Quand l’aube a pointé sur les oliviers, les moineaux se sont envolés. Le soleil réchauffait les tentes plantées entre les barbelés. Au moment de franchir le portail intérieur qui menait au camp principal, Omar et moi, sacs à l’épaule, avons reçu un duvet donné par un agent qui nous a indiqué qu’il fallait aller chercher notre tente auprès d’une ONG nommée EuroRelief, en haut de la colline. Nous avons contemplé, effarés, le tableau dantesque qui s’étalait devant nous. Le long de l’allée de graviers s’élevaient les carcasses carbonisées des containers et des cabanes du HCR qui avaient brûlé durant l’incendie de la semaine précédente. Tout autour, les dômes orange et bleus des tentes deux places s’entassaient sur la moindre parcelle de sol libre, tandis que des bâches tendues avec de la ficelle et des bâtons offraient un peu d’ombre. La puanteur des égouts flottait dans l’air. En montant la colline, nous voyions, dans les tentes entrouvertes, les détenus remuer dans leur sac de couchage et enfiler leurs chaussures en bâillant. Les autres nous croisaient d’un pas lent pour aller aux toilettes. Nous avons trouvé le mobil-home d’EuroRelief à mi-hauteur dans la pente, en face de la grande tente où étaient servis les repas. Omar est allé voir une jeune femme qui portait un capuchon et une robe mennonites et lui a expliqué en anglais que nous venions tout juste d’arriver. Elle a pris nos documents d’enregistrement puis est allée chercher son ordinateur portable. Tandis que nous attendions, un groupe de détenus a essayé d’attirer l’attention des autres bénévoles. Ils expliquaient qu’ils avaient perdu leur tente et leurs vêtements dans l’incendie, ce à quoi on leur a rétorqué que les tentes étaient réservées aux nouveaux venus comme nous, et que la distribution de vêtements n’avait lieu que tel et tel jour, à heure fixe...
– Vous avez donné des chaussures hier! a crié un homme.
La mennonite est revenue avec deux Américaines en short et polo, dont l’une portait une tente.
– Elles vont vous trouver un emplacement et vous aider à monter la tente, nous a-t-elle assuré.
Omar et moi avons suivi les deux bénévoles dans la descente.
– Le camp est plein à craquer en ce moment, s’est excusée l’une.
Elles avaient des accents du Midwest et l’attitude zélée des étudiants.
– On vous a trouvé un coin près des toilettes, même si ce n’est pas génial.
– On aimerait mieux être avec les autres Afghans, a fait remarquer Omar.
– Ah oui, bien sûr. On peut peut-être aller voir en haut alors?
– On a le droit de faire ça? a demandé sa collègue.
L’autre a haussé les épaules et nous sommes repartis dans la montée. En face de la cantine, de l’autre côté de la route, se trouvaient deux gros blocs d’habitations réservés aux familles et séparés du reste du camp par une clôture. Une étroite bande de graviers passait entre la terrasse supérieure et inférieure et terminait en cul-de-sac devant un grillage. L’allée était juste assez large pour une rangée des cabanes rectangulaires du HCR, qui avaient échappé aux flammes ici, mais certains avaient réussi à caser des tentes dans l’espace restant. Nous avons remarqué un emplacement libre tout au bout. Alors que les deux femmes assemblaient les piquets, les locataires de l’allée sont sortis pour voir ce qui se passait.
– Ils plantent encore des tentes ici? A râlé l’un en dari.
– Oui, mais qu’est-ce qu’on peut y faire?
Omar les a salués.
– Ne vous mettez pas par là, a lancé un homme aux fins cheveux gris qui marchait avec des béquilles.
– Pourquoi? a demandé Omar.
L’homme a montré du doigt un tuyau qui sortait du mur de soutènement.
– C’est un égout. Les eaux usées sortent d’ici.
Nous avons déplacé la tente entre deux cabanes. Nous avons raccompagné les volontaires au bout de l’allée en les remerciant.
– Comment ça se fait que vous parliez si bien anglais? a demandé l’une.
– On était interprètes pour la coalition à Kaboul, a dit Omar.
Sa collègue a tâté ses poches.
– Oh mon Dieu, je crois que j’ai perdu mon téléphone.
Elles se sont précipitées dans l’allée pour le chercher dans le gravier. L’homme grisonnant est réapparu.
– Vous avez perdu quelque chose? a-t-il demandé en dari.
Il a sorti un iPhone de sa poche et l’a tendu à la jeune femme, soulagée.
– Wallah, si ça avait été n’importe qui d’autre, je l’aurais gardé, nous a-t-il confié après le départ des Américaines.
Son visage s’est illuminé quand il a vu nos cigarettes, alors Omar lui en a donné une.
– Je n’ai pas fumé depuis des jours, a-t-il dit en tirant dessus avec gourmandise. Je suis complètement à sec.
Il était coincé là avec femme et enfants depuis cinq mois.
– Bienvenue en prison, a grogné un grand type, jeune, avec un pansement sur la pomme d’Adam, qui venait d’émerger d’une cabane.
– On peut sortir du camp avant les vingt-cinq jours? ai-je demandé.
– Il y a un trou dans la clôture du fond. Ce n’est pas le camp, le problème, c’est l’île, a répondu le jeune. Il était là depuis quatre mois et demi.
– Vous ne pouvez pas quitter cette île, a lancé une voix retentissante.
Nous nous sommes retournés sur un homme avec une épaisse moustache de morse qui arrivait, lui, d’une autre cabane. Il lui manquait une jambe: en s’aidant d’une béquille, il s’est laissé tomber sur une chaise de camping.
– Il n’y a qu’une sortie: les camions. Trouvez un camion, un avec du sel, du bois ou des déchets qui va à Athènes, et cachez-vous dedans. C’est le seul salut.
– C’est vrai, a abondé l’homme grisonnant. On a tous essayé et on a tous abandonné. Vous laisserez tomber aussi une fois que vous aurez compris.
– Mais on connaît un passeur qui peut nous avoir des papiers pour 1’200 euros, a protesté Omar.
Le jeune a laissé échapper un grognement de dégoût avant de retourner dans sa cabane.
– Marchera pas, a lâché l’homme grisonnant en tirant les dernières bouffées de sa cigarette.
– Vous ne quitterez jamais cette île, a conclu l’autre, depuis sa chaise.