Sur la route des migrants afghans (1/4)

Dans «Les humbles ne craignent pas l’eau», un voyage infiltré (Seuil/Sous-sol), le grand reporter Matthieu Aikins raconte son périple vers l’Europe aux côtés des migrants afghans. Partir, c’est d’abord laisser les siens ou organiser leur départ en espérant se retrouver un jour. Extrait.

Migrants Aikins Migrants Aikins
Reliant le Pakistan et l'Afghanistan, la passe de Khyber est une route qu'Omar et sa famille connaissent bien. © James Mollison

Inquiet de voir notre projet de rallier l’Europe mis sur pause, je suis allé chez Omar pour demander à Maryam ce qui se passait avec la famille de Laila. «Son âge, c’est une excuse», m’a-t-elle répondu avant de me raconter la façon dont son propriétaire avait rejeté sa demande. «La véritable raison, c’est que nous sommes sunnites et eux chiites.» Omar voulait réessayer – en Afghanistan, la famille du prétendant est censée faire la demande en son nom –, mais Maryam était certaine de se heurter à un nouveau refus. Une demande en mariage du fils de la locataire avait dû alarmer le patriarche qui suspectait désormais sa fille d’avoir une liaison. Quant à Maryam, elle ne voyait pas ce que la fille ou la famille avaient de si spécial, elle les considérait surtout comme des nouveaux riches peu cultivés. Elle craignait que son fils ne quitte jamais l’Afghanistan. Elle s’apprêtait à fuir le pays avec Farah, sa fille cadette, et Suleyman, un neveu adolescent qu’elle avait élevé. Maintenant que les frontières européennes étaient ouvertes, il ne lui restait plus qu’à rejoindre la côte turque et embarquer sur un bateau pour les îles grecques. La traversée était dangereuse mais courte et, une fois à Athènes, ils pourraient emprunter des bus et des trains pour remonter le corridor humanitaire et atteindre l’Allemagne. Maryam voulait prendre un vol direct pour Istanbul mais pour cela il leur fallait des visas turcs, qui coûtaient cher. En qualité de fonctionnaire, Maryam était autorisée à déposer un dossier directement et payer le coût officiel de 60 dollars. Mais les autres devaient passer par une agence de voyages agréée par l’ambassade de Turquie et, s’ils voulaient que leur demande soit acceptée, payer de lourdes sommes officieuses aux intermédiaires: des pots-de-vin, en somme. Cet automne-là, avec des Afghans prêts à tout pour rejoindre l’Europe, le simple visa touriste se monnayait à 5’000 dollars. Cela l’obligerait à dilapider toutes ses économies, mais ça valait le coup de lui éviter la traversée du désert et des montagnes iraniennes. Elle était même prête à trouver l’argent pour le visa d’Omar, mais il refusait de partir sans s’être d’abord fiancé à Laila. Ne voyait-il pas comme la situation empirait en Afghanistan? Elle lui disait que si les talibans reprenaient Kaboul, ils exécuteraient ceux qui, comme lui, avaient travaillé pour les forces armées étrangères. 
– Il est devenu fou, me disait Maryam. Convaincs-le que c’est sa meilleure chance de partir. Tu es son meilleur ami.
– S’il ne veut pas écouter sa mère, que pourrais-je bien lui dire? Mais je vais voir ce que je peux faire.

Alors que nous nous séparions, elle m’a adressé un sourire complice et je me suis demandé ce qu’elle savait de notre plan, théoriquement secret. J’avais déjà dit à Maryam et au reste de la famille que je voulais écrire un livre sur le voyage d’Omar vers l’Europe, et j’avais obtenu leur consentement pour raconter leur histoire, mais je n’avais pas parlé du fait de me faire passer pour un réfugié.

Que cela me plaise ou non, je me retrouvais impliqué dans leur projet d’émigration familiale, lequel se trouvait à un carrefour critique. Toujours plus désespérés face à la spirale tragique dans laquelle s’enfonçait le pays, Maryam et ses enfants s’étaient tournés vers ce que les Afghans appellent la rahe qachaq, la «route des passeurs». Haniya, la fille aînée, avait quitté le pays par cette voie un peu plus tôt au cours de l’été, quelques mois seulement avant la miraculeuse ouverture des frontières. Maryam s’était toujours sentie coupable d’avoir ramené ses filles d’Iran, où elles avaient grandi beaucoup plus libres qu’ici. Surtout Haniya, qui n’avait jamais réussi à se faire à l’étouffant patriarcat afghan. Même vêtue des vêtements amples qu’elle détestait, elle se faisait constamment harceler par des hommes dans la rue: des propositions explicites, parfois, mais le plus souvent des insultes ou des attouchements furtifs. Sa sœur cadette, Farah, s’efforçait de les ignorer, mais Haniya avait du tempérament et pouvait prendre des coups de sang, comme sa mère. C’était une footballeuse passionnée et elle avait aussi pris des cours de karaté en Iran. Après que les boutiquiers du bazar près de chez eux l’avaient vue poursuivre et corriger plusieurs hommes, la rumeur avait commencé à courir: «Madame Professeur est une femme respectable, mais sa fille, c’est une badmash – de la mauvaise graine.» C’était un pays où une femme mariée est tellement soumise à son époux qu’il était scandaleux d’employer son nom de jeune fille, et où les gens disaient encore, d’un ton approbateur, que la fille d’untel n’avait «pas encore vu le soleil ni la lune». Maryam avait vainement essayé de trouver des maris éduqués qui traiteraient ses filles avec respect. Alors quand Haniya, désormais âgée de vingt-cinq ans, lui a dit qu’elle voulait demander l’asile en Europe, Maryam a accepté, malgré ses craintes.

A quel moment un migrant devient-il un réfugié? Comme ses frères, Haniya voulait rejoindre l’Ouest dans l’espoir d’une vie meilleure. Elle avait perdu tout espoir pour son propre pays où la guerre s’intensifiait à mesure que les talibans multipliaient les offensives contre le gouvernement: plus de 300’000 déplacés du fait des combats, le double de l’année précédente. Les femmes afghanes étaient confrontées à des violences supplémentaires: au printemps, une jeune femme accusée à tort d’avoir insulté le Coran avait été battue et brûlée vive en plein Kaboul. Une Afghane célibataire comme Haniya avait de bonnes chances d’obtenir l’asile si elle le demandait en Europe ou au Canada. Mais elle n’avait aucun moyen légal de rejoindre ces pays. Un véritable cordon constitué de visas et de restrictions sur les vols visait à l’exclure, elle et les autres réfugiés. «Cette situation délibérément kafkaïenne pour les réfugiés», comme l’explique David Scott Fitzgerald, est l’héritière des mesures prises pour refouler les Juifs qui fuyaient l’Allemagne nazie, et elle fait en sorte que plus une personne est susceptible de demander l’asile en Occident, moins elle aura de chances de pouvoir embarquer sur un vol qui l’y mènera. L’Allemagne a mis en place des visas pour les Afghans en 1980, un an après l’invasion soviétique. Le passeport afghan comptait parmi les pires au monde pour voyager sans visa.

Haniya savait qu’elle ne pouvait pas rejoindre l’Europe en avion. Elle n’était pas assez riche pour s’acheter un droit de résidence et aucun titulaire d’un passeport occidental ne voulait l’épouser. Elle a donc été la première des enfants de Maryam à prendre la route des passeurs. Les frontières de l’Europe étaient alors toujours fermées. Pour économiser de l’argent et éviter d’acheter un visa turc, Haniya s’est rabattue sur un visa iranien, quelques centaines de dollars seulement, et a pris un vol pour Téhéran où elle a retrouvé un cousin à elle et sa famille. Accompagnés de passeurs, ils se sont lancés dans un voyage éreintant dans les montagnes turques puis ont franchi la frontière bulgare. Haniya a fini par atteindre l’Allemagne, où elle a retrouvé son frère. Epuisée mais ravie, elle a prévenu sa mère, qui avait du diabète et des problèmes de genoux, qu’elle ne devait en aucun cas envisager la voie terrestre qui passait par l’Iran. Au moment d’embarquer sur son vol pour Téhéran, la fille aînée de Maryam – laquelle l’accompagnait pour lui dire au revoir – s’était arrêtée avant les contrôles de sécurité et avait sorti une paire de chaussures neuves de son sac. «Prends-les, ma mère, avait-elle dit à Maryam en lui tendant ses vieilles chaussures. Je ne veux pas emporter la moindre terre de ce pays avec moi.»

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