est responsable de nombreux cas d’hypertension artérielle pulmonaire.

La deuxième incohérence dans le récit de Lucien Abenhaim concerne l’éditorial qui a accompagné la publication de l’étude IPPHS dans le New England Journal of Medicine. Qualifié à différentes reprises de «frelaté» par l’épidémiologiste français, ce texte relativisait les conclusions de l’étude IPPHS. Or, les auteurs de cet éditorial n’avaient pas déclaré leurs conflits d’intérêts à la rédaction en chef du NEJM. Ils avaient en effet été rémunérés par Wyeth-Ayerst, comme l’a révélé le Wall Street Journal le lendemain même de la publication. Lucien Abenhaim a affirmé au Figaro en novembre 2010 que la «FDA avait été influencée par le témoignage d’experts dont on a appris ensuite qu’ils étaient financés par les fabricants de coupe-faim et qui avaient rédigé un éditorial dans le New England critiquant violemment notre travail!» Il sous-entendait que pour Stuart Rich et lui-même, les révélations sur les liens de ces auteurs avec Wyeth-Ayerst avaient été une surprise. 

Dans Effets secondaires: un scandale français, Irène Frachon écrit peu ou prou la même chose: «Minimisant la portée de cette étude (IPPHS, ndlr) et s’appuyant sur des consultants faussement présentés comme experts indépendants, Servier obtient l’accord de l’agence américaine de santé, la Food and Drug Administration, pour licencier la dexfenfluramine via la firme Wyeth aux Etats-Unis et au Canada à partir de 1996.» Ces affirmations ne tiennent pas la route. Lucien Abenhaim et Stuart Rich savaient fort bien qui était l’un des deux auteurs du fameux éditorial «frelaté», puisqu’il s’agissait de Gerald Faich avec lequel ils avaient passé plusieurs heures le 28 septembre 1995 à la FDA. Ce dernier était intervenu officiellement comme expert du demandeur d’homologation Wyeth-Ayerst. Quant aux représentants de la FDA, ils savaient eux aussi parfaitement à qui ils avaient affaire. Gerald Faich ne leur a jamais dissimulé pour qui il travaillait ni qu’il plaiderait en faveur du Redux lorsqu’il serait auditionné. Ni Lucien Abenhaim ni Stuart Rich ni les membres de ce comité consultatif n’ont donc «appris ensuite» qui rémunérait cet expert et les intérêts qu’il servait. Une autre inexactitude majeure crédibilise la version des faits selon laquelle les autorités françaises et européennes, elles, avaient pris les mesures qui s’imposaient par rapport aux fenfluramines, alors que les autorités de régulation américaines commettaient une faute terrible et ne prêtaient pas attention aux précautions de leurs homologues outre-Atlantique.

Marc Girard a méticuleusement reconstitué les événements de cette période et relève que le 30 octobre 1995 «l’Agence française du Médicament décide "à titre conservatoire" de modifier les conditions de prescriptions des anorexigènes.» Pour l’essentiel, les mesures prises consistent à:
1. Imposer une prescription initiale hospitalière en service spécialisé.
2. Limiter à moins de trois mois la prescription des anorexigènes amphétaminiques et apparentés (comme l’amfépramone) en raison du «risque de dépendance».
3. Réserver aux seules fenfluramines les prescriptions d’une durée supérieure à 3 mois. Commentant ces décisions de l’Agence, Servier estime que «la ré-évaluation française confirme l’existence d’un rapport risque/bénéfice positif avec les fenfluramines». Son affirmation est corroborée par les propos tenus par Glenn Cooper, le PDG d’Interneuron, en novembre 1995, lors de la deuxième réunion du Comité consultatif de la FDA chargé de se prononcer sur l’homologation de la dexfenfluramine. 

Glenn Cooper a ainsi rappelé qu’un mois plus tôt, en octobre 1995, les autorités de régulation françaises avaient «réaffirmé la restriction à trois mois pour toutes les amphétamines et tous les médicaments similaires aux amphétamines. En même temps, les autorités de régulation françaises ont aussi décidé que les bénéfices du traitement à long terme par dexfenfluramine l’emportaient de manière significative sur les risques. Par conséquent, elles ont en fait libéralisé l’utilisation de la dexfenfluramine. Pour la première fois, les spécialistes et internistes de France peuvent maintenant démarrer un traitement par dexfenfluramine pour une utilisation à long terme. La prescription initiale peut être établie pour une période allant jusqu’à un an, à condition qu’il y ait une réponse au médicament. Ensuite, les patients peuvent continuer indéfiniment au-delà d’un an, en fonction de l’évaluation de leur spécialiste ou de leur généraliste.» Et Glenn Cooper de préciser qu’à long terme, l’usage serait sans doute étendu à toute l’Union européenne. 

Le conte de la précocité des réactions européenne et française, contrastant avec l’attentisme américain, est donc largement contredit par les faits. Quant au conflit majeur qui aurait opposé Servier/Wyeth-Ayerst à Lucien Abenhaim et Stuart Rich, on n’en voyait guère la trace à l’automne 1995. Pourtant, en août 1996, les deux chercheurs se sont mis à protester haut et fort contre leurs manœuvres. Que s’est-il passé entre temps? La réponse se cache peut-être dans un fax confidentiel que Madeleine Derôme-Tremblay, présidente de Servier Amérique et future épouse de Jacques Servier, a adressé le 21 mars 1996 à Marc W. Deitsch, président Medical Affairs chez Wyeth-Ayerst. Il disait ceci: «D’après la lettre ci-jointe que le Dr Perret (à l’époque directeur de la recherche et du développement à l’Institut de recherches internationales Servier, ndlr) a reçue de la part des trois cosignataires (Rubin, Rich et Abenhaim), il ne nous semble pas qu’il y ait de problème avec ces messieurs. Apparemment, ils prennent avantage de notre succès en Amérique du Nord pour justifier une deuxième étude prospective (sous leur responsabilité, évidemment) liant le traitement de l’HTAP primaire par prostacycline à “l’épidémie supposée” qui, d’après leur raisonnement, devrait se produire suite à la mise sur le marché nord-américain de notre dexfenfluramine. A plusieurs occasions, nous avons relevé, avec le Dr Abenhaim comme avec le Dr Rich, qu’ils faisaient en quelque sorte “chanter” Servier et Wyeth en menant plusieurs études (OMS, IPPHS-II et autres) à nos frais. Ce serait une bonne idée que vous et le Dr Faich prépariez et nous soumettiez plusieurs plans d’action qui pourraient neutraliser ces messieurs, sans apparaître comme agressifs envers eux.» Dans leur lettre citée dans le fax, Lucien Abenhaim, Lewis Rubin et Stuart Rich proposaient en effet à Servier de financer une nouvelle étude pour examiner «l’utilisation et l’efficacité de la prostacycline, ainsi que l’impact de l’autorisation de la dexfenfluramine en Amérique du Nord et de son usage à long terme en Europe sur l’hypertension artérielle pulmonaire primaire.» Autrement dit, Lewis Rubin et Stuart Rich, qui avaient tous deux contribué à démontrer l’efficacité de la prostacycline de Glaxo Wellcome, étaient prêts à poursuivre la collaboration entamée par le second avec Lucien Abenhaim dans le cadre de l’étude IPPHS et à demander à Servier de financer une nouvelle étude visant à démontrer que le Flolan était efficace sur les HTAP produites par la dexfenfluramine de Servier. Manifestement, Servier n’avait pas l’intention de délier les cordons de la bourse pour ce projet. Le Redux était sur le point d’inonder le marché nord-américain, et Wyeth-Ayerst et Servier estimaient peut-être qu’ils avaient suffisamment dépensé d’argent avec Stuart Rich et Lucien Abenhaim. Dans le cadre d’une action en justice d’une victime de Redux aux Etats-Unis, Stuart Rich a reconnu que ses honoraires de consultant pour les firmes pharmaceutiques s’élevaient à 500 dollars de l’heure (presqu’autant en francs). Quant à Lucien Abenhaim, il a déclaré à la FDA avoir été rémunéré par Servier pour conduire l’étude IPPHS et pour l’interpréter. Mais l’histoire de cette correspondance ne s’arrête pas là.

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Le Mediator aurait, selon les différentes études, causé la mort de 500 à 2’000 personnes. © DR

Le 23 décembre 2010, en pleine affaire Mediator, Libération a rendu public ce fameux fax pour illustrer «la technique de l’intimidation» propre à Servier. Le quotidien allait même jusqu’à affirmer que le professeur Abenhaim avait «reçu à cette époque des petits cercueils à son domicile». Difficile de dire s’il y a eu ou non petits cercueils dans la boîte à lait de l’épidémiologiste en mars 1997 – à notre connaissance, Lucien Abenhaim ne les a pas montrés à l’auteur de l’article. Mais à maints égards, ce récit paraît fort peu plausible en regard de certains faits révélés par une enquête de Mediapart. Cette série d’articles parus en décembre 2010 a mis en évidence qu’au moment du fameux fax, Lucien Abenhaim menait toujours des travaux pour Servier, notamment une étude sur certains antidiabétiques, dont la publication s’est avérée «favorable à Servier». De fait, relevait Mediapart, «quoi qu’ait pu signifier le fax révélé par Libération, on comprend mal que Servier ait tenté de réduire au silence Abenhaim en même temps qu’il faisait appel à ses services pour étudier les antidiabétiques. Et on comprend encore moins que l’épidémiologue ait continué à travailler pour un commanditaire qui lui faisait subir pressions et menaces». Mediapart relevait une autre «bizarrerie»: la date à laquelle le fax a été envoyé n’avait plus rien de stratégique pour Servier. «Le 16 novembre 1995, le Comité consultatif de la FDA a conclu en faveur du Redux. A partir de ce moment, l’affaire est pliée: la FDA ne fera qu’entériner l’avis du Comité et autorisera le Redux le 29 avril 1996. Dans ces conditions, pourquoi Servier aurait-il cherché à “neutraliser” Abenhaim et Rich en mars 1996, alors que la bataille était déjà gagnée?» Enfin, il faut souligner que sur le fax reproduit par Libération, le nom de Gerald Faich n’apparaît pas, alors qu’il figure clairement sur le document d’origine. Or cet expert a cosigné quelques mois plus tard le fameux éditorial dans le New England Journal of Medicine qui relativisait considérablement les conclusions de l’étude IPPHS. Et c’est probablement à la lumière de cet éditorial qu’il faut comprendre la fameuse «neutralisation». Tout indique en effet que ce texte a bel et bien eu un effet «neutralisant», car la publication de l’IPPHS dans le New England Journal of Medicine «n’a pas conduit la FDA à remettre en question l’autorisation du Redux», rappelait Mediapart. Elle n’a pas non plus «dissuadé le professeur Abenhaim de poursuivre une autre étude qui était, elle, favorable à un médicament Servier». 

A l’occasion de son audition au Sénat dans l’affaire Mediator, Lucien Abenhaim n’a donc pas relaté correctement les faits lorsqu’il a déclaré qu’il avait cessé tout contact avec Servier: «Je vous affirme très clairement que je ne reçois aucun financement de la part de Servier depuis 1996 ni de la firme Wyeth-Ayerst. Ces financements ont été arrêtés suite aux désaccords que nous avons eus au sujet de l’étude IPPHS. La firme Wyeth-Ayerst avait commercialisé le Redux qui est la copie du Mediator.» Non seulement Lucien Abenhaim menait toujours des recherches pour Servier en 1996. Mais en 2006, il cosignait avec Stuart Rich une étude sur «l’évolution temporelle et les expositions aux médicaments dans l’hypertension pulmonaire» aux Etats-Unis, comme le notait Mediapart. Or cette étude, publiée dans la revue American Heart Journal, avait «pour particularité d’être financée par Wyeth-Ayerst». Elle avait démarré en janvier 1998. Son objectif était de déterminer si la consommation de coupe-faim aux Etats-Unis avait provoqué une épidémie d’HTAP.

Audition de Lucien Abenhaim au Sénat, Public Sénat, le 31 mars 2011.

Tous ces oublis et ces inadéquations amènent à s’interroger sur le rôle que l’ancien directeur général de la Santé a pu jouer dans une réécriture des faits qui le mettait à son avantage. Plus largement, elles posent la question de sa crédibilité. Un aspect d’autant plus crucial que Lucien Abenhaim continue à jouer un rôle important lorsqu’il est question de déterminer la sécurité de produits de santé. En effet, il dirige le groupe Laser, spécialisé dans l’évaluation de médicaments et de technologie de santé. Sa société est régulièrement impliquée dans les processus d’homologation et de monitoring de médicaments, de vaccins et de dispositifs médicaux. Elle travaille sur mandat pour différentes firmes pharmaceutiques (dont GlaxoSmithKline), mais aussi pour les autorités de régulation.

Par rapport à l’affaire Mediator, les nombreuses discordances et les multiples conflits d’intérêts que nous avons mis en évidence signifient que les acteurs qui ont eu la haute main sur le récit des événements des fenfluramines ont ancré le scandale du benfluorex dans un contexte falsifié, empêchant une analyse fondée des faits et de leurs conséquences. Toute l’action et tous les efforts d’Irène Frachon s’inscrivent dans la continuité de cette narration tronquée, qui à force de poser Servier en coupable particulièrement malfaisant, ne s’attache plus qu’à multiplier les exemples de son modus operandi perfide au lieu de prendre du recul pour embrasser l’ensemble du tableau. Son intervention du 11 mars 2016 sur la chaîne BFMTV RMC est typique de cette rhétorique. La pneumologue brestoise affirme dénoncer tout «le complexe médico-industriel», mais dans ses propos, elle se focalise uniquement sur un «laboratoire délinquant», à savoir Servier. Elle pointe ainsi le fait que Servier sponsorise toujours les congrès de cardiologie, comme s’il s’agissait d’un scandale – sans préciser qu’une dizaine d’autres firmes sponsorisent ces mêmes manifestations. Elle n’explique pas non plus en quoi le soutien financier de ces dernières serait moins problématique que celui de Servier. L’intervention d’Irène Frachon sur BFMTV RMC ce jour-là a été complétée par le témoignage d’un dénommé «Paul», qui s’est présenté comme un ancien cadre commercial de Servier. «Paul» a notamment raconté «la méthode Servier pour vendre ses médicaments»: «Les laboratoires en général et Servier en particulier achètent les prescriptions médicales. Tout est fait pour que les médecins prescrivent de manière importante les médicaments du groupe Servier.» Pour illustrer son propos, il a évoqué des «mini-études» où «on demande au médecin de signer une convention dans laquelle il s’engage à prescrire chez un nombre déterminé de patients un médicament pendant une période donnée, et dans cette période il ne va prescrire que ce médicament-là pour cette pathologie-là. Et à la clé, il aura une rémunération». Les mini-études dont parle «Paul» sont ce qu’on appelle des rapports d’expérience ou REP. Présentés par l’industrie pharmaceutique comme des instruments permettant d’en savoir plus sur l’efficacité et la sécurité des médicaments en conditions réelles, ils sont critiqués par les acteurs de la régulation comme des pseudo-études qui servent en réalité d’instrument marketing pour «acheter de la prescription». Or Servier n’est ni l’inventeur des REP, ni un utilisateur plus assidu que les autres firmes.

Irène Frachon invitée de Jean-Jacques Bourdin sur BFMTV, le 11 mars 2016.

Le 9 mars 2016, deux jours avant les interviews d’Irène Frachon et de «Paul» sur BFMT TV RMC, une vaste enquête a été publiée sur ce sujet par le collectif de journalistes allemands Correctiv. Elle montre clairement que la pratique que «Paul» présente comme la «méthode Servier» est en réalité la méthode de l’ensemble des acteurs de l’industrie pharmaceutique. En 2014, un médecin sur dix en Allemagne aurait prescrit des médicaments à ses patients pour ce genre de rapports, contre rémunération. Ces «achats de prescription» outre-Rhin auraient coûté en tout quelque 100 millions d’euros à l’industrie (environ 110 millions de francs). Dans un tableau récapitulatif, Correctiv fournit les noms des produits impliqués dans les plus grandes pseudo-études réalisées entre 2009 et 2014 en Allemagne, ainsi que les montants alloués par leurs fabricants aux médecins prescripteurs par patient. Servier y figure avec son antidépresseur Valdoxan (agomélatine), son médicament cardioactif Procoralan (ivabradine) et son médicament contre l’ostéoporose Protelos (ranélate de strontium). Selon les recherches des journalistes allemands, la firme française aurait dépensé en tout 6 millions d’euros (6,5 millions de francs), entre 2009 et 2014 (3 millions d’euros (environ 3,3 millions de francs) pour Valdoxan, 505’000 euros (546’000 francs) pour Protelos et 2,5 millions (2,7 millions de francs) pour Procoralan) pour que des médecins prescrivent ces trois produits dans le cadre de telles études bidon. A titre comparatif, signalons que durant la même période, Abbott a dépensé 46 millions d’euros (près de 50 millions de francs) pour la prescription d’un seul médicament, Humira (adalimumab, traitement des rhumatismes). Novartis et Biogen ont dépensé des sommes comparables pour leurs médicaments contre la sclérose en plaques Gilenya (fingolimod) et Tisabry (natalizumab). Roche a dépensé dans le même cadre 36 millions d’euros (environ 39 millions de francs) pour son médicament contre l’hépatite C Pegasys (peginterféron alfa-2a).

A l’instar d’autres éléments que nous avons mis en évidence, ces chiffres montrent que le comportement de Servier n’a malheureusement rien d’exceptionnel. Le fabricant français est en milieu de peloton, aussi bien par les montants alloués aux médecins, que par le nombre de patients recrutés et le nombre de REP. Ce décalage entre les dénonciations les plus virulentes et les faits pose encore une fois la question de savoir à qui tout le bruit autour de l’affaire Mediator et cette réécriture de l’histoire ont profité. La réponse est multiple. D’abord, le tumulte autour des Laboratoires Servier a permis à certains concurrents d’affaiblir ce compétiteur qui menaçait certains de leurs marchés, mais aussi de déporter toute l’attention sur lui pour régler discrètement le sort de dossiers gênants. En clair de remporter une guerre économique. Pour toutes les personnes qui ont fait preuve d’ambiguïté par rapport aux fenfluramines et dans la surveillance du benfluorex dès la fin des années 1990, ce récit a offert l’absolution. En les rangeant définitivement du côté des «bons», il a assis leur réputation de probité.

Mais surtout, le scandale du Mediator a largement profité à l’industrie pharmaceutique et à son lobby (Big Pharma), en canalisant tout le débat sur la sécurité des médicaments dans une seule direction. Alors que pendant ce temps, une nouvelle grande tendance s’imposait au niveau européen en matière de régulation. Affaire du benfluorex aidant, elle est passée complètement sous le radar des politiques et des médias. Depuis le milieu des années 2000, les exigences imposées aux fabricants pour obtenir des autorisations de mise sur le marché (AMM) n’ont cessé de diminuer, comme l’a relevé l’organisation non gouvernementale Health Action International en janvier 2016. Ces homologations toujours plus rapides et donc moins diligentes des médicaments entraînent un affaiblissement des exigences de preuves d’efficacité et de sécurité. Le principe consiste à se reposer beaucoup plus sur la surveillance des médicaments une fois que ces derniers sont commercialisés, plutôt que sur la démonstration de leur rapport bénéfice-risque avant leur homologation. Pour la sécurité des patients, il s’agit d’une évolution particulièrement préoccupante. Car la surveillance de médicaments commercialisés ne peut se faire que moyennant des études dont le niveau de preuve est beaucoup moins élevé que le type d’essais que les autorités de régulation exigent traditionnellement pour envisager une mise sur le marché. 

Or c’est précisément à ce projet pour le moins problématique que travaille l’Agence européenne du médicament (EMA). La traduction la plus concrète de cette évolution est l’idée d’autoriser des mises sur le marché «fractionnées» ou «adaptatives» («adaptive pathways» ou «adaptive licensing»). «Ce système consiste en une approche flexible, où les médicaments sont autorisés sur la base de données très partielles tirées d’une petite population de patients, détaille Ancel-la Santos Quintano de Health Action International. Cette autorisation initiale est suivie par des phases successives de recueil de données cliniques, avec l’objectif de réduire peu à peu l’incertitude autour de la balance bénéfices-risques du médicament et d’étendre ses indications. L’objectif principal est d’accélérer la mise sur le marché des médicaments. Selon les “pères de ce paradigme”, les autorisations de mise sur le marché fractionnées “sont envisagées comme devant finalement remplacer le modèle actuel de développement et d’évaluation, et donc seraient applicables à tous les nouveaux médicaments”.» L’industrie pharmaceutique, qui voit ces instruments d’un œil très favorable, est directement impliquée dans la conception du nouveau modèle de régulation. Il lui permet de consolider «un nouveau modèle de business, celui des niche-busters (niches à grand succès, ndlr), qui consiste à fragmenter parfois artificiellement les populations de patients et accélérer la mise sur le marché pour une indication étroite, qui va être élargie progressivement», analyse encore Ancel-la Santos Quintano. Scandale du Mediator aidant, le débat sur les AMM «fractionnées» ou «adaptatives» n’a pas eu lieu. Pourtant, la réorientation de l’EMA sur cette question aura des conséquences très concrètes sur la sécurité des médicaments. Et les réformes initiées dans l’Hexagone suite à l’affaire Mediator n’ont aucun impact sur cette évolution. Le bilan de l’après-Mediator? Pour les patients, la situation s’est détériorée. Pour Big Pharma, en revanche, l’avenir s’annonce radieux.

Infographie réalisée par Elodie Potente, sept.info. Tous droits réservés.