Bloody Omaha (2/5)

© Robert F. Sargent
Durant le débarquement initial, les deux tiers des soldats d'infanterie américains de la compagnie E furent tués.

Le 6 juin 1944, au petit matin, une partie des troupes américaines débarquent sur les plages de Normandie... à découvert face aux défenses allemandes! Les premières heures sont un véritable massacre sur le secteur d'Omaha.

«Au revoir et bonne chance!»
«Rendez-vous sur la plage!»
«Attention aux petites françaises!»
«On se retrouve à Berlin!»

Il était 4 h 30, et les jeunes soldats de la compagnie A fanfaronnaient lors du transbordement dans les péniches à destination d’Omaha Beach. Les six embarcations contenaient chacune trente et un garçons formant l’avant-garde de l’offensive. C’était un groupe soudé qui s’entraînait ensemble depuis plus d’un an. Les liens étaient même encore plus étroits pour une trentaine d’entre eux qui étaient originaires de la même ville de Virginie, Bedford. Ils avaient l’impression de former une grande famille. Dans la pénombre d’une aube grise, Gilbert Murdock cria quelques mots à son ami Robert Bruce qui grimpait dans un autre bateau. Il fit ensuite un grand signe au jeune George Roach, un gars de 18 ans chargé de l’un des lance-flammes de la compagnie. Roach lui répondit par un sourire. Malgré le froid et l’humidité, rien ne pouvait ternir l’esprit de camaraderie de la compagnie A. Et peu importait qu’ils soient surnommés «la vague suicide» parce qu’ils débarqueraient les premiers. L’un d’entre eux affirma même que c’était un grand honneur, «quelque chose qui nous rendait fiers». Pour la plupart, ils envisageaient la mort avec la folle insouciance de la jeunesse. «Nous étions tous sûrs de rentrer.»

Le pilote chargé du transport de ces jeunes soldats s’appelait Jimmy Green, un corsaire anglais avide d’aventures et féru d’histoire maritime. A 23 ans, il était plus âgé que la plupart des membres de la compagnie A. Ses yeux plissés par le soleil et ses cheveux raides de sel attestaient de longs mois passés en mer, exposé aux éléments. Originaire de Bristol, grande ville portuaire d’où Sébastien Cabot appareilla pour le Nouveau Monde, Green connaissait sur le bout des doigts les batailles navales des guerres franco-anglaises. Il avait le sentiment de jouer un rôle important dans cette nouvelle fresque historique en conduisant la compagnie A jusqu’à Omaha Beach, et, en l’honneur de l’occasion, adopta une formation en deux colonnes de trois pour ses péniches, «comme Nelson à Trafalgar». Green avait escorté pendant un an des convois dans les dangereuses eaux de l’Atlantique nord, puis avait passé une autre année aux Opérations combinées, et réchappé au catastrophique raid de Dieppe. Il avait aussi travaillé aux côtés des forces spéciales américaines des rangers et en était revenu très impressionné par leur esprit guerrier: «Un groupe de durs à cuire qui avaient l’air plus que capables de se défendre tout seuls.» Il fut donc atterré en rencontrant les hommes chargés de prendre d’assaut Omaha Beach dans la première vague. C’était «un groupe sympathique mais timoré d’innocents gamins de la campagne qui devaient se sentir tout à fait chez eux à Ivybridge» – une petite ville rurale du Devon en Angleterre – «où ils avaient suivi l’entraînement pour l’invasion». Il les trouva polis et serviables – un groupe de gentils jeunes qui devaient faire les courses des personnes âgées de leur patelin. L’audace des rangers leur manquait totalement.

Leur commandant était un jeune homme bien sous tous rapports du nom de Taylor Fellers, chef de chantier dans le civil, un type comme tant d’autres petits notables américains, un pilier de sa ville des montagnes Blue Ridge en Virginie. Surnommé «Tail-Feathers» (Plumes d’oiseau) en référence à ses prouesses de sprinter dans l’équipe de course à pied de son lycée, il était très aimé et respecté. «Travailleur, compétent et totalement fiable», affirmait quelqu’un qui le connaissait bien. Jimmy Green vit en lui «un officier très sérieux, réfléchi, qui semblait beaucoup plus vieux que nos matelots, âgés en général de 20 ans ou à peine plus». Et pourtant, plus il observait Fellers, plus il sentait grandir son inquiétude – non seulement pour Fellers lui-même, mais aussi pour les jeunes qu’il dirigeait. On leur avait confié une mission extrêmement difficile. Ils devaient se rendre maîtres de l’un des quatre passages permettant de franchir la haute falaise à l’arrière d’Omaha Beach, un chemin encaissé menant à Vierville, que les véhicules emprunteraient pour sortir de la plage. La tâche aurait été rude même pour les soldats les plus aguerris, mais elle serait quasi impossible pour cette bande d’adolescents qui, de l’avis de Jimmy Green, était pour le moins «un groupe d’assaut inexpérimenté».

Les planificateurs du débarquement avaient divisé Omaha Beach en sept secteurs désignés par des noms de code: Charlie, Dog Green, Dog White, Dog Red, Easy Green, Easy Red et Fox Green. Chacun d’eux devait être pris d’assaut par une compagnie différente, les hommes de Taylor Fellers, de la compagnie A, menant l’avant-garde sur Dog Green. Or les défenses allemandes risquaient de leur donner du fil à retordre car Omaha Beach, tout comme Utah Beach, était une plage lourdement fortifiée: casemates, bunkers en béton armé, postes de mitrailleuses. Il y avait des obstacles antichars, des canons lourds, des obusiers, des mortiers, des batteries de lance-roquettes. Et tout cet arsenal communiquait par un labyrinthe de tranchées en zigzag gardées par des tireurs embusqués. La plage elle-même était entièrement recouverte à marée haute et ressemblait à des douves médiévales bourrées de mines. Ensuite venait une digue en béton de 7 mètres 50 de haut, épaisse comme un mur d’enceinte et surmontée par du fil de fer barbelé. Après cela s’élevaient un talus puis une falaise haute de 60 mètres.

Jimmy Green remarqua un net changement d’ambiance lorsque les jeunes prirent place dans les péniches pour effectuer la dernière partie du trajet. Les plaisanteries et les commentaires cessèrent brutalement. «Je crois qu’ils se rendaient compte qu’on y était.» Ceux qui échangeaient quelques mots le faisaient «à voix basse, soucieux». Green avait pour consigne de déposer les hommes de Taylor Fellers sur la plage à 6 h 36. Il fallait donc quitter l’Empire Javelin deux heures plus tôt. Après cela, ils seraient suivis par de nombreuses autres vagues de soldats, envoyées à intervalles réguliers après l’heure H. L’embarcation fut lancée sous couvert de la nuit, et se trouvait encore à 8 kilomètres de la côte quand elle dépassa une flottille de chalands portant des chars. «Mais qu’est-ce qu’ils fabriquent là, ceux-là?» dit Green, très surpris. Les chars devaient débarquer sur la plage avant l’infanterie, et auraient donc dû se trouver déjà beaucoup plus près de la terre. Fellers fut lui aussi visiblement préoccupé: «Ils auraient dû arriver avant nous», dit-il. C’était une partie essentielle de l’ordre de marche du débarquement. Si les chars n’étaient pas sur les plages, les hommes de la compagnie A ne bénéficieraient d’aucun appui de la part de l’artillerie. «Ils n’arriveront jamais à temps, jugea Green, voyant à sa montre le retard pris sur le planning. Ils s’engageaient bravement dans les vagues, avançant aussi vite que possible, mais ne faisaient qu’environ 5 nœuds alors que nous en faisions 8, et ils embarquaient beaucoup d’eau.» Il se tourna gravement vers Fellers:
- Nous sommes obligés d’y aller avant eux. Ça ira ?
- Oui, répondit Fellers. On doit arriver là-bas à l’heure dite.

Il essayait de faire bonne figure, mais ce contretemps lui donnait un très mauvais pressentiment. Un élément fondamental allait manquer à la stratégie. Green se rendit vite compte qu’un autre soutien essentiel allait leur faire défaut. Quand les navires lance-roquettes tirèrent leurs premières salves, «pas une n’arriva à atteindre la côte». Les roquettes retombaient avec un grand plouf dans la mer à 500 mètres du rivage. Green était furieux: «Un magnifique feu d’artifice, mais qui ne servait strictement à rien, et j’ai brandi le poing de colère.» Ayant déjà vécu le raid de Dieppe, qui avait été si mal préparé, il trouvait les organisateurs du jour J impardonnables. Cette déception était partagée. L’un des jeunes transportés sur la péniche de Gilbert Murdock exprima l’opinion de tous en lançant un cynique: «Eh ben! C’est foutu pour nos trous sur la plage.» Plusieurs de ses camarades approuvèrent gravement, sachant que sans les cratères de sable promis, ils ne pourraient pas se mettre à couvert. Beaucoup étaient cependant trop malades pour s’en inquiéter. Ils vomissaient dans leur casque à cause de la forte houle qui les secouait sans relâche. L’un d’entre eux avait avalé tellement de comprimés contre le mal de mer qu’il avait le plus grand mal à garder les yeux ouverts.

On avait promis à Jimmy Green que l’aviation américaine aurait bombardé les plages, ce qui aurait dû malgré tout préparer le sable pour permettre à l’infanterie de s’abriter. Mais en observant la plage à la jumelle, il ne vit «aucune trace de bombe». Il avait sous les yeux «du sable totalement vierge qui s’étendait sur 300 mètres sans l’ombre d’un trou pour les soldats». Il avait le cœur serré à l’idée d’envoyer ces jeunes dans un pareil traquenard, un découragement renforcé par le temps maussade: crachin et ciel de plomb. «C’était un matin déprimant, et les falaises se dressaient, menaçantes et sinistres.» Alors qu’il approchait de la côte, il repéra de nombreuses casemates dissimulées dans les dunes. Il se dit que ce serait «une plage bien redoutable à prendre».

Il était autour de 6 h 30 et ils arrivaient presque. Gilbert Murdock «réfléchissait en grelottant». Aspergé par les paquets de mer, il était trempé et vit avec inquiétude en baissant les yeux que ses pieds baignaient dans l’eau. Le pilote, ayant aussi remarqué que l’embarcation se remplissait, ordonna aux hommes d’écoper avec leur casque. Ce fut au moment où ils atteignaient la côte que le premier incident eut lieu. Jimmy Green venait d’ordonner aux péniches de s’aligner quand le LCA 911 coula, probablement après avoir heurté une mine. Heureusement, les hommes portaient des gilets de sauvetage qui permirent à la plupart d’entre eux de quitter l’embarcation alors qu’elle sombrait. Quelques heures plus tôt, Green avait reçu cette consigne très stricte: «Ne récupérez aucun naufragé. Il faut arriver à l’heure sur la plage.» Il leur cria donc: «Je reviens vous récupérer!» Il eut beaucoup de mal à les abandonner, même temporairement. «Cela m’a fait très mal, mais j’étais obligé de continuer à avancer.» Il ne devait penser qu’à son objectif de la plage. «Où voulez-vous que je vous dépose exactement?» demanda-t-il à Taylor Fellers, observant avec lui la configuration des lieux. Fellers désigna la profonde ravine dans la falaise qui permettait d’accéder en haut du plateau, et demanda à arriver sur la droite. «Et je veux que l’autre groupe débarque sur la gauche du passage.»  Fort de cette directive, Jimmy Green mit les gaz et s’éloigna des péniches voisines. Il voulait se servir de sa vitesse pour aller s’échouer sur la grève, en évitant les obstacles en chemin. Quelques obus inoffensifs finirent leur course dans l’eau loin d’eux, mais le feu ennemi était si peu nourri qu’il se demanda si les casemates et les tranchées étaient vides.

Les falaises se rapprochaient, l’eau devenait de moins en moins profonde, puis il y eut le raclement sonore du fond de la péniche qui s’arrêtait sur le cordon de galets à une vingtaine de mètres de la ligne basse de l’estran. La rampe descendit et Taylor Fellers pataugea dans les déferlantes pour finir le trajet jusqu’à la plage, immergé jusqu’à la ceinture, suivi de près par ses camarades. Green surveilla la sortie de l’embarcation qui se passa «en très bon ordre. Il n’y eut pas besoin de les diriger. Ils savaient ce qu’ils avaient à faire». Et toujours aucun tir. Devant cette scène, Green eut une impression étrange. On voyait clairement que les falaises et les dunes étaient puissamment fortifiées, et pourtant pas une seule balle ne siffla pendant que Taylor Fellers remontait la plage au pas de course, les pieds s’enfonçant dans le sable. Rien ne bougeait, tout était immobile. Green avait déposé les trente et un hommes au milieu d’un «silence surnaturel». Il avait eu l’intention de couvrir l’avancée des soldats avec ses mitrailleuses, mais c’était inutile puisqu’ils étaient tous à terre, accroupis au pied d’un talus de galets. Sans se rendre compte que la défense de ce secteur d’Omaha était parfaitement maîtrisée, Green décida de retourner en mer pour sauver les rescapés du naufrage du LCA 911. Juste avant de repartir, il demanda à son opérateur radio d’envoyer un message pour rassurer leur navire transporteur, l’Empire Javelin. Il s’agissait juste de quelques mots optimistes qui rendaient compte de la situation: «Débarquement effectué sans grande opposition.» Les défenses d’Omaha avaient été faciles à vaincre.

«Feuer, Wegner, Feuer!» Le caporal Lang hurlait au jeune Karl Wegner l’ordre de tirer à la mitrailleuse. C’était le moment ou jamais: l’armée d’invasion débarquait sur une plage totalement exposée. On allait faucher les assaillants sur place sans aucune difficulté. Mais Wegner était momentanément paralysé par la peur, impressionné par l’énormité de l’acte qu’il s’apprêtait à commettre. «Je voyais des hommes en uniforme vert olive qui pataugeaient dans l’eau pour arriver au sable.» Ils avaient l’air jeunes et vulnérables, «complètement sans protection sur les vastes étendues de sable». L’idée de les décimer avec ses balles le perturbait profondément. Wegner était un natif de Hanovre âgé de 19 ans, peu mûr pour son âge, qui faisait la nique au règlement nazi en portant son béret militaire de travers et en posant torse nu sur les photos. Tout comme son compatriote du même âge, Franz Gockel, qui montait la garde à l’autre bout d’Omaha Beach, Wegner était affecté à un point d’appui, le WN72, à quelques minutes à pied seulement de Vierville-sur-Mer. Il avait passé les dernières heures calfeutré dans son abri, ne pensant qu’à ses chances de survivre au bombardement naval qui faisait rage. Quand le pilonnage prit fin, il apprit que le plus gros des dommages avait été occasionné à l’arrière. Son camarade Peter Simeth sortit la tête du bunker et vit «des gros nuages de fumée noire monter de l’incendie qui ravageait le village de Trévières». La plage elle-même avait été complètement épargnée par le raid allié. Le stress du bombardement avait épuisé Wegner. Dans le calme après la tempête, il s’assoupit un moment, la tête posée sur sa mitrailleuse. Il fut réveillé en sursaut par l'un de ses camarades, Willi Schuster, qui lui secouait l’épaule. Encore ensommeillé, il demanda ce qui se passait. Schuster désigna la mer, et Wegner vit devant lui «des bateaux à perte de vue». Il remarqua aussi plusieurs rangées de navires de débarquement semblant à l’arrêt. En réalité, les péniches effectuaient une manœuvre pour se mettre en formation. «Soudain, elles ont toutes tourné et se sont dirigées droit sur la plage.» Wegner paniqua. «De la sueur a dégouliné de mon front quand j’ai vu ces bateaux qui fonçaient sur nous. J’avais une énorme boule dans le ventre.»

Il vécut mille morts pendant l’approche. Ainsi, c’était arrivé. L’ennemi s’apprêtait à se précipiter sur lui. Son chef, le caporal Lang, comprenant qu’il avait peur, prit la crosse de son pistolet et lui en donna «un coup sur le haut du casque». Le choc eut l’effet désiré. «Le bruit métallique m’a remis les idées en place, et j’ai posé le doigt sur la détente.» Il s’était souvent exercé au tir, mais jamais sur des cibles vivantes. Le moment était venu: il ne pouvait pas faire autrement. La péniche arriva sur la grève. Il attendit que les premiers soldats ennemis traversent le sable et commencent à monter sur les galets. Et puis il se mit à tirer. «La mitrailleuse rugit et envoya son plomb brûlant dans le corps des hommes qui galopaient sur la plage.» Quelques-uns s’effondrèrent dans le sable. «Je savais que je les avais touchés.» D’autres cherchaient désespérément des abris, mais ne trouvaient rien sur la plage plate comme la main. «Les balles trouaient le sable sur toute la largeur.» C’était tellement facile de tuer: on ne dépensait quasiment aucune énergie. «J’essayais de rationaliser: c’était la guerre. Mais même ainsi, cela laissait un sale goût dans la bouche.» Wegner abattait des jeunes de son âge. Et pourtant, il savait que ces mêmes jeunes n’hésiteraient pas à le tuer s’ils arrivaient à atteindre son bunker. «Ce n’était pas le moment de se demander si c’était bien ou mal, c’était une question de vie ou de mort.» Il appuya de nouveau sur la détente, et envoya une nouvelle rafale sur les jeunes soldats à découvert. «Les premières secondes passées, je suis devenu un automate. Je tirais comme on m’avait appris à le faire, par brèves rafales à 15 ou 20 centimètres au-dessus du sol.» Chaque fois que la mitrailleuse s’enrayait, il la remettait en état le plus vite possible, sachant que chaque seconde comptait. «Willi nettoyait les munitions pour qu’elles soient prêtes à être chargées, car les saletés auraient bloqué le mécanisme.» Il s’interrompit un instant pour regarder la plage. «J’ai vu des Amis [des Américains] couchés partout. Certains étaient morts et d’autres encore bien en vie.» Si c’était la fameuse invasion alliée tant annoncée, elle semblait destinée à avorter dans un bain de sang.

Arrivant dans la deuxième vague sur ce secteur de plage, les jeunes soldats de la compagnie B s’étaient entraînés avec les hommes de Taylor Fellers et les considéraient comme des frères. L’un d’entre eux, Howard Baumgarten, dit «Hal», faisait même partie de la compagnie A mais avait été transféré à la dernière minute. Il se réjouissait de retrouver ses amis sur la plage. L’inquiétude commença à monter alors que sa péniche approchait de la côte. Le vent se renforçait et faisait violemment tanguer leur embarcation, envoyant de l’eau de mer glacée sur eux. On leur ordonna d’écoper avec leur casque, une tâche ingrate à cause du vomi qui flottait à leurs pieds. Baumgarten entendait des tirs de mitrailleuses et des détonations étouffées de mortiers. Un coup d’œil à la plage lui montra une terrifiante ligne de flammes orangées voltigeant vers le ciel. Une nappe de fumée et de poussière flottait sur la plage, formant des nuages d’un jaune chimique qui jetaient des lueurs sinistres sur une scène macabre. Le peu d’enthousiasme qui lui restait après l’optimisme des premiers moments s’évanouit en un instant. «Soudain, plus personne ne dit mot et l’humeur devint très sombre.» Baumgarten eut l’impression qu’on l’envoyait droit à la mort. Sa montre, une Rima offerte par son père, indiquait 6 h 15. La côte approchait encore. Il apercevait le clocher blanc de l’église de Vierville.

Depuis le large, le bruit n’avait pas semblé plus fort que celui du tonnerre au loin. A présent, alors que sa péniche s’apprêtait à toucher terre, il lui sembla que la côte entière rugissait furieusement. Et puis – comme frappé par un grand coup de marteau – il fut sonné par l’explosion d’un obus de 88 millimètres tombé droit dans l’embarcation voisine. En un éclair, la coque en bois vola en éclats, infligeant aux passagers des blessures catastrophiques. Des hommes sautèrent en l’air, d’autres furent mis en charpie. Baumgarten «reçut une pluie de bois, de métal et de morceaux de corps humain. Et bien sûr, de sang». Il y en avait partout, dans l’air, dans la mer, sur son visage. Il essaya de voir ce qui se passait à travers le voile qui l’aveuglait, priant de toutes ses forces pour que cet enfer cesse. «Nous ne pouvons pas aller là-dedans. On ne voit aucun des points de repère. On devrait décrocher.» La panique et la pagaille gênaient la manœuvre d’approche, et pourtant ils y étaient presque. Plus que quelques secondes, et il faudrait y aller.
- Descendez la rampe!
- Allez, nom de Dieu!
- N’oubliez pas de baisser la tête!
- On y va!

Baumgarten sauta dans une eau qui lui arrivait à la taille juste au moment où une mitrailleuse allemande ouvrait le feu sur la passerelle de débarquement. Clarius Riggs fut le premier touché, criblé de balles. Ce grand gaillard d’un mètre quatre-vingt-trois, originaire de Pennsylvanie, s’abattit dans l’eau à plat ventre. Baumgarten vit les vagues rougir autour de lui. Robert Ditmar fut le suivant à tomber sur la plage après avoir parcouru seulement 10 mètres. Il se mit à hurler, de douleur et de surprise. «Je suis touché, je suis touché!» Il s’effondra sur un obstacle antichar qui le fit culbuter, et se retrouva «étalé sur le sable humide, la tête vers les Allemands, le visage vers le ciel». Il criait: «Mother! Mom!» – Maman.
« Ne relevez pas la tête!»
« Nom de Dieu!»
« Essayez de passer!»

Le sergent Barnes venait d’atteindre la plage quand il fut tué sous les yeux de Baumgarten. Quatre autres se vidaient de leur sang sur le sable, le corps agité de spasmes. Le sergent Robertson, dit «Pilgrim», avait une blessure béante au front. Il titubait, ayant perdu son casque, ses cheveux blonds couverts de sang. Baumgarten le vit tomber à genoux et prendre son chapelet. «A cet instant, les Allemands l’abattirent sous leur feu croisé meurtrier.» Le soldat Kafkalas fut touché par l’explosion simultanée d’un obus de mortier et d’une roquette. C’était une scène si macabre, si atroce, qu’on avait peine à y croire. «Des hommes dont les viscères pendaient de leur ventre ouvert et des morceaux de corps répandus partout sur le sol devant nous.» Autour de Baumgarten, des gerbes de sable étaient projetées en l’air par l’explosion des obus.

Baumgarten vit de la lumière se refléter sur un casque allemand à flanc de coteau. Il visa et fit feu. «Un miracle.» Il avait fait mouche. Sa formation de tireur d’élite portait ses fruits. Mais des snipers allemands l’avaient repéré et le prenaient maintenant pour cible. Il avait déjà été touché par deux balles, l’une ayant traversé le haut de son casque, et l’autre la boîte de culasse de son fusil M1. Et voilà qu’un énorme obus tomba à 20 mètres de l’endroit où il était couché dans le sable. Il y eut soudain une explosion cataclysmique et des éclats meurtriers furent pulvérisés de tous les côtés. Baumgarten eut l’impression d’avoir été frappé «par une batte de base-ball, mais avec des résultats bien pires. Ma mâchoire supérieure était brisée, la joue gauche éclatée. Ma lèvre supérieure était coupée en deux. Mon palais était fendu et j’avais des bouts de dents et de gencives pleins la bouche». Perdant beaucoup de sang, Baumgarten se traîna jusqu’à l’eau et plongea la tête dans le ressac glacé. En émergeant, désorienté et saignant toujours, il tâcha de se rendre compte de la situation. Partout, à gauche comme à droite, ses compagnons et camarades tombaient, pris au piège d’un massacre insensé auquel il était impossible d’échapper. De ses amis de la compagnie A, il n’y avait aucun signe. C’était comme s’ils n’avaient pas débarqué.

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Un soldat américain mort le 6 juin gisant encore sur la plage d'Omaha Beach. A sa droite, une installation d'obstruction au débarquement installée par les Allemands. A sa gauche, des fusils croisés en guise d'hommage.  © U.S. National Archives

La réalité était bien plus terrifiante. Le silence surnaturel qui avait accueilli les jeunes descendus de la péniche de Jimmy Green avait été soigneusement orchestré par les Allemands. Karl Wegner et ses camarades du point d’appui WN72 avaient attendu pour tirer que tous les soldats soient à terre. Ils n’avaient ouvert le feu qu’une fois l’ennemi à portée de tir. Wegner lâcha tout, et Taylor Fellers et ses hommes furent pris dans le feu saccadé d’une dizaine de mitrailleuses. Ils furent touchés par la gauche, par la droite, par le haut. Les défenses allemandes quadrillaient chaque centimètre de plage. Ils étaient faits comme des rats. L’autre péniche de la compagnie A (celle qui avait accosté à gauche de la valleuse de Vierville) avait été prise pour cible par le point d’appui voisin, le WN71. Sur le bateau 2, le lieutenant Edward Tidrick était lui aussi atterré de devoir accoster sur une plage intacte. «Bon Dieu! s’écria-t-il. Nous arrivons au bon endroit, mais regardez ça! Pas de galets, pas de mur, pas de cratères d’obus, pas de couverture. Rien!» Alors qu’il sautait de la passerelle, une balle lui transperça la gorge. Son ami Leo Nash entendit que Tidrick donnait encore des ordres, mais le sang étouffait sa voix dans son larynx. «Avancez avec les pinces coupantes», criait-il. Quelques secondes plus tard, il fut tué par des balles qui le perforèrent presque en ligne droite, de la tête au bassin.

Dans une autre péniche, Gilbert Murdock vit son lieutenant descendre la rampe en courant, prêt à en découdre. «Il fut aussitôt fauché par un tir de mitrailleuse.» Son ami Rodriguez fut pratiquement coupé en deux. Un autre de leurs camarades, Dominguez, tomba par-dessus bord dans une eau brune, rougie de sang. Quand Murdock sauta dans la mer, il coula comme une pierre. La péniche s’était échouée sur une barre de sable, mais de part et d’autre il y avait des fonds de deux mètres cinquante. Accroché à son gilet de sauvetage, il «actionna les tubes de CO2 pour le gonfler», et remonta ainsi à la surface. Quand sa tête sortit de l’eau, la péniche, en le heurtant, le poussa vers la plage. Il atteignit la grève à travers un monstrueux tapis de membres arrachés et de cadavres, mais eut un moment d’espoir quand le premier char amphibie sortit des flots avec un vrombissement de moteur. Pratiquement à la seconde, le blindé fut touché par un obus de mortier de 88 millimètres allemand et il sauta en formant une boule de feu incandescente. Un deuxième char explosa aussi en émergeant des flots, incinérant son équipage. Murdock eut beau regarder, il ne vit aucun autre char arriver. Les blindés qui leur avaient été promis avaient pour la plupart sombré dans la tempête. Il rampa sur le ventre, comme une tortue, avançant lentement dans un sable gluant de sang. Il passa à côté d’un camarade, Charles McSkimming, blessé au bras, qui le supplia de lui donner de la morphine. Murdock prit la seringue de sa trousse de secours pour lui en injecter une dose, puis continua, ayant pour objectif d’atteindre l’un des terribles obstacles dressés par les Allemands pour défendre les plages. En l’occurrence, celui-ci lui offrit une sorte de refuge contre les obus. Il trouva là deux autres camarades encore en vie, dont son jeune ami George Roach. Murdock tremblait de tous ses membres, sidéré par la férocité de la riposte. «Qu’est-ce qui s’est passé?» demanda-t-il, parvenant à peine à parler tant le choc était profond.

Roach, qui avait observé la catastrophe depuis l’abri de l’obstacle antichar, résuma à Murdock la triste situation en deux phrases succinctes: «Tous les officiers sont morts. Tous les sous-officiers sont morts.» Le ressac faisait rouler les morts et les blessés dans ses eaux, les moins atteints essayant de se laisser porter par la marée montante pour arriver sur le sable. Ce fut le cas de Charles McSkimming, qui se retrouva la tête léchée par des vaguelettes peu de temps après avoir reçu l’injection de morphine administrée par Murdock. Ceux qui avaient la force de se hisser sur la plage étaient pris pour cible par les tireurs d’élite allemands, de même que ceux qui tentaient de les secourir. Deux cent cinq hommes avaient débarqué avec les péniches de la compagnie A. Sept minutes plus tard, Murdock estima qu’il n’en restait plus que treize en vie.
- Tu es touché, dit-il à un homme couché près de lui.
- Toi aussi, abruti. Murdock baissa les yeux sur sa jambe et vit deux balles dont la course s’était terminée dans sa cheville. 

La mer montait si vite que l’un des chars calcinés était déjà quasiment submergé. «Ecoute, lui dit George Roach, je suis bon nageur, et tu n’es pas trop gravement blessé. Si tu veux, je vais t’aider à nager jusqu’à ce char explosé qui est dans l’eau là-bas.» Les deux hommes se laissèrent glisser dans les eaux montantes et parvinrent à atteindre le char sans être touchés. Ayant réussi à contourner le véhicule, ils découvrirent qu’il y avait déjà du monde caché derrière. «On voyait trois têtes flotter à la surface. C’étaient trois hommes de l’équipage du char, le visage brûlé par la poudre.» Morts ou vivants, c’était difficile à dire. Le plus choquant fut de voir le chef tankiste abrité derrière la tourelle «qui avait perdu sa jambe gauche à la hauteur du genou, l’os dans l’eau et l’artère dans l’eau». Il délirait, se plaignant que «ses hommes ne valaient rien parce qu’ils refusaient de lui obéir». Il arriva malgré tout à les convaincre de partir vers la plage avant que le char ne soit complètement submergé. «La dernière chose que j’ai vue, c’est qu’ils nageaient pour essayer d’atteindre le sable, mais ils ne sont pas arrivés jusque-là.» Murdock préféra s’accrocher à un jerrycan et flotta dans les vagues un très long moment avant d’être finalement secouru.

Jimmy Green apprit avec horreur que tous les garçons qu’il avait transportés dans sa péniche avaient été tués. Cette tragédie devait le hanter jusqu’à la fin de ses jours. «D’une certaine façon, j’étais responsable, puisque je les avais amenés là, dit-il bien des années plus tard. Je revois encore ces gars si jeunes sortir du bateau.» Le rapport de bataille décrit les dix premières minutes du débarquement à Omaha avec une simplicité effrayante: «La compagnie A n’était plus une compagnie d’assaut, ce n’était qu’une petite bande de soldats aux abois qui n’avaient pour objectif que de s’en sortir vivants.» En effet. Il n’y avait plus personne pour leur donner des ordres ni pour les motiver. La mission de Taylor Fellers avait fini dans un bain de sang.