Les douze coups de minuit (1/5)

© Edward Malindine
Quatre parachutistes de la 6e division aéroportée britannique synchronisent leur montre aux environs de 23 h, le 5 juin 1944, avant leur départ pour la Normandie.

Le 6 juin 1944, l'une des plus importantes armadas de l'histoire s'approche des plages de Normandie, solidement défendues par la nazis. C'est le D-Day que nous racontent avec leurs mots les acteurs du débarquement.

Denis Edwards et ses camarades reçurent l’ordre d’embarquer vers 22 heures. «O.K. les gars, aboya John Howard, montez dans les planeurs.» Tous étaient soulagés de passer enfin à l’action. Ils avaient occupé les dernières heures à vérifier et revérifier leur équipement, à boire encore des litres de thé (pour une fois coupé de rhum) et à se succéder aux toilettes. Wally Parr remarqua en effet que «tout le monde pissait comme des vaches». Ils s’étaient enduit le visage de graisse, et avaient ajouté du noir de bouchon brûlé pour se foncer encore plus la peau. Parr fit preuve de son manque de tact légendaire en tendant le bouchon à l’un des deux soldats noirs de la compagnie, le deuxième classe Baines, surnommé «Darkie» (Noiraud). «Je crois que je peux m’en passer», dit Baines. Dans la fraîcheur d’un crépuscule toujours pluvieux, Parr inscrivit à la craie les mots «Lady Irene» sur le côté de son appareil, en hommage à sa jeune épouse. Il rejoignit ensuite Edwards et les autres à l’intérieur du fragile planeur fait de toile tendue sur du contreplaqué, qui allait, en théorie, les emmener en France. Les trente hommes (plus John Howard) partageaient l’honneur tout relatif d’occuper le planeur de tête qui serait à l’avant-garde de l’attaque du pont de Bénouville. Ils auraient l’appui de soixante hommes qui devaient atterrir une ou deux minutes après eux dans les deux autres planeurs. Trois détachements supplémentaires avaient pour mission de s’emparer du pont de Ranville. John Howard inspecta les appareils et fit quelques dernières recommandations à ses hommes. «La rapidité est le facteur clé, leur rappela-t-il. Nous devons prendre ces ponts, et nous devons les garder.» Il leur adressa un bref sourire. «A tout à l’heure les gars. N’arrivez pas en retard.» Les hommes accueillirent ces paroles par des plaisanteries et des fanfaronnades. «Bonne chance! se crièrent-ils les uns aux autres. On se retrouve là-bas!» Ils connaissaient parfaitement les risques qu’ils couraient et ne se privèrent pas de faire de l’humour noir en se harnachant.

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Une troupe de parachutistes juste avant qu'ils ne décollent pour l'assaut du D-Day. L'un d'eux tient le message d'encouragement du général Eisenhower entre ses mains. © Archives nationales américaines

«S’ils les doublaient de satin, dit l’un d’entre eux, ça serait parfait pour nous enterrer tous à l’intérieur.» Seuls les deux pilotes, Jim Wallwork et John Ainsworth, gardaient le moral et se voulurent rassurants: «Même si on perd une aile ou deux, on se posera près de nos cibles.» Ils promirent à leurs passagers «de terminer le trajet la tête en haut», mais avec une telle insouciance qu’ils ne convainquirent pas grand monde. Il était près de 22 h 35 quand tout le monde fut sanglé dans les Horsa gliders, les planeurs qu’ils appelaient en plaisantant hearse-gliders, par analogie avec le mot «corbillard». Edward sentait «une forte tension» chez tous les hommes, et admit que lui-même avait «de plus en plus peur». Wally Parr était lui aussi très angoissé. Il y avait de l’électricité dans l’air, «comme deux boxeurs dans une salle qui donnent des coups dans le vide en sautillant l’un autour de l’autre avant de lancer l’assaut». Personne ne voulait trahir sa peur, mais Howard lui-même avoua plus tard avoir eu «une énorme boule» dans la gorge. A 22 h 56, le régime du moteur de l’avion remorqueur Halifax augmenta, le bourdonnement s’amplifia et devint un grondement assourdissant. Edwards avait mal au cœur. «Mes muscles se tendirent, un frisson me monta dans le dos, j’étouffais et j’avais des sueurs froides.» Le sort en était jeté. Ils décollaient. Ils ne pouvaient plus revenir en arrière. Le Halifax prit de la vitesse et les hommes se préparèrent à la brutale secousse du câble de remorquage qui se tendait en atteignant la tension maximale.

«Dzing!» Le planeur fit un violent bond en avant et roula sur la piste de Tarrant Rushton. Il se souleva du sol un instant, comme en apesanteur, puis retomba sur le train d’atterrissage en ballottant les hommes et leur mettant le cœur au bord des lèvres. Il se souleva de nouveau, et cette fois resta en l’air. Edwards ferma les yeux et parvint à se perdre dans «un monde imaginaire» qui le ramena dans la confortable salle commune du camp de Bulford. Quand il rouvrit les yeux, ce fut un rude retour à la réalité. Il était «à moitié mort de peur» et très angoissé par la bataille qui les attendait, «un peu comme un condamné à mort doit se sentir le matin de l’exécution quand on le conduit de sa cellule au gibet». Il se résigna à mourir. «La main du destin m’avait conduit à ce point de ma vie», et il fallait faire face à l’inévitable. «T’es foutu, mon vieux, se dit-il. Plus la peine de t’inquiéter.»

Les hommes se mirent à chanter, leurs voix montant avec de plus en plus d’entrain et de confiance. Ils entonnèrent à tue-tête «Roll Out the Barrel» et «Abey, Abey Abey, My Boy» et «I’m Forever Blowing Bubbles». L’un d’entre eux, William Gray, se tourna tant bien que mal pour regarder par l’un des petits hublots. En bas, très loin sous eux, il distingua la ville balnéaire de Worthing (côte anglaise) qui luisait sous la lune, et, au-delà, les eaux opalescentes de la Manche. La couverture nuageuse se morcelait, et pourtant il ne vit aucun signe de l’armada qui, il le savait, devait déjà avoir pris la mer. Ils volaient dans les nuages depuis à peine plus d’une heure quand ils furent pris «dans une tempête de tirs». La mitraille de la DCA (défense anti-aérienne) claqua dans le ciel nocturne, signe qu’ils avaient passé la côte française. Peu après, il y eut de nouveau un grand bruit de câble au moment où le planeur se détachait du Halifax. Pendant la traversée, ils avaient été assourdis par «le hurlement strident du vent qui sifflait à travers les fentes et les espaces de la toile légère tendue sur la structure en bois», mais maintenant que l’avion remorqueur les avait lâchés, on n’entendait plus qu’un doux souffle dans un silence si dérangeant qu’ils se remirent à chanter. «Pour l’amour de Dieu, taisez-vous! cria le lieutenant David Wood, commandant du groupe du deuxième planeur. Nous avons été largués. Vous ne devez pas chanter. Ils vont nous entendre», ajouta-t-il en désignant le sol.

Dans le planeur de tête, les deux pilotes se préparaient à effectuer une manœuvre dangereuse et pénible pour tous. Afin d’éviter une longue descente constituée de multiples virages en spirale pour freiner l’appareil, ils allaient faire piquer le Horsa pratiquement en chute libre. Une fois cette procédure engagée, il n’y aurait plus moyen de revenir en arrière. Le planeur se précipiterait vers le sol à une vitesse de plus de 160 kilomètres à l’heure et les pilotes devraient faire preuve de tout leur savoir-faire pour ne pas se crasher. Les hommes s’accrochèrent dans la descente vertigineuse, seulement retenus à leur siège par leur harnais. «Nous avons dégringolé vers la terre à ce qui nous semblait être une allure folle jusqu’à une altitude d’environ mille pieds.» Il y eut une secousse abominable au moment où Wallwork et Ainsworth, agrippés aux commandes, faisaient cesser le plongeon en remontant le nez de l’appareil à l’horizontale. Dans la lumière pommelée de la lune, Wallwork vit le pont, le village, et la zone d’atterrissage. Un silence tendu régnait dans le planeur. Ils allaient toucher terre. Le moment tant redouté arrivait. Quelques jours plus tôt, un avion de reconnaissance de la RAF (Royal Air Force) avait découvert des trous récemment creusés dans un champ, et des pieux anti-planeurs entassés à côté. Si les pieux étaient déjà installés, ce serait la catastrophe. 

«Prenez-vous les bras!» cria Wallwork aux hommes depuis l’avant du planeur. Chacun s’accrocha à son voisin, formant deux chaînes, et ils se préparèrent à l’impact. Wally Parr ramena les jambes sous lui. On l’avait averti qu’autrement elles risquaient d’être arrachées car le ventre du planeur pouvait être déchiqueté en touchant terre. Il jeta un coup d’œil par le hublot. Les arbres passaient à toute allure, silhouettes fantomatiques, et les champs «filaient en dessous». Il y eut un cahot, une secousse, et un choc plus fort: le planeur frôlait le sol à une vitesse inquiétante. Edward serra les bras de ses voisins tandis que le planeur «se cabrait comme un cheval sauvage». Un instant, il crut qu’il y aurait plus de peur que de mal, mais «la nuit fut soudain illuminée par un jaillissement d’étincelles créées par le choc des patins sur le terrain caillouteux». Un grand bruit de déchirure traversa le planeur de bout en bout: «comme une bâche géante qu’on arrache d’un coup sec». Ce bruit fut suivi par un grondement grave et les hommes furent pratiquement éjectés de leur siège. Le torse de Parr fut rejeté contre le hublot; il vit «les roues qui passaient à toute blinde». Edwards eut l’impression que ses membres se disloquaient. Même l’imperturbable John Howard crut sa fin arrivée. Il y eut «le boucan le plus épouvantable qu’on puisse imaginer». Et puis, dans un terrifiant nuage d’étincelles et de débris, l’épave du planeur stoppa net. Les deux pilotes furent précipités en avant avec une telle violence que leurs sièges furent arrachés aux boulons qui les retenaient au plancher. Ils furent projetés à travers le pare-brise hors du cockpit et se retrouvèrent dans un champ, ce qui leur valut le titre de premiers soldats alliés à débarquer en France le jour J. Malheureusement pour eux, ils touchèrent terre à peine conscients.

A moins de 8 kilomètres à vol d’oiseau, un jeune adjudant allemand du nom de Helmut Liebeskind tournait en rond depuis dix minutes dans la salle des rapports du poste de commandement de son régiment basé à Vimont. Il était inquiet. Quelque chose n’allait pas du tout. Depuis deux semaines, il était de plus en plus fermement convaincu que les Alliés allaient bientôt débarquer. «Nous lisions dans les journaux allemands et suisses que Staline avait besoin de créer un second front.» Il était aussi persuadé que le débarquement aurait lieu précisément sur la portion de côte où il était stationné, bien que, comme il l’admettait, rien de précis ne le prouvât. «Je pensais que ce serait en Normandie pour la bonne et simple raison que nous y avions été envoyés.» Il était «dans un état de tension» permanente, d’autant qu’il recevait «sans arrêt l’ordre de se mettre en état d’alerte, puis de quitter l’état d’alerte».

Plus tôt dans l’après-midi, Liebeskind avait assisté à la réunion quotidienne organisée par le commandant du régiment, le colonel Hans von Luck. Les deux hommes avaient une très bonne relation de travail, de celles qui peuvent exister entre un jeune récemment embauché et son patron. Von Luck était impressionné par l’efficacité de son adjudant de 22 ans, et Liebeskind admirait énormément le colonel bardé de médailles. Von Luck, de dix ans son aîné, s’était bravement battu en Pologne et en France, puis s’était vu attribuer la croix allemande en or pour avoir réussi une percée en Lituanie soviétique avec ses chars. Von Luck était un homme impressionnant à plus d’un titre. Il avait une tête d’oiseau de proie: «nez en bec d’aigle, yeux bleus pénétrants et enfoncés, menton décidé, front large et haut». Il était aussi pointilleux sur l’étiquette. «Ses manières et son comportement étaient ceux d’un aristocrate de l’ancien régime.» Il avait l’habitude de sortir victorieux des combats, et avait bien l’intention de continuer quand l’ennemi débarquerait en France.

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Le colonel allemand Hans von Luck, le 15 mai 1944.  © DR

Pendant la réunion de l’après-midi, Hans von Luck avait confié à Liebeskind qu’il ne pensait pas que les Alliés allaient débarquer dans l’immédiat. Il venait de recevoir le dernier rapport météo et était d’avis qu’aucun chef d’armée n’oserait envahir un pays dans des conditions aussi détestables. «Une mer agitée, des vents violents et des nuages bas rendraient impossible toute opération navale ou aérienne d’envergure.» Les affirmations de von Luck rassurèrent un peu Liebeskind. A la tombée du jour, il partit en voiture inspecter deux bataillons blindés de von Luck qui s’entraînaient dans la campagne. Voyant que les manœuvres se déroulaient selon les ordres, il retourna à ses quartiers pour se raser et se changer pour le dîner, rituel qui comprenait l’ajout d’une tunique amidonnée sous son uniforme. Il se rendit ensuite au château de Vimont, tout proche, réquisitionné par le régiment et transformé en club des officiers. On pouvait y dîner de produits frais introuvables en Allemagne depuis des années – «beurre, fromage, crème fraîche et viande» – et boire sans se priver du vin, du cidre et du calvados. Le dîner de Liebeskind ne fut pourtant pas aussi agréable qu’il l’avait escompté, car il fut interrompu par «des rapports inquiétants» faisant état de lourds bombardements à seulement quelques kilomètres à l’ouest. Un officier l’avertit même que le nombre d’avions se multipliait à vue d’œil. Les raids aériens étaient chose courante: il ne se passait pratiquement pas une nuit sans que des avions ne traversent le ciel au-dessus de leurs têtes. Mais Liebeskind trouva l’information suffisamment préoccupante pour quitter le club plus tôt que prévu et retourner à la salle des rapports de Vimont.

A exactement 0 h 10, il remit son pardessus et sortit dans la nuit humide. Il voulait voir par lui-même ce qui se passait. Il leva les yeux parce qu’il entendait «un bruit de moteurs dans le ciel» mais n’arriva à rien voir car «il y avait une couche de nuages, basse quoique mince, qui cachait tout». C’est alors que, «se demandant ce que diable il pouvait bien être en train de se passer», il eut le choc de sa vie. A travers une trouée dans les nuages, il aperçut «les formes sombres de bombardiers multi-moteurs remorquant des planeurs». Il fut ainsi l’un des tout premiers soldats allemands à voir le prélude du jour J. Il retourna en hâte au bureau pour rapporter l’événement par téléphone à Hans von Luck qui avait passé la soirée dans son inconfortable logement du village voisin de Bellengreville. «Mon colonel! s’écria Liebeskind, le souffle court. Des planeurs atterrissent dans notre section. Je vais essayer d’entrer en contact avec le bataillon n°II. Je vous rejoins tout de suite.» Hans von Luck ressentit un fort malaise. Les hommes que Liebeskind voulait joindre – ceux du bataillon n°II – étaient encore en pleines manœuvres dans la zone même où les planeurs alliés allaient atterrir. Ce cas de figure aurait été idéal si les exercices en question ne s’étaient pas déroulés avec des munitions à blanc. Il se mit à faire les cent pas, marmottant dans sa barbe: «Une situation dangereuse. Très dangereuse.»

Silence. Silence absolu. Denis Edwards était perdu dans ses songes. «Dans l’infini du ciel, quelque part très loin, un long panache de lumières de toutes les couleurs, comme une masse d’étoiles filantes, se précipitait vers moi à une vitesse phénoménale.» Il lui sembla que les Allemands lui tiraient dessus, puis il comprit vaguement qu’il avait reçu un puissant coup sur le crâne et que ce million de petites étoiles n’éclatait que dans sa tête. Un profond silence régnait à l’intérieur de l’épave du planeur. «Rien ni personne ne bougeait.» John Howard n’avait que vaguement conscience d’être encore en vie. Il était blessé à la tête, et il n’y voyait rien. «Bon Dieu, songea-t-il avec terreur, je suis aveugle.» Mais en revenant progressivement à lui, il se rendit compte que son casque s’était enfoncé sur ses yeux. Il discerna des bruits violents dehors, distants mais distincts. Les autres planeurs se posaient. Harry Clark, du deuxième planeur, venait d’être catapulté à l’extérieur de son appareil par le côté. Richard Smith, du troisième planeur, fut «expulsé comme une balle de fusil à travers la vitre du cockpit». Il se retrouva assis dans une grande flaque de boue. Le vacarme des crashes aurait dû alerter le village tout proche, mais rien ne bougeait. Les habitants de Bénouville étaient déjà couchés depuis plusieurs heures et n’avaient que vaguement conscience de ce qui se passait dehors. Pour les quelques-uns qui étaient encore éveillés, le bruit des aéronefs en détresse ne fut que l’une des nombreuses nuisances de la guerre. Georges Gondrée, propriétaire du café à l’entrée du pont, dérangé dans son sommeil, pensa que «c’était le bruit d’un bombardier anglais qui s’écrasait». Dans ce cas, «il était probable que l’équipage se soit éjecté et ait été pris par les Allemands». Sa femme, Thérèse, était plus curieuse. «Lève- toi! chuchota-t-elle à son mari. Tu n’entends pas ce qui se passe? Ouvre la fenêtre.» Voyant qu’il ne bougeait pas, elle le poussa des deux mains. «Allez, debout. Ecoute. On dirait qu’on casse du bois.» Et en effet, en se redressant dans son lit, Monsieur Gondrée entendit «des fracas et des craquements». L’un des Allemands de garde au pont de Bénouville cette nuit-là était un simple soldat de 18 ans, Helmut Roemer. Il avait entendu «un bruit sifflant suivi d’un grand boum!» mais n’y avait pas vraiment prêté attention. Des avions en détresse s’écrasaient souvent dans la campagne, et il ne voyait là aucune raison de lancer l’alerte. Il ne voulait surtout pas se faire mal voir de ses camarades qui, à cause de lui, risquaient d’être tirés du lit pour partir à la recherche d’éventuels aviateurs survivants.

Denis Edwards reprenait conscience, ainsi que ses camarades autour de lui. «Nous nous rendîmes vite compte que nous n’étions pas tous morts quand les corps inertes entreprirent de se détacher de leurs sangles.» En fin de compte, tous se mirent à bouger. Les hommes revinrent à la vie au bout de quelques minutes et s’extirpèrent du fuselage brisé. «On y est! hurla Oliver Boland, le pilote du deuxième planeur. Bougez-vous, et faites votre boulot.» «Charlie, sors de là!» cria Wally Parr à son copain, Charles Gardner. Ils s’étaient entraînés en binôme, et Parr, en revenant à lui, sentit monter l’adrénaline. Ils sautèrent hors de la carcasse du planeur et se retrouvèrent enfoncés jusqu’aux genoux dans un marécage. A la lueur de la lune qui faisait des apparitions à travers les nuages, ils virent la structure métallique du pont s’élever dans la nuit pratiquement au-dessus de leurs têtes. Ils n’étaient qu’à une trentaine de mètres. Les pilotes s’étaient magnifiquement dirigés. «Allez, les gars!» La voix de Den Brotheridge les pressait de se dépêcher. «A l’attaque!» rugit John Howard. Parr et Gardner furent les premiers arrivés au pont. «Sous la lune, je vois une énorme forme qui se dresse au-dessus de moi.» Parr ne pouvait plus avaler. «J’avais le gosier complètement sec: ma langue était collée à mon palais.» Denis Edwards n’était qu’à quelques pas derrière lui: il entendit Howard crier encore: «Allez, les gars. On y est!»

Thérèse Gondrée était alors penchée à sa fenêtre pour essayer de voir ce qui se passait. Comme elle parlait allemand, elle appela la sentinelle qui montait la garde sur le pont, à quelques mètres d’elle. Elle vit son visage changer brutalement d’expression: «Il avait les yeux écarquillés par la peur.» Il n’arrivait plus à parler et «était littéralement rendu muet de terreur». Le soldat Roemer était en effet pétrifié par ce qu’il voyait. «Des soldats au visage barbouillé de noir arrivaient vers nous dans la faible lueur de la lune, et nous vîmes qu’ils étaient britanniques.» Il tira sa fusée éclairante et cria pour donner l’alerte. «Achtung!»

Les hommes de Howard étaient maintenant sur le pont et «tiraient dans tous les sens». Roemer n’avait aucune intention de résister. Avec deux autres, Erwin Sauer et un conscrit polonais, il décida «de filer». Ils sautèrent du pont et se cachèrent sous une épaisse touffe de sureau. William Gray repéra un Allemand à sa droite et «lâcha une rafale». L’homme s’effondra au moment où les autres commençaient eux aussi «à tirer avec leurs fusils et leurs armes automatiques» et à lancer des grenades sur le pont. Ils tuaient sans hésiter tous les Allemands qui se trouvaient sur leur passage, et avancèrent vite et méthodiquement jusqu’à une casemate au bord de la route, et jetèrent des grenades par les ouvertures. «Sortez vous battre, têtes de cons!» hurla Willy Parr à la cantonade. Il formait avec Charlie Gardner un duo redoutable. Ils envoyaient des explosifs dans les blockhaus allemands aux alentours du pont avec une déconcertante facilité grâce à la qualité de leur entraînement. «J’ai couru au premier, j’ai posé mon fusil sur le côté, et j’ai sorti une grenade n°36.» Gardner le suivait de près avec son fusil-mitrailleur Bren. «J’ai ouvert la porte à la volée, j’ai arraché la goupille, je l’ai balancée à l’intérieur, j’ai refermé la porte et j’ai attendu.» Il y eut une grosse explosion sous leurs pieds. Après quoi Parr rouvrit la porte et Gardner arrosa l’intérieur avec son Bren. La manœuvre fut très exactement répétée à chaque fois. A la suite d’une de ces attaques, Parr entendit une voix «qui geignait et gémissait». Quelqu’un était encore en vie à l’intérieur. Ce n’était pas le moment d’avoir des états d’âme. Il fit reculer Gardner, tira de sa ceinture une grenade n°77 au phosphore, et la lança à l’intérieur. «Si les éclats ne les achevaient pas, le phosphore ferait le travail.» Il y eut une nouvelle explosion monumentale et Parr eut un sourire. «Ça a marché au petit poil.» Les hommes travaillaient avec un professionnalisme total, sachant qu’il fallait tuer ou être tué. Ils avaient été entraînés à ignorer leurs scrupules: c’était une lutte à mort. «On ne faisait pas de prisonniers, rapporta l’un d’entre eux. On tirait sur tout ce qui bougeait.»

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Le lieutenant Herbert Denham Brotherhidge, dit Den Brotherhidge, dont la mort est contée ici, est considéré comme le premier soldat allié mort lors du Débarquement.  © DR

Dans l’intervalle, les équipes des deux autres planeurs avaient atteint le pont et s’étaient jointes à la mêlée. Les grenades, les bombes au phosphore, les balles traçantes explosaient en un spectacle pyrotechnique géant dans le ciel nocturne. «Une vision extraordinaire», songea John Howard en regardant autour de lui. Il y avait trois couleurs différentes: rouge, jaune et blanc «avec les tirs ennemis dirigés contre nous, et nos hommes qui leur tiraient dessus». Les Allemands avaient sorti les mitrailleuses MG42 et Spandau, qui déchiraient l’air «de tirs incessants». La bataille s’intensifiait. Parr et Gardner avaient rempli leur première mission, «et nous avons donc traversé le pont à toute vitesse» et atteint le café Gondrée, devant lequel un Allemand mort était couché en travers de la route. Ils avaient donné rendez-vous à Den Brotheridge, surnommé «Danny», à un point déterminé, à une trentaine de mètres du café. «Où est Brotheridge? Où est Danny Brotheridge?» Parr retourna au pont en courant et vit un deuxième corps allongé de tout son long au bord de la route. «Je l’ai dépassé en pensant que c’était un autre Allemand.» Mais l’uniforme le fit stopper net. «Je me suis arrêté, j’ai fait demi-tour, et je suis retourné le regarder.» C’était Den Brotheridge. Il était couché sur le dos, une main vers le pont et les pieds vers le carrefour. Parr s’agenouilla et lui souleva un peu la tête. «Il était conscient et il a dit quelque chose. Je n’ai pas compris quoi.» Parr lui demanda de parler plus fort. «Pardon, mon lieutenant, mais je n’ai pas entendu.» Brotheridge essaya encore de parler, mais «il ferma les yeux, poussa un grand soupir, et sa tête retomba». Il avait été mortellement touché par une balle qui lui avait transpercé le cou. Parr retira la main de sous sa tête. «Elle était couverte de sang.» Un autre membre du commando, Jack Bailey, le rejoignit en courant.
- Qu’est-ce qui se passe ?
- C’est Danny, marmonna Parr. Il est cuit.
- Bon Dieu de merde.
Bailey savait, comme eux tous, que la femme de Den Brotheridge, Margaret, était sur le point de donner naissance à leur premier enfant. La mort de Den Brotheridge brisa leur élan un instant. Même John Howard avoua avoir eu la gorge serrée quand le corps du lieutenant fut évacué du pont. Brotheridge était l’un des rares hommes du groupe qu’il considérait comme étant plus qu’un simple camarade. Mais ce n’était pas le moment de traîner: une volée de balles allemandes les obligea à plonger pour se mettre à l’abri. D’autres victimes furent connues et indiquées à Howard, cette fois des blessés seulement. Sandy Smith, chef du troisième planeur, s’était cassé le poignet. Le caporal Webb, touché par un tir de Sten allié, avait reçu des balles à la jambe et à l’épaule.

Mais de bonnes nouvelles accompagnaient les mauvaises. Les sapeurs de Howard avaient réussi à désamorcer les explosifs posés par les Allemands pour faire sauter le pont plutôt que de le laisser tomber aux mains des Alliés. Howard n’avait toujours pas de nouvelles des hommes chargés de prendre le pont de Ranville, à 500 mètres de là. Le caporal Tappenden tentait inlassablement de les joindre par radio, mais c’était le silence. Il était encore en train de tourner les boutons pour trouver la fréquence quand une voiture militaire découverte allemande fut repérée, arrivant à vive allure vers le carrefour à l’extrémité ouest du pont. Elle transportait un parachutiste allemand, Heinrich Hickman, et quatre jeunes soldats. Hickman ne savait rien de l’atterrissage des planeurs, mais en approchant du pont, il reconnut instantanément le bruit des Sten. Cela ne pouvait être que l’ennemi. Il planta le pied sur le frein, descendit de la voiture très prudemment, et rampa jusqu’à 50 mètres du pont. Quand il leva les yeux, il vit Willy Parr et ses hommes qui le franchissaient en courant. Il fut terrorisé. «A la façon dont ils chargeaient, dont ils tiraient, dont ils traversaient le pont… Je ne suis pas lâche, mais, là, j’ai eu peur.» Il prit sa mitrailleuse Schmeisser et tira à la hanche sur une des silhouettes sombres. Les balles manquèrent de peu William Gray qui riposta. Les tirs passèrent eux aussi à côté mais furent assez proches pour mettre Hickman en fuite. Il repartit comme il était venu vers sa voiture de service, maudissant les sentinelles du pont pour leur «vie de planqués» qui les avait ramollis. Il redémarra et repartit à toute allure vers Caen, un trajet qui n’aurait pas dû prendre plus d’un quart d’heure. Cette fois, les bombardements aériens étaient si intenses qu’il ne devait arriver qu’après le lever du jour.

En courant sur le pont, Denis Edwards sentit que la défense commençait à faiblir. «Alors que nous approchions du bout du pont, criant toujours, tirant avec les mitraillettes et lançant des grenades à main, les Allemands tournèrent les talons et se mirent à fuir en s’éparpillant dans tous les sens.» Ce fut la fin de cette courte bataille. La capture du pont s’acheva aussi brusquement qu’elle avait commencé. «Soulagement, ravissement, incrédulité – j’éprouvai les trois à la fois en réalisant que nous avions pris le pont.» Une bonne nouvelle n’arrivant jamais seule, le colonel Tappenden, qui avait enfin établi la liaison radio, apprit que le pont de Ranville avait été pris lui aussi. Denis Fox et ses hommes s’en étaient emparés sans qu’un seul coup de feu ne soit tiré. Howard devait encore transmettre ces nouvelles au Q.G. en Angleterre pour que les troupes d’appui sachent que les deux ponts étaient entre les mains des Alliés. Le code prévu était «Ham and Jam» (Jambon et confiture) – Ham pour le pont de Bénouville et Jam pour celui de Ranville. Tappenden retourna à son poste émetteur et répéta le message de la victoire en boucle: «Ham and JamHam and Jam!» sans obtenir de réponse. Quand John Howard l’entendit quelques minutes plus tard, il était encore en train de se battre avec sa radio, criant sans interruption son message qui avait quelque peu changé dans l’intervalle. «Ham and Bloody Jam!» hurlait-il (Ham and Jam, nom de Dieu!). «Où ça, du jambon et de la confiture?» demanda John Vaughan qui errait dans la nuit, hébété par un grave traumatisme crânien. Il connaissait le code, bien sûr, mais était à des années-lumière de là. Howard lui tendit une flasque de whisky, «qui sembla l’aider à reprendre ses esprits». Il restait pourtant encore si déphasé qu’il fut conduit au poste de secours qui venait d’être installé.

Wally Parr et Charlie Gardner montaient la garde devant le café Gondrée. A côté, il y avait une trappe fermée par une grosse grille en fer qui servait à descendre les barriques de bière à la cave. Parr, en regardant en bas, vit Madame Gondrée, descendue à la cave avec ses deux petites filles par mesure de sûreté. «Elle en serrait une contre elle du bras gauche. A droite, l’autre petite levait la tête et me regardait droit dans les yeux.» Les deux fillettes eurent très peur en voyant le «visage noirci d’un soldat monstrueux», mais Parr eut aussi un choc. Il comprenait soudain qu’il se battait dans une région pleine de civils. «Madame, rentrez chez vous! cria-t-il. Libérateurs– invasion – rentrez.» Voyant que malgré tout Madame Gondrée ne bougeait pas, il tendit du chocolat à l’aînée, Georgia. Il fut touché en voyant que, malgré sa peur, elle le prenait. «C’étaient les deux premiers enfants à être libérés lors de l’invasion de l’Europe – libérés par un soldat cockney avec du chocolat.» Ce que Parr ne savait pas, c’était que Georges et Thérèse Gondrée travaillaient pour l’Angleterre depuis plusieurs années. Thérèse, bilingue en allemand (elle était alsacienne), écoutait les conversations des gardes qui venaient dans son bar le soir. Son mari, qui parlait anglais (il avait travaillé à la banque Lloyds), faisait passer les informations recueillies à la Résistance. C’étaient leurs renseignements qui avaient permis aux hommes de John Howard d’en savoir autant sur l’armement, les batteries et les bunkers allemands.

Le groupe de John Howard avait remporté une grande victoire avec la prise des deux ponts, mais ses hommes étaient encore en mauvaise posture – peu nombreux, mal armés, et entourés de troupes hostiles. Denis Edwards avait pleinement conscience de la dangerosité de leur position. «Il ne suffisait pas que les ponts soient entre nos mains, il nous fallait maintenant les défendre contre toutes les contre-offensives qui pourraient être lancées.»

Ce n’était pas la première fois depuis son affectation en Normandie que le major Hans Schmidt se sentait déchiré entre son amour pour le Führer et son désir pour les personnes du beau sexe. Etant responsable du pont de Bénouville, il aurait dû mettre la garnison en alerte maximale toutes les nuits. Il aurait aussi dû rester à son poste. Oui mais voilà, entre son devoir et son plaisir, c’était toujours le plaisir qui l’emportait. Ce soir-là, il avait passé une bonne partie de la soirée avec une Française qu’il courtisait, une «obligeante demoiselle du cru» qu’il espérait rendre encore plus obligeante grâce à de petites attentions, sous forme de bons repas et de bons vins. Si cela ne suffisait pas, il avait un petit cadeau en réserve qui, espérait-il, lui ferait emporter la partie. Malheureusement pour lui, cette charmante soirée fut brutalement interrompue par un bruit de tirs en provenance du pont. Il rappela immédiatement son chauffeur et son escorte, persuada la jeune femme de l’accompagner, et monta dans sa Mercedes découverte, gardant à la main sa bouteille de vin et une assiette encore à moitié pleine. Un petit arrêt au pont, et il finirait son dîner. La demoiselle trouvant que les meilleures choses ont une fin demanda à être déposée chez elle, et laissa les victuailles à Schmidt qui se ferait un plaisir de terminer seul. Quant au petit cadeau, elle le prendrait un soir qui s’y prêterait mieux. Une fois cette passagère descendue, la Mercedes reprit sa route à vive allure vers le pont, le motocycliste en escorte. Schmidt était loin de se douter qu’il se jetait dans la gueule du loup. L’escorte fut d’abord prise pour cible: l’homme fut fauché d’une rafale de mitraillette par les hommes de la compagnie D postés en embuscade. John Howard vit la moto sortir de la route «et tomber droit dans la rivière en tuant sur le coup son conducteur». La Mercedes de Schmidt fut touchée à peine quelques secondes plus tard. Tod Sweeney, dissimulé sur la rive gauche, guettait l’arrivée de tout véhicule ou de toute personne se dirigeant vers le pont. Dans les années d’avant-guerre, il avait été moine novice et passé ses nuits en prière. Cette fois, sa seule prière fut d’arriver à arrêter la Mercedes. Il vida le chargeur de son Sten, les pneus de la voiture éclatèrent, le véhicule fit une embardée et s’arrêta. Sweeney courut vers la voiture, et se retrouva nez à nez avec le commandant Schmidt, furieux de voir sa bonne soirée si mal tourner. On l’avait privé de son vin, de sa maîtresse et de sa voiture, et son amour-propre en prenait un sacré coup. Il se mit à hurler dans un anglais parfait «qu’il avait perdu son honneur et exigeait d’être tué». Cette demande lui fut poliment refusée. Au lieu de recevoir une balle, il fut traîné au P.C. de John Howard où il s’en prit cette fois à John Vaughan, le médecin, vitupérant «la futilité des Alliés qui osaient imaginer un seul instant qu’ils pouvaient gagner la guerre contre la race des maîtres». Il demanda une nouvelle fois qu’on mette fin à sa honte, et cette fois, son souhait fut exaucé, mais pas de la façon qu’il imaginait. Vaughan lui fit une piqûre de morphine avec la plus grosse dose qu’il put trouver, et ainsi «le convainquit d’adopter une attitude plus raisonnable». La substance fit merveille. «Dix minutes plus tard, il me remerciait mille fois de lui avoir prodigué des soins.» Les hommes de Howard ayant entrepris d’explorer la Mercedes, ils y découvrirent un contenu bien inattendu pour une voiture militaire: des verres à vin, des assiettes et des produits de maquillage, ainsi qu’un paquet joliment emballé de lingerie française.

L'histoire de l'opération Deadstick menée par la 6e division aéroportée de l'armée britannique, une mission ambitieuse, pratiquement impossible. © National Geographic Channel

Alors que le commandant Schmidt sombrait dans un profond sommeil opiacé, Hans von Luck s’impatientait. Il avait été rejoint à son logement par Helmut Liebeskind, venu le retrouver à Bellengreville après son coup de fil annonçant l’arrivée de planeurs ennemis. Les deux hommes entreprirent alors d’organiser la première tentative de contre-attaque à l’offensive alliée. Von Luck attrapa le téléphone et cria ses ordres à tous ceux qu’il arrivait à joindre: «Toutes les unités en état alerte immédiat!» Il voulait que les panzers attaquent «sans attendre et indépendamment», tout en sachant qu’il allait à l’encontre des ordres officiels. Les divisions blindées avaient en effet l’interdiction d’engager le combat avant d’obtenir l’accord des plus hautes autorités de la hiérarchie militaire. Von Luck parvint à localiser l’un de ses commandants de compagnie, le lieutenant Brandenburg, qui participait aux manœuvres de nuit armé seulement de munitions à blanc. Il était caché dans une cave de Troarn. «Tenez bon, Brandenburg, ordonna von Luck. Le bataillon attaque déjà et devrait vous atteindre d’ici quelques minutes.» Le lieutenant Brandenburg répondit seulement par un «d’accord» épuisé. La première contre-attaque ne surprit nullement John Howard qui s’attendait à ce que les Allemands tentent de reprendre le pont. Ses hommes venaient tout juste de se mettre en position quand ils entendirent «le son de moteurs puissants venant de l’ouest». Cela ne faisait aucun doute: «Les bruits métalliques et les grincements annonçaient le mouvement de chars» et ils s’amplifiaient de seconde en seconde. Denis Edwards l’entendit bien: «Ils venaient vers nous.» Wally Parr avait pris position au carrefour près du pont de Bénouville, sur la rive droite, tandis que quelques-uns de ses camarades occupaient la rive gauche. Alors que le bruit des chars s’amplifiait, Parr reçut un ordre urgent: «Retournez au planeur, bon Dieu, allez chercher le PIAT.» Le PIAT était un lance-grenades antichar, la seule arme assez puissante pour avoir raison des blindés allemands. Parr ne traîna pas. «J’ai dit à Charlie “tiens-moi mon fusil”, et je suis parti en courant. J’ai traversé le pont aussi vite que j’ai pu.» En chemin, il dépassa Howard.
- Vous vous barrez où comme ça?
- Y a des chars qui arrivent.
- Ben tiens! Je les entends!
- Le PIAT est resté dans le planeur.
- Bon Dieu… Allez-y. Foncez mon vieux, au triple galop!

Parr se rua vers le planeur, en sortit le PIAT et ramena le lourd lanceur de l’autre côté du pont. Ce ne fut pas une mince affaire. «La sueur me dégoulinait du front.» Quand il put enfin s’arrêter pour reprendre son souffle, il inspecta le PIAT. Il eut la mauvaise surprise de constater que le mécanisme de mise à feu avait été tordu lors de l’atterrissage. Le lanceur ne pouvait plus tirer. «Charlie, Charlie, merde, le PIAT est H.S.» Les deux hommes improvisèrent et décidèrent de préparer les grenades de sorte qu’elles puissent être amorcées et lancées à la main. L’idée de Parr était «de se planquer derrière une haie, et de les balancer par-dessus en espérant faire mouche». Ils avaient presque terminé quand le sol se mit à trembler violemment sous leurs pieds. C’était comme si un poing géant martelait les berges. «Il y eut le fracas monstrueux d’une énorme explosion et un feu d’artifice comme je n’en avais pas vu depuis longtemps.» Il fallut quelques secondes à Parr pour comprendre ce qui s’était passé. De l’autre côté de la route, ses camarades étaient arrivés à assembler le deuxième PIAT et l’avaient confié à Charles Thornton, dit «Wagger», un jeune sergent doué d’un remarquable sang-froid. Il savait que pour être efficace, le PIAT devait tirer de très près, à pas plus de 30 mètres. Faisant preuve d’un courage à toute épreuve, il avait attendu que le char de tête soit pratiquement sur lui pour faire feu.

Il avait atteint sa cible en plein dans le mille, envoyant la charge dans les entrailles du tank, où elle avait explosé avec une violence inimaginable. Cette première explosion avait déclenché à son tour celle de toutes les munitions qui se trouvaient à l’intérieur du char, une réaction en chaîne responsable du fameux feu d’artifice «accompagné par des craquements assourdissants et des chocs qui purent être vus et entendus sur une vaste zone». Tout ce bruit couvrait heureusement «les cris et les hurlements du commandant du char, coincé à l’intérieur», qui fut brûlé vif. Cette explosion fut très dissuasive pour les autres chars allemands. Ils firent demi-tour et battirent en retraite sans demander leur reste. Pour Howard, le point fort de cette nuit extraordinaire ne fut pourtant ni la bataille du pont ni le recul des chars. Le meilleur restait à venir. Un peu plus tard, il entendit «le bourdonnement de plus en plus fort de moteurs» et vit, «en regardant en l’air, le ciel se remplir d’un nombre incalculable d’avions venus de la mer». Et puis sous leurs yeux, un vrai miracle: le ciel se constella de coupoles de parachutes. Les hommes en crurent à peine leurs yeux. «Une vision, rapporta Howard, qu’aucun d’entre nous n’oublierait jamais, cette descente illuminée par les feux de marquage.» C’était le début du largage des sept mille parachutistes de la 6e Airborne Division, qui devaient se poser en Normandie au cours des heures suivantes. Même les membres les plus endurcis de la compagnie D eurent du mal à contenir leur émotion. Howard en dit: ce fut «l’un des spectacles les plus impressionnants de ma vie». C’était aussi ce qui pouvait leur arriver de mieux. Ils n’étaient plus seuls.