Des canons sur les falaises (3/5)

© U.S. National Archives
Des rangers se reposant après l'assaut de la pointe du Hoc, un petit cap de la côte normande dans la Manche.

Pour détruire une pièce maîtresse de la défense allemande d'Omaha, James Rudder, à la tête du 2e bataillon de rangers, imagine un plan que certains qualifient «d'infaisable». Une mission cruciale et pour le moins ambitieuse...

Il était 7 h 45, septante-cinq minutes très exactement après la ruée de Leonard Schroeder hors des eaux d’Utah Beach vers le haut de la plage sous un feu infernal. Utah, Omaha, Juno et Gold – des kilomètres de côte normande s’étaient embrasés, et vague après vague, les soldats alliés se déversaient sur les plages défendues par les tirs ennemis. Les petites péniches qui avaient servi à mettre la première vague à terre furent suivies par de beaucoup plus gros bâtiments. Ces navires amenaient plus de deux cents soldats chacun, ainsi que des chars et autres véhicules blindés. Sur Sword Beach aussi, la première vague avait débarqué: les hommes de l’East Yorkshire étaient arrivés une vingtaine de minutes plus tôt, mais il faudrait encore une heure avant que la plage ne soit investie par les commandos d’élite de Lord Lovat. En attendant, une opération d’une audace extraordinaire se déroulait à une cinquantaine de kilomètres de là vers l’ouest sur le littoral entre Grandcamp et Vierville. Le ciel était encore plombé par la nuit quand James Rudder partit avec sa bande d’aventuriers vers les rudes falaises de la pointe du Hoc, loin de tout village, parsemées de quelques fermes isolées aux alentours. Au sommet, un vent incessant soufflait dans les ajoncs, tordait les aubépines et aplatissait les herbes.

Ce promontoire vertical s’élevait vers le ciel, haut comme un immeuble de neuf étages, énorme bloc friable de calcaire du Jurassique dont le sommet se perdait dans un voile de crachin et d’embruns. Son invisibilité ne l’épargnait pas. Les puissants obus de l’USS Satterlee et de l’HMS Talybont explosaient dans l’herbe en haut de la falaise. Des éboulis trempés dégringolaient sur la grève rocailleuse, délogeant une glaise glissante qui recouvrait tout, rochers, galets et cailloux. James Rudder attendait ce moment depuis des mois et s’entraînait depuis des années. Sa troupe d’élite de deux cent vingt-cinq hommes allait entreprendre une action aussi difficile en termes de complexité que l’assaut du pont de Bénouville par John Howard. Pour l’audace, elle n’aurait rien à envier à l’attaque de la batterie de Merville. Mais la mission de Rudder serait encore plus dangereuse, presque suicidaire.

L’objectif était le suivant: neutraliser des pièces d’artillerie lourde installées par les Allemands en haut de la pointe du Hoc, six obusiers de 155 millimètres capables d’envoyer leurs projectiles à vingt-cinq kilomètres. Ainsi, ils avaient à portée de tir aussi bien Utah Beach qu’Omaha Beach et que les croiseurs et les destroyers à l’ancre dans les eaux côtières. «Une mission d’une importance vitale», en disait le général Omar Bradley qui avait compris que ces six canons «pouvaient porter un coup fatal à nos forces d’invasion». Les Allemands avaient tout misé sur la défense arrière de ces canons du haut de la falaise, sachant qu’ils n’étaient accessibles que par les terres. Ils en avaient fortifié les abords par un champ de mines et des tranchées qui les protégeaient. James Rudder avait donc cherché comment sortir de cette logique. Il avait étudié les photographies aériennes du site et analysé des échantillons de la marne locale pour parfaire son plan d’attaque avant de le soumettre à Max Schneider, un colonel des rangers endurci au combat. Schneider fut très impressionné: il «siffla seulement entre ses dents». D’autres pensèrent plutôt que Rudder avait perdu la tête. «Infaisable», affirma un officier du renseignement naval. L’idée de Rudder était de préparer aux Allemands une surprise qu’ils ne seraient pas près d’oublier. Au lieu d’attaquer par l’arrière-pays, comme ils s’y attendaient, il avait l’intention de frapper par la mer en escaladant la falaise quasiment verticale à l’aide de grappins, de cordes et d’échelles. La forme audacieuse de cet assaut était une sorte de coup de chapeau à l’escalade victorieuse menée par le général James Wolfe pour prendre la ville de Québec quelque deux siècles plus tôt. Les deux auraient en commun le stratagème inventif, la furtivité de l’approche, et la force physique des combattants. Manquaient deux éléments essentiels qui n’étaient pas encore trouvés. Pour que le plan réussisse, il faudrait d’abord disposer des hommes les mieux formés au monde. On devait ensuite trouver un leader particulièrement doué.

L’heure venue, la question ne se posait plus: James Rudder avait décidé de mener l’assaut lui-même. Cet entraîneur de football de 34 ans, enrôlé trois ans plus tôt, était une force de la nature solidement charpentée à la poitrine large et dont l’énergie était dopée à la testostérone. C’était un vrai Texan, et le Texas, disait-on, était l’Etat de la démesure: «grandes terres, grands immeubles, grands puits de pétrole, grandes villes, grands chapeaux, et, plus important, grands hommes». Il avait le regard intelligent, presque inquisiteur, comme s’il soupesait la moindre information. S’il rassurait ses hommes, son accent texan y était sûrement pour quelque chose. Sa voix était aussi «calme que celle d’un patriarche disant la prière devant le poulet du dimanche». Et pourtant, dès qu’il s’animait, ce qui arrivait souvent, la passion vibrait dans sa gorge. «Il avait une façon de parler qui promettait de belles actions et gardait ses hommes en alerte, leur faisant miroiter des missions presque impossibles, mais réalisables tout de même.» Mieux, il savait se faire respecter. L’une de ses recrues dit de lui: «C’était le genre d’homme qui donnait naturellement envie de se lever et de se mettre au garde-à-vous quand il entrait dans une pièce.» Les hommes qu’il avait choisis savaient qu’il ne les laisserait jamais tomber. Son commandant de division lui ayant interdit de mener l’assaut sur la pointe du Hoc à cause du danger, il répondit: «Oui mon général, mais je vais devoir vous désobéir. Si je n’y vais pas, ça risque de ne pas marcher.» Rudder ne combattait qu’avec les meilleurs, et il n’intégra dans son bataillon que les plus motivés et les plus endurants. Les élus pouvaient être issus de toutes les couches sociales pourvu qu’ils soient prêts à se battre jusqu’à la mort. L’un d’entre eux, James Eikner, était texan comme lui, monteur de lignes téléphoniques de 30 ans, l’œil vif, un brin de moustache. Dans son travail, il était amené à grimper à des pylônes toute la journée, et l’idée d’escalader une falaise ne lui faisait pas peur. Un autre, Leonard Lomell, était un affable cheminot aux cheveux bien coiffés et au sourire ouvert. Il avait travaillé sur les trains de marchandises du New Jersey avant de se porter volontaire pour le bataillon de Rudder. Il était plus que prêt au voyage.

Les recrues de Rudder étaient pour la plupart des têtes brûlées. Merril Stinnetti était une boule de nerfs que n’avaient en rien calmé ses années dans la marine marchande. Quelques verres, et il ne maîtrisait plus la colère qui bouillonnait en lui. «Il pouvait très bien vous flanquer un coup de poing alors que vous étiez tranquillement assis au comptoir s’il trouvait que vous l’aviez regardé de travers, raconta Herman Stein, l’un de ses camarades. J’étais assis à côté de lui quand il a mis un type K.O.» Bell Anderson était aussi un grand gaillard «qui avait sacrément des tripes» et qui avait été rétrogradé de sergent à deuxième classe à la suite d’une bagarre. «Une grande gueule qui n’arrêtait pas de se vanter, pensait Stein, mais tout n’était pas que du vent, loin de là.» William Petty, dit «L-Rod», était «le même genre de cinglé», juste un peu plus dangereux, si c’était possible. Il avait l’air d’un pauvre gars, «teint pâle, qui n’en imposait pas, avec des cheveux blonds gominés». Et pourtant, l’absence de ses dents de devant laissait entrevoir un tempérament violent et imprévisible. Petty avait un jour attaqué son père maltraitant à coups de pioche, autant dire qu’il n’hésitait pas à écraser les mouches au marteau-pilon. Il fut deux fois recalé par Rudder, mais intégré à la troisième tentative. Rudder avait entrepris de l’aider à focaliser son agressivité pour en faire une machine à tuer. «Un excellent combattant», nota l’un de ses officiers, mais tellement indiscipliné «que je protégeais son passé et me gardais d’ébruiter beaucoup de choses que je savais sur lui». Petty se lia avec une bande d’excités de la même trempe: Bill Colden, Gene «Rattop» Vershare, Bill Coldsmith et Bill McHugh. On les appelait les Petty’s bastards, les salopards de Petty. Leur premier objectif était de prouver justement qu’ils pouvaient être de vrais salauds – des vrais de vrais – sur le champ de bataille. Les autres les considéraient avec terreur et respect. Stein pensait que c’étaient des fous furieux mais il était content d’avoir des guerriers de leur trempe dans son groupe. «Ils se comptent sur les doigts de la main, dit-il, mais si on les enlève, on ne peut pas gagner de guerre.»

Après un programme d’entraînement complet pendant lequel ils furent par exemple lâchés dans une mer tropicale infestée de requins par 5 mètres de fond, on les transporta de Floride à l’île de Wight. Là, on leur fit escalader les falaises des Needles sous des tirs à balles réelles. Le jour fatidique approchant, les troupes de Rudder avaient un moral d’acier. «Nous savions à quoi nous attendre, dit James Eikner. Nous nous étions portés volontaires pour des missions particulièrement dangereuses, et nous sommes donc allés à la bataille nous sachant prêts à triompher de n’importe quelle situation.» Herman Stein alla encore plus loin: il savait qu’ils ne pouvaient que gagner. «Les Allemands ne nous arrivaient pas à la cheville.» Ils allaient avoir grand besoin de toute cette belle assurance, car le sort s’acharna sur eux par cette matinée nuageuse et humide. Autour de la pointe du Hoc, la mer était si agitée que les hommes se retrouvèrent en train de vomir et d’écoper en même temps, un exercice complexe que même l’entraînement de Rudder ne les avait pas préparés à accomplir. Une péniche chavira dans la mer tumultueuse, ce qui obligea les rescapés à barboter dans l’eau pendant des heures avant d’être récupérés. L’une des embarcations servant à l’acheminement de l’équipement sombra elle aussi, et une deuxième qui transportait les munitions était si près de la catastrophe qu’une bonne partie de son chargement dut être jeté par-dessus bord. La houle compliquait les choses, mais la grosse mer aurait encore passé si le pilote de la Royal Navy n’avait entraîné les neuf embarcations restantes vers une autre falaise. Se rendant compte qu’il était perdu, il demanda de l’aide à un navire de contrôle américain qui passait par là. «Dites, pourriez-vous m’indiquer où se trouve la pointe du Hoc?» demanda-t-il. Le lieutenant américain William Steel ouvrit de grands yeux. Il avait l’impression d’entendre un touriste anglais poli dans une rue de New York qui demandait: «Comment va-t-on à Time Square?» Le lieutenant Steel lui indiqua la pointe du Hoc au loin, et l’officier britannique reprit son mégaphone. «Merci infiniment», dit-il avant de faire tourner la péniche dans la direction indiquée. La rencontre l’avait remis sur le droit chemin, mais le mal était fait. Cette erreur de navigation fit arriver les rangers avec trente-cinq minutes de retard, ce qui donna le temps aux défenseurs allemands de se remettre du bombardement naval organisé par Rudder pour les précéder. Quand les deux cent vingt-cinq hommes débarquèrent, l’ennemi les attendait.

«Baissez la tête!» Les hommes sautèrent des embarcations dans une eau censée leur arriver aux cuisses, mais certains s’enfoncèrent dans des trous si profonds qu’ils se retrouvèrent la tête sous l’eau. George Kerchner, qui était en train de crier: «Allez, on y va», coula à pic dans un trou et dut jouer des pieds et des mains pour remonter à la surface en buvant la tasse. Ceux qui parvinrent à la plage directement furent atteints par des tirs de mitrailleuses venant d’une tranchée ennemie dissimulée. C’est alors que l’entraînement à balles réelles leur fut d’un précieux secours. Leonard Lomell ne s’arrêta pas de courir, même quand il reçut une balle dans le côté. La balle «n’avait touché ni les organes ni les os» – du moins à première vue –, ce qui lui permit de continuer sur sa lancée. William Petty courut aussi comme un dératé en essayant d’esquiver le feu des mitrailleuses «qui foutait une déculottée à la falaise». En se mettant à l’abri sous le surplomb, il s’étonna de voir l’un d’entre eux, Travis Trevor, se promener sur la plage comme s’il était en vacances. Trevor était un jeune membre des commandos britanniques qui avait participé à l’entraînement de Petty et ses camarades. C’était un maigre géant, «une grande fripouille aux cheveux noirs» dont la haute taille faisait une cible très tentante. Et pourtant il ne semblait pas se soucier du danger.
- Comment tu arrives à faire ça alors qu’on te tire dessus tout le temps? cria Elmer Vermeer depuis l’abri qu’il avait trouvé dans un cratère d’obus.
- Je fais deux petits pas et puis trois grands, et ils me loupent à chaque fois, cria Trevor en retour.

Il s’était vanté trop vite. Vermeer le retrouva un peu plus tard caché dans un autre cratère. «Il avait été touché sur le devant du casque qui s’était enfoncé sur sa tête, le rebord métallique lui rentrant dans le front.» Il avait eu de la chance que son crâne n’ait pas été défoncé. Vermeer dut s’y prendre à deux mains pour lui dévisser son casque du crâne. Lorsqu’il eut réussi, Trevor se mit à hurler des insultes, jurant dans la direction de l’Allemand qui lui avait tiré dessus: «Sale fils de pute.»

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Des rangers montrant les échelles qu'ils ont utilisées pour prendre d'assaut les falaises de la pointe du Hoc.  © U.S. National Archives

Les galets causèrent de terribles difficultés aux rangers lors des premières minutes de combat. Les véhicules amphibies patinaient et n’arrivaient pas à monter sur la berge, or, les échelles télescopiques de 25 mètres prêtées par les sapeurs-pompiers de Londres avaient été solidement soudées aux châssis pour être dépliées jusqu’au sommet de la falaise. Ce problème technique ne découragea pas un ranger, William Stivison, qui n’en était pas à une acrobatie près. Il déplia une échelle verticalement sans appui et grimpa tout en haut sans sembler le moins du monde perturbé par le fait qu’elle se balançait d’avant en arrière comme un trapèze, suivant le mouvement des vagues qui soulevaient le véhicule amphibie. Profitant des brèves secondes où l’échelle retrouvait sa verticalité, Stivison reprenait son pistolet-mitrailleur et «tirait de brèves rafales dès qu’il dépassait le sommet de la falaise». L’instant suivant, il se raccrochait aux barreaux alors que l’échelle se remettait à tanguer au-dessus de l’eau.

Les échelles étant inutilisables, les hommes durent se rabattre sur les cordes et les grappins. On les lançait en les propulsant grâce à des fusées, et une fois agrippées, elles descendaient en se déroulant jusqu’à la plage. En théorie du moins, car en pratique, les cordes étaient trop détrempées d’eau de mer (et donc trop lourdes) pour monter assez haut. On ne réussit à ficher que très peu de grappins dans l’argile molle du haut de la pointe du Hoc. William Petty s’apprêtait à monter à l’une de ces cordes quand une mitrailleuse allemande cracha sur l’un de ses camarades déjà arrivé à mi-hauteur. «Il se raidit et s’écarta de la paroi. Ensuite il glissa en bas de la corde comme en ascenseur, rebondit plusieurs fois contre des saillies» puis atterrit brutalement sur les rochers au bas de la pente. C’était maintenant au tour de Petty. Il empoigna la corde glissante et commença l’ascension, priant pour que les tirs l’épargnent. Mais tous les dangers n’avaient pas été prévus. Quelques Allemands entreprirent de couper les cordes. D’autres lançaient des grenades du haut de leur perchoir, et d’autres encore tiraient à la mitrailleuse sur ceux qui grimpaient. «Rentrez la tête, fesses en arrière!» hurla James Eikner aux hommes qui montaient derrière lui. Eikner ne s’était jamais senti aussi exposé. «Les Allemands nous avaient à leur merci comme dans un jeu de massacre.» 

Récits des rangers américains qui ont survécu à la prise de falaises de la pointe du Hoc le 6 juin 1944. © American Battle Monuments Commission

Les hommes de Rudder auraient très bien pu s’estimer vaincus vu les circonstances, mais grâce au numéro d’équilibrisme de Stivison en haut de l’échelle, et au Satterlee qui envoyait toujours ses obus depuis la mer et pilonnait le haut de la falaise, les premiers rangers eurent juste ce qu’il fallait de couverture pour arriver au sommet. Ceux qui passèrent sur le plateau furent accueillis par un spectacle incongru – les fesses toutes blanches de Ralph Davis, dit «Preacher», apprenti aumônier du Tennessee. L’ascension de la falaise avait – pour dire les choses comme elles sont – donné la chiasse à Davis. Dès qu’il avait atteint le sommet, il avait baissé son pantalon pour se soulager. James Eikner ne put s’empêcher de sourire devant l’absurdité de la situation. Il était arrivé en haut en s’attendant à trouver des mortiers et des mitrailleuses, au lieu de quoi il trouvait Preacher qui leur faisait voir la lune en plein jour. «La guerre dut s’arrêter un moment pendant que Preacher s’organisait», dit-il. En vérité, il ne faisait pas bon traîner dans les toilettes en plein air de Preacher car les tirs ennemis fusaient dans toutes les directions. Ils y seraient peut-être tous passés sans les centaines de cratères d’obus qui transformaient la pointe du Hoc en gruyère, une terre chamboulée pleine de gravats et de boue. «Dieu soit loué!»

James Eikner envoya un message lumineux depuis le haut de la falaise pour signaler que les rangers étaient arrivés à bon port. Il savait pourtant que s’ils voulaient préserver leur fragile position, il leur faudrait encore un bon coup de pouce du ciel. 
- On y va!
- Je ne sais pas quoi faire.
- Mac, toi et Goldsmith, prenez le flanc gauche. Colden, prends le flanc droit, et déployez-vous. 

Les bastards de Petty avaient soif d’action et filèrent comme des flèches. Gene «Rattop» Vershare maudissait sa carabine tout en faisant des sauts de puce de trou en trou. «Cette saloperie ne vaut rien!» Petty ne quittait pas les positions allemandes des yeux. «En voilà sept qui arrivent.» Ils tirèrent en même temps et les virent tomber. Les rares Allemands qui furent faits prisonniers devaient le regretter amèrement. «Allez, mes salauds, montrez-nous un peu comment on fait le pas de l’oie», criait Bill McHugh, dit «Mac», à un petit groupe de captifs qu’il ne lâchait pas. «Ein – Zwei – Drei.» A quelques centaines de mètres de là, un autre de leurs camarades, Herman Stein, avait formé un binôme avec Jack Richard qu’il avait rejoint dans un cratère. Richard leva la tête hors du trou et s’effondra, atteint par une balle. «Le sang sortait à torrents de sa gorge.» Stein appliqua la main sur le trou béant «pour essayer d’arrêter le sang, mais nous avions la tension tellement haute que ça giclait avec une force inimaginable». Il mourut en seulement deux minutes. Ses yeux «se sont ouverts et ont pris un reflet lointain, vitreux, et j’ai compris qu’il était parti».

Le terrain bouleversé empêchait de mener une attaque cohérente, et l’assaut se morcela vite en une série d’initiatives individuelles. Chaque groupe avait reçu une mission, et, même séparés, les hommes ne la perdirent pas de vue. Les défenseurs allemands tiraient comme des forcenés, utilisant leur système de tranchées pour se déplacer sans se montrer. George Kerchner, se retrouvant à l’avant, sauta dans l’une d’entre elles, et suivit le parcours tortueux vers le bunker principal. Deux ans plus tôt, alors qu’il vendait encore des glaces à Baltimore, il n’aurait jamais imaginé qu’il pourchasserait un jour des nazis jusque dans leurs défenses de première ligne. C’était une activité nettement plus stressante. «Jamais de toute ma vie, je ne me suis senti aussi seul. Je risquais à tout moment de me retrouver nez à nez avec un Allemand.» Il tomba sur les cadavres de six de ses copains. «Ils avaient presque tous reçu une balle dans la tête», tués par un tireur embusqué. 

James Rudder avait établi un P.C. dans un cratère à proximité du bord de la falaise. Il avait été blessé à la jambe par une balle mais cela ne l’arrêtait pas. Il demanda au secouriste de nettoyer l’intérieur de la plaie avec une compresse – opération extrêmement douloureuse sans anesthésie – et d’arroser la chair à vif avec de la teinture d’iode. L’un de ses hommes, Elmer Vermeer, fit la grimace en les regardant faire. Rudder, lui, repartit aussitôt au combat. Le premier prisonnier allemand fut attrapé dès les premières minutes de l’établissement du P.C.: «Un gamin constellé de taches de rousseur qui avait l’air d’un petit Américain.» Rudder ordonna à deux de ses hommes de faire passer le garçon devant eux pour les mener dans la tranchée et faire d’autres prisonniers. «Ils venaient de le pousser dans cette direction quand les Allemands ouvrirent le feu par l’entrée de l’abri souterrain et il est tombé face contre terre, les mains encore croisées sur la tête.» Les hommes de Rudder essuyaient des tirs venant de toutes les directions. Leonard Lomell tomba sur Gilbert Baugh, le commandant de la compagnie E, juste après avoir été touché, «sa main pratiquement arrachée». Il était en état de choc. «Eh, capitaine, on va vous envoyer un toubib», lui cria Lomell. Baugh devait recevoir de nouveau une balle, cette fois au visage. Quand Elmer Vermeer le vit, il pissait le sang. La priorité numéro un de Rudder était de neutraliser le nid de mitrailleuses situé sur le bord est du promontoire. Il s’en chargea avec l’efficacité qui le caractérisait. L’homme des transmissions de Rudder, Eikner, avait transporté jusqu’en haut de la falaise une lourde lampe morse de la guerre de 14, une précaution au cas où leurs radios les lâcheraient (ce qui fut le cas). On s’était beaucoup moqué de lui en le voyant se charger de ce moyen technique antédiluvien, mais les événements lui donnèrent raison. Grâce au viseur télescopique de repérage, on pouvait la diriger sur n’importe quel navire, ce qui permit à Eikner de demander de l’aide au Satterlee pour mettre les mitrailleuses hors d’état de nuire. L’appui arriva à point nommé sous la forme d’obus de 127 millimètres qui firent sauter l’intégralité de la position et la fit dégringoler sur la plage dans une avalanche de gravats, d’armes et de soldats ennemis.

Le Texas entreprit aussi de bombarder le haut de la falaise, mais le résultat fut assez désastreux. Un énorme obus de 155 millimètres explosa pratiquement sur le P.C. de Rudder en impactant le sol avec une puissance phénoménale. Le capitaine Harwood fut si grièvement blessé qu’il mourut peu après. Les autres, complètement sonnés, encaissèrent le coup. Encore tremblants de terreur, ils virent que leur peau était devenue jaune vif, teintée par la fumée des obus colorés. «On aurait cru qu’ils avaient tous la jaunisse. Et pas seulement leur visage et leurs mains, mais aussi la peau sous leurs vêtements.» James Rudder demanda à Eikner de recontacter le Satterlee pour une évacuation en urgence des blessés. Le capitaine du Satterlee envoya aussitôt un bateau de sauvetage qui ne réussit pas à approcher du rivage tant les tirs étaient intenses. La situation paraissait pratiquement désespérée pour les rangers, coupés de leurs soutiens à la fois terrestres et navals, assiégés au bout de la pointe. Ils étaient acculés. C’était combattre ou mourir.

Rudder avait deux objectifs. Le premier était de prendre les six canons lourds de la batterie de la pointe du Hoc. Ces obusiers de 155 millimètres pourraient faire encore beaucoup de mal sur Omaha Beach. Rudder avait attribué une mission précise à chacune de ses compagnies avant le départ pour le promontoire. La compagnie E devait s’occuper du canon no3; la compagnie D, des canons n4, 5 et 6; et la compagnie F, des n1 et 2. Un objectif secondaire, mais de presque égale importance, était de barrer la route de la crête allant de Vierville à Grandcamp. En s’en rendant maître, on coupait la ligne d’approvisionnement allemande et on empêchait l’acheminement de renforts vers Omaha Beach. Leonard Lomell fut l’un des premiers à partir en quête des canons. Comme il l’expliqua lui-même, il se sentait «trop invulnérable pour ressentir de l’appréhension ou de la peur». Il rassembla un groupe de vingt-deux camarades aussi téméraires que lui, sûrs que dans n’importe quelle bataille, «ils allaient gagner, comme toujours». Ils avancèrent de trou d’obus en trou d’obus vers la position des canons. En arrivant, ils eurent une terrible surprise: la place était vide. Pas de canons.

Le raid de la pointe du Hoc, mission «suicide», au cours duquel 135 rangers ont été tués ou blessés, le 6 juin 1944. © France 3 Normandie

Leur déception fut immense. Et s’ils avaient fait tout cela pour rien? Mais Lomell flaira la supercherie. «Ils doivent avoir une deuxième position quelque part», dit-il. Ou alors, les canons avaient été cachés. Avant de partir à leur recherche, ses camarades commencèrent par nettoyer le réseau de souterrains qui rendait les Allemands particulièrement dangereux. «Dès que nous tombions sur eux, nous les poursuivions en tirant et ils prenaient la fuite comme des lapins et se jetaient dans leur terrier.» Le groupe de Lomell les traqua sans merci. «Nous n’avons ralenti le rythme à aucun moment: on tirait en fonçant en avant à travers les salles qui leur servaient de cantonnement et certains sortaient de leurs chambrées encore seulement à moitié habillés.» Une fois les tunnels nettoyés, Lomell se concentra de nouveau sur son objectif principal. «Il faut trouver les canons!» Il n’avait plus d’autre pensée en tête. Ses hommes avancèrent sans perdre une seconde jusqu’à la route de Grandcamp où ils établirent un barrage entre un verger et un champ de blé, près du hameau du Guay. Cette avant-garde fut bientôt rejointe par William Petty et ses bastards, qui jurèrent de ne pas laisser passer un chat. Ils prirent six Allemands et les soumirent à l’épreuve du pas de l’oie. Dix, appelé «Dixie», avait entre-temps repéré un autre soldat allemand qui arrivait seul sur la route de campagne, ignorant tout du danger. Dix le tua d’une seule balle de sa carabine semi-automatique, ce qui impressionna grandement Petty. «Le plus beau coup que j’aie jamais vu.» Petty était tapi derrière un muret d’où il avait une vue imprenable sur la route. Huit Allemands arrivèrent à vélo, et Petty fit feu. «Presque comme à la chasse aux canards», dit-il avec un grand sourire.

Leonard Lomell était convaincu que les Allemands avaient simplement mis leurs canons à l’abri du bombardement aérien allié. Il prit avec lui le sergent-chef Jack Kahn, et partit reconnaître le terrain pour essayer de les trouver. Assez vite, ils tombèrent sur un chemin creux boueux labouré de profondes ornières. «On avait l’impression que quelque chose de lourd était passé par là», dit Lomell. Ils avancèrent prudemment, sachant que les haies épaisses pouvaient cacher des tireurs. Ils s’arrêtaient tous les quelques pas, s’assuraient que la voie était libre, et continuèrent ainsi jusqu’à un renfoncement de terrain. S’immobilisant pour regarder par-dessus la haie, Lomell eut une bonne surprise. Il appela Kahn. «Putain, ils sont là!» Cachés dans un verger, en partie camouflés par des arbres, se dressaient les canons qu’ils étaient venus détruire. C’étaient d’énormes pièces d’artillerie, beaucoup plus grosses que ce qu’il imaginait. «Les roues étaient plus hautes que nos têtes. Les bouches se dressaient dans le ciel, inaccessibles.» Et le plus inquiétant était qu’ils étaient tous dirigés vers Utah Beach, à 13 kilomètres de là. «Ils étaient en position de tir.» Les deux hommes se préparaient à détruire les canons avec des «pots thermiques» – des grenades à la thermite – quand Lomell perçut du mouvement dans un champ voisin. Plusieurs dizaines de soldats allemands écoutaient les recommandations d’un officier. Lomell ne les voyait que trop bien et décida d’agir avant de se faire repérer. «Risquons le coup.»

Jack lui tendit sa grenade. C’était une arme de sabotage idéale – complètement silencieuse lors de la détonation, elle dégageait une telle chaleur qu’elle faisait même fondre l’acier. «Couvre-moi. J’y vais, je m’en occupe.» Lomell rampa vers les canons et plaça les pots thermiques dans le mécanisme de deux d’entre eux. Leur explosion souderait le système et les rendrait inutilisables. Il cassa aussi provisoirement les organes de visée des autres canons en attendant mieux, puis fit signe à Kahn: il fallait repartir au barrage pour récupérer d’autres pots thermiques. Ils rejoignirent donc leurs camarades. «Nous en avons bourré nos vestes et nous nous sommes dépêchés de retourner mettre tout ça dans les dispositifs de pointage latéral et de hauteur.» A la détonation, le métal entrait en fusion et transformait les pièces mécaniques en un bloc solide – culasse, rouages, toutes les parties mobiles fondaient. C’était du travail de pro. «Vite, Len!» Kahn s’inquiétait de plus en plus de la proximité des Allemands. «Vite, vite, rapplique, on se barre!» Ils commençaient à s’éloigner quand il y eut une explosion d’une puissance telle que le souffle les souleva de terre et les envoya rouler dans le fossé. «Nous avons volé en l’air, et des cailloux, de la poussière et toutes sortes de choses nous sont retombés dessus.» Tremblant de peur, ils se relevèrent et galopèrent «comme des lapins morts de trouille, aussi vite que possible pour retrouver nos hommes au barrage». Ils supposèrent qu’un dépôt de munitions des environs avait été touché par un obus tiré par le Texas. En fait, c’était un coup d’un autre groupe de rangers. En cherchant les canons, le sergent Frank Rupinski était tombé par hasard sur le dépôt de munitions et l’avait fait sauter avec ses grenades. La déflagration avait tout détruit, y compris un grand bout de pré. Un homme de Rudder trouva plus tard une vache qui avait survécu à l’explosion, et entreprit de la traire. L’animal avait eu tellement peur que son lait avait tourné dans la mamelle. «Il était amer, presque comme de la quinine. Il avait aussi un goût d’oignon. Bref, c’était immonde.»

En apprenant que les canons avaient été détruits, il transmit la nouvelle aux navires au large à l’aide de la lampe morse de Eikner. «Investi pointe du Hoc – mission accomplie – avons besoin munitions et renforts – beaucoup de pertes.» Il dut attendre une heure pour recevoir une réponse. «Pas de renforts disponibles.» Tous les autres rangers avaient été redirigés sur Omaha Beach. Le commando de Rudder était seul, encerclé, assiégé. Même les bastards de Petty eurent des doutes sur leur capacité à tenir jusqu’au soir.