Impasse à Omaha (4/5)

© U.S. National Archives
Soldats blessés lors de l'assaut d'Omaha Beach, en attente d'être évacués.

Pendant qu’Hitler minimise l’importance du débarquement, les Alliés se trouvent en mauvaise posture sur les plages normandes. L’issue de la bataille est alors incertaine...

Un beau soleil brillait sur Berchtesgaden par cette matinée de juin idéalement printanière. Un vent pur et frais descendait des sommets sur les alpages de l’Obersalzberg, et les boules d’or des séneçons se gorgeaient de lumière. Dans la vallée haute, les deux clochers de Saint-Pierre-et-Saint-Jean jetaient leurs ombres jumelles sur le parvis pavé. Hitler se leva tard, mais il subsiste un doute sur l’heure exacte de son réveil. Son fidèle aide de camp, Otto Günsche, dit avoir vu le Führer entrer dans le grand hall du Berghof dès 8 heures du matin. Il prétend même avoir entendu Hitler déclarer à deux de ses généraux: «Messieurs, c’est l’invasion. Je dis depuis le début que c’est là qu’elle va avoir lieu.» Mais Karl von Puttkamer affirme que les horloges du Berghof avaient déjà sonné 9 heures quand le général Rudolf Schmundt alla réveiller le Führer. Il ajoute que Hitler dormait alors profondément, et qu’il sortit de sa chambre en peignoir. Il n’ordonna qu’alors à ses grands généraux, logés au village, de monter au Berghof. Il s’habilla en les attendant, passant son habituel pantalon noir, sa tunique militaire grise, une chemise blanche et une cravate brune, sa croix de fer de première classe bien en place sur sa poitrine du côté gauche. Puttkamer trouva le Führer «calme et maître de lui», comme l’étaient tous ceux qui se trouvaient au Berghof ce matin-là. Contrairement à Otto Günsche, Puttkamer raconte qu’Hitler disait à qui voulait l’entendre «que ce n’était pas l’invasion principale». Mais «il le répétait un peu trop souvent», signe de son inquiétude. Personne dans son entourage n’était du même avis. «Il ne faisait pas l’unanimité dans cette opinion», dit Puttkamer avec son tact habituel.

Il se trouve que le Führer avait invité le nouveau Premier ministre hongrois, Döme Sztójay, à le rencontrer à midi ce jour-là. La réception devait avoir lieu au château de Klessheim, un palais baroque situé à Salzbourg, à une vingtaine de kilomètres du Berghof. Hitler choisissait souvent ce château pour recevoir les chefs d’Etat, car c’était un bijou rempli de luxueuses merveilles italiennes, lustres en cristal et toiles de maîtres vénitiens. Il se rendit donc au château et s’arrêta un instant dans une antichambre pour prendre connaissance des dernières nouvelles de Normandie. Le général Warlimont fut surpris par l’optimisme du Führer. «Il débordait d’assurance et comme à son habitude donnait l’impression de n’avoir pas un souci au monde, ni en ce qui le concernait, ni en ce qui concernait l’Allemagne.» «Parfait, cela a commencé», commenta-t-il en se frottant les mains, puis il fit irruption dans la salle de réception sans s’encombrer du protocole pour accueillir Sztójay. Un peu plus tôt, il avait dit à Goebbels qu’il était «absolument certain» que les troupes alliées seraient repoussées. «Si nous contrecarrons l’invasion, dit-il, la face de la guerre en sera complètement transformée.»

Tous ne partageaient pas sa tranquillité. Puttkamer était très préoccupé par les nouvelles de Normandie, et avait «la nette impression que cela ne se finirait pas bien cette fois-ci, à moins que les Alliés soient rejetés à la mer immédiatement». Le général Warlimont pensait comme lui. Les plus récents rapports de Normandie lui firent penser que «la situation semblait très grave». Il croyait qu’Hitler avait autorisé le déplacement des deux divisions blindées stationnées au nord de Paris et qu’elles se dirigeaient maintenant vers les plages du Débarquement. En réalité, il n’en était rien: Hitler attendit la fin de sa rencontre avec la délégation hongroise pour donner les ordres nécessaires. Hermann Göring, Reichsmarschall de la Luftwaffe, participait lui aussi à la réception au château de Klessheim. Hitler déroula sur une table en marbre une carte de la Normandie et se tourna vers Göring avec un air de triomphe. «Ils débarquent ici et , dit-il en posant le doigt sur deux points de la côte. Exactement où nous pensions.» Mais si le débarquement avait bien lieu là où Hitler l’avait imaginé (ce qui n’est pas du tout certain), le déroulement des opérations s’avérait totalement imprévisible – et en particulier dans les eaux d’Omaha Beach.

Le général Omar Bradley marchait de long en large sur la plateforme de commandement trempée d’eau de mer de l’USS Augusta, à l’ancre à une quinzaine de kilomètres au large d’Omaha Beach. Il s’était bourré les oreilles de coton pour tenter d’étouffer le rugissement assourdissant des canons du navire, en vain. Il avait aussi un pansement sur le nez. Pas une blessure, mais un énorme furoncle que le médecin de bord avait percé quelques heures plus tôt. Bradley, principal chef de l’armée américaine sous les ordres du général Eisenhower en ce jour J, était un natif du Midwest grisonnant qui savait encaisser les coups. On murmurait parfois que sa promotion était imméritée, et on lui reprochait aussi de ne pas avoir la simplicité bon enfant de son ami Eisenhower. Moins de vingt-quatre heures plus tôt, il avait réuni ses officiers et leur avait effectivement adressé un petit discours assez maladroit. «Messieurs, leur avait-il dit, vous allez assister au spectacle le plus grandiose du monde. Vous aurez l’honneur d’avoir des fauteuils d’orchestre.» Un officier de l’assemblée eut la témérité de le reprendre, sous le couvert de la plaisanterie: «Sacré nom de Dieu! Nous ne sommes pas à l’orchestre! Nous sommes sur le gril.»

Le général Bradley fut l’un des rares à se trouver à l’orchestre ce matin-là, et la tension était telle que ses nerfs faillirent lâcher. Le plus dur à supporter était la totale absence de nouvelles d’Omaha Beach. Pas un seul message radio n’avait été reçu à bord, et dès que Bradley tournait ses jumelles vers la côte, il ne voyait que des nuages de fumée jaune. Le rôle de chef des armées peut être solitaire. Obligé de rester sur la passerelle de l’Augusta, loin de l’action, Bradley avoua avoir ressenti «une grave inquiétude et une grande frustration». Quand il commença à recevoir les premiers rapports fragmentaires en provenance de la plage, son angoisse ne fit que croître. «Nous n’arrivions à récolter que quelques mots incohérents à propos de bateaux coulés, d’engins enlisés, de feu ennemi massif et de chaos sur la plage.» Il devinait bien que l’attaque ne se passait pas bien, «que nos forces subissaient une catastrophe irréversible» et qu’il «n’y avait que peu d’espoir que nous puissions prendre pied sur la plage». Il n’était pas bien loin de la vérité. Alors que Bradley collait ses jumelles à ses yeux pour la énième fois ce matin-là, le jeune Wally Blanchard avait une vue beaucoup plus nette du massacre. Blanchard était l’homme-grenouille cockney qui avait si bien su déminer un passage vers Gold Beach. Aussitôt cette tâche périlleuse accomplie, il avait reçu l’ordre d’aller prêter main-forte à ses camarades sur la plage voisine d’Omaha.

Il se rendit vite compte qu’il arrivait dans une zone de confusion totale où avait lieu un carnage. En approchant de la côte, son petit navire fut pris sous un tel déluge de feu qu’il n’eut d’autre choix que de sauter par-dessus bord, non pas cette fois pour chercher des mines mais pour s’abriter. «Pratiquement la première chose dont j’aie pris conscience, fut la présence de nombreux objets dans l’eau, et de la couleur étrange de l’eau et de l’écume.» La mer était couverte d’une mousse de sang. Blanchard fut horrifié par ce qu’il vit et entendit par-dessus le vacarme de la bataille, «des cris et des hurlements, et une quantité énorme de jeunes soldats, des corps, qui vous heurtaient dans l’eau». Il dut plusieurs fois plonger profondément pour échapper aux tirs qui frappaient autour de sa tête «avec des crépitements et des clapotements de pluie». Quand il refaisait surface et regardait vers la côte, il voyait des cadavres et des morceaux de corps ramenés sur le sable par la marée, ainsi qu’un amas de détritus: gilets de sauvetage dégonflés, appareillage radio abandonné, rations trempées. Le ressac était si plein de mazout qu’il s’abattait grassement sur les galets, recouvrant tout d’une couche collante.

Ceux qui réchappèrent à l’enfer d’Omaha furent marqués à jamais par cette vision apocalyptique. Même des années, des décennies plus tard, Wally Blanchard était encore un peu là-bas. «Les gens crient, ils hurlent. Ils appellent leur mère, et Dieu sait quoi.» Pour certains, les images du massacre les poursuivirent jusqu’à la fin de leurs jours. Même le sommeil ne leur offrait aucun répit. William Marshall, jeune ingénieur naval américain, n’eut d’autre choix que de remonter la plage à plat ventre pour essayer de rester en vie. «En contournant un char ensablé, je me suis retrouvé le nez sur la carcasse d’un cadavre mutilé. Le torse était coupé en deux en diagonale, de l’aisselle gauche au bas de la cage thoracique.» Marshall eut beau essayer d’oublier, de passer à autre chose, ces images restèrent en lui, aussi vives que le premier jour. «La partie supérieure et les viscères avaient disparu; la partie inférieure était couchée devant moi, nue, mis à part des chaussures marron de GI qui attestaient que ces restes avaient récemment fait partie d’un soldat américain.»

En ce matin du jour J, dans des situations aussi extrêmes, le passage du temps devint un flux flexible qui s’étirait et se contractait selon la nature des événements. Pour Cliff Morris et ses camarades des commandos, dans le feu de l’action et des combats qu’ils livrèrent pour atteindre le pont de Bénouville, la matinée passa en un éclair. Mais pour d’autres – spécialement pour les malheureux d’Omaha –, chaque seconde dura une éternité de cris et de douleur. L’anémique soleil matinal n’avait pas encore percé les nuages quand le général Bradley commença à recevoir des nouvelles concrètes du désastre. Elles lui furent apportées par les pilotes des chalands, pâles comme la mort, qui avaient survécu au transport des soldats jusqu’à la plage. Ces rapports donnaient de l’épaisseur et de la netteté à la vue brouillée qu’il avait eue à travers ses jumelles. Il eut alors connaissance des déferlantes de deux mètres qui s’abattaient sur les péniches, et du fort courant de marée qui les avait déviées loin des zones prévues. Sur le secteur est des plages, les eaux de la Manche avaient été particulièrement impitoyables: vingt-sept chars amphibies sur vingt-neuf avaient été engloutis par les flots. «Un cauchemar», se répétait Bradley en observant les centaines de chalands qui attendaient devant la côte, incapables d’aborder sur la plage encombrée de débris jusqu’à saturation. Que faire? Quels ordres donner? Il hésitait, alors qu’il fallait plus que jamais un commandement clair. «J’ai sérieusement envisagé d’évacuer la tête de pont et de rediriger les troupes des autres vagues vers Utah Beach et les secteurs britanniques.» Seulement une évacuation présenterait un casse-tête logistique impossible à résoudre, et un détournement des troupes flanquerait la pagaille dans le plan d’invasion. Le retrait condamnerait aussi à une mort certaine ceux qui avaient déjà débarqué. «L’évacuation était une décision extrêmement difficile à prendre, et je souhaitais par-dessus tout que nos hommes parviennent à tenir.»

Dans ce moment si douloureux, Bradley choisit d’employer deux des armes les plus dangereuses de son arsenal, et de leur remplir les poches de grenades. Norman Cota et Charles Canham allaient être envoyés sur Omaha Beach, investis de la mission peu enviable de sauver ce secteur du débarquement de la catastrophe. Cota était général de brigade, Canham colonel, mais leur rang ne comptait pas particulièrement dans ce qui devait suivre. Le plus important était qu’ils étaient tous les deux des meneurs d’hommes expérimentés et volontaires. Le colonel Canham était le plus original des deux. Il avait une expression concentrée de médecin et l’air tellement inquiétant qu’on aurait presque pu croire qu’il le faisait exprès. Ses lunettes à montures métalliques rapetissaient ses yeux (la ressemblance avec Himmler était frappante) et le rendaient encore plus impénétrable. Pris dans le faisceau de son regard, on avait la désagréable impression d’être piégé comme un lapin dans des phares de voiture. Son trait le plus caractéristique était sa petite moustache – plus triangulaire que celle d’Hitler, mais non moins singulière. Les hommes de Canham en avaient une peur bleue. «Un vieux type brûlant d’énergie qui crachait le feu, pensait de lui Felix Branham. Tellement dur que nous disions être le camp de concentration du colonel Canham.» Une autre de ses recrues, Robert Slaughter, disait de lui que c’était «un bel enfant de salaud; grand, maigre, il avait une petite moustache fine comme celle des méchants au cinéma». Un troisième lui trouvait une ressemblance avec Andy Clyde, bon acteur dans les rôles de cow-boy – «un type fantastique» presque en tout point –, mis à part qu’il n’avait ni le charme ni l’humour de Clyde. Si quelqu’un était capable de percer le front à Omaha, c’était bien lui.

Le deuxième homme, Norman Cota, dit «Dutch», ne lui ressemblait en rien. Agé de 51 ans, bajoues et cheveux clairsemés, il avait l’âge de ses artères mais l’allure d’un jeune homme. Cota était un rebelle: il allait au feu le cigare au bec, et était passé maître dans l’art de faire virevolter son revolver autour de son index. Il n’avait aucun respect pour les Allemands, méprisant même leurs tireurs d’élite qu’il narguait avec un dédain suprême. Il «marchait le dos droit sans tressaillir, mettant l’ennemi au défi de le faire tomber». De ce point de vue, il ressemblait à Lord Lovat, et partageait avec lui une autre qualité totalement absente du répertoire du colonel Canham: il savait forger des liens forts avec ses hommes, bavarder agréablement avec eux, et leur donner envie de se dépasser. C’était «un réel ami des soldats, qui connaissait pratiquement tous les hommes de la division». Il poussait et entraînait ses troupes sans pitié, mais avançait toujours à l’avant au combat. On appelait les hommes de Cota la Bastard Brigadela brigade des salopards. Et lui en était le salopard en chef.

La participation de Cota au débarquement allié en Afrique du Nord et en Sicile lui avait valu un rôle de premier plan dans l’organisation de l’assaut d’Omaha Beach. Les discussions ne s’étaient pas passées sans quelques accrochages avec le commandement suprême. Cota avait avancé que le débarquement dans le secteur d’Omaha serait tellement dangereux qu’il devait être effectué de nuit, l’obscurité donnant à ses troupes «l’avantage de la surprise et la discrétion inhérente aux opérations nocturnes». On ne l’écouta pas. Le commandement suprême lui assura qu’il n’y aurait pratiquement pas d’opposition de la part des batteries allemandes grâce aux bombardements aériens et navals. Cota persista, et avertit ses hommes de se préparer au pire. «Vous allez voir que tout va se passer de travers. Les péniches n’arriveront pas à l’heure, et ne vont pas vous débarquer au bon endroit. Certains ne mettront pas du tout pied terre. Nous allons devoir improviser, nous obstiner, ne pas perdre la tête.» Belle preuve de clairvoyance. La confusion générale tournant à la catastrophe, seule l’improvisation allait permettre de rattraper la situation. Norman Cota et Charles Canham arrivèrent sur la plage dans la même embarcation, en compagnie de dix officiers et quatorze autres hommes. Ils portaient sur le dos pour la plupart la lourde radio nécessaire pour diriger les tirs des canons navals sur les positions allemandes. Il y eut un moment de tension quand la coque racla un obstacle miné. «On est foutus!» hurla un homme, en proie à la panique. Par une chance extraordinaire, la mine n’explosa pas.

Cota avait pris un risque énorme en plaçant tous ses officiers dans le même bateau. Un seul obus allemand aurait pu mettre un terme définitif à tout espoir de débloquer la situation à Omaha. Le navire fut d’ailleurs la cible de tirs intensifs qui tuèrent trois hommes à bord. Mais le colonel Canham semblait insensible au danger. Il traversa les galets au pas de course, chargeant comme un gangster de Chicago avec son calibre .45 dans une main et son pistolet automatique dans l’autre. «Bougez-vous le cul de là!» hurla-t-il aux hommes plaqués sur l’estran, paralysés. «Qu’est-ce que vous foutez, couchés comme ça? Debout! Montez en haut de cette putain de plage!» Le fusil de Canham fut touché par une balle et sauta de sa main: sans se laisser démonter, il continua d’avancer en tirant avec son pistolet. «Un type très courageux», pensa l’un de ceux qui couraient dans son ombre. D’autres le trouvaient complètement fou. Un officier s’était abrité dans une casemate allemande abandonnée tout en bas de la plage. De sa position sûre, il cria un avertissement à Canham:
- Colonel, si vous ne vous abritez pas, vous allez vous faire tuer!
- Colonel! hurla Canham en retour, sortez-vous le cul de ce putain de bunker et dégagez ces hommes de cette putain de plage!

Ces mots firent grande impression sur ceux qui le suivaient. «Bon sang de bois, songea Robert Slaughter, si ce type arrive à faire ça, alors je peux en faire autant.» Norman Cota rejoignit Canham à la digue environ une minute après sa course folle et fit un rapide tour d’horizon. Ce secteur – Dog White – était subdivisé en sections indépendantes, chacune séparée par des épis en bois. Quelque huitante hommes étaient regroupés dans chaque section, tassés au pied de cette digue haute d’un mètre cinquante. Inertes, en état de choc, ils étaient si paralysés que même des tirs d’obus n’auraient pas pu les faire bouger.

«Tombés là en tas, nota Jack Shea, l’aide de camp de Cota. Collés les uns aux autres et contre la digue, cherchant une protection contre les tirs de mitrailleuses et de fusils ennemis.» Ce qui ne manquait pas d’être inquiétant. Il y avait des cadavres partout, mêlés à des membres mutilés, et la plage, rétrécie par la marée montante, était encombrée d’un amas de rebuts de guerre: camions en panne, jeeps et autochenilles crachant encore des fumées nocives à côté de péniches calcinées. Cota et Canham tinrent un conciliabule. Les Allemands commençaient à viser la digue avec leurs mortiers, ce qui plaçait les survivants hagards des première et deuxième vagues en grand danger. Il était urgent de tirer les hommes de là et de leur faire passer les falaises, même s’il fallait patauger dans un marécage miné pour y accéder. «Il faut les sortir de la plage, dit Cota. Il faut les faire bouger.» Canham reçut une balle dans le poignet gauche pendant ces premières minutes sur la plage, mais refusa catégoriquement d’être évacué, comme Cota le proposait. Il partit mener ses hommes en haut de la falaise. De son côté, Cota aussi regroupait des soldats autour de lui, et supervisa le tir d’un tube de torpille Bangalore dans les barbelés. Le premier homme qui passa dans la brèche tomba sous une rafale de mitrailleuse. «Toubib, hurla-t-il. Toubib, je suis touché! A l’aide!» Jack Shea vit l’homme succomber à ses blessures. «Il gémit et pleura pendant quelques minutes, et finit par mourir en sanglotant et disant “maman” plusieurs fois.» Sachant que les soldats se démoralisent vite quand ils sont témoins de scènes aussi bouleversantes, Cota voulut être le suivant à passer. Il commença par installer une position de fusil automatique près de la digue pour s’assurer une couverture pendant la montée sur les pentes. L’épais nuage de fumée toxique qui arrivait de la plage donnait aux attaquants un avantage. «Cela gênait le champ de vision de l’ennemi, nota Shea, et nous donnait une chance de sortir de la plage et d’atteindre le pied des falaises.»

Alors que la fumée obscurcissait le ciel, une bombe incendiaire frappa un lance-flammes attaché dans le dos d’un jeune soldat américain prêt à débarquer. Ce fut une éruption volcanique. Jack Shea le vit «s’embraser dans d’énormes langues de feu», provoquées par l’explosion du lance-flammes. «Son corps se convulsa avec une telle puissance qu’il fut catapulté par-dessus bord à tribord et tomba dans l’eau.» Une fumée âcre se dégagea, qui renforça le camouflage du groupe de Cota du côté de la falaise. Cota brava les tirs ennemis pour retourner à la plage, mâchonnant son cigare éteint, apparemment sans peur, pour exhorter les hommes à l’action. Il était le seul à marcher droit, et gesticulait en hurlant des ordres aux rescapés de la première vague cloués au sol. Quelques centaines de mètres plus loin sur la plage, un jeune ranger du nom de John Raaen fut très étonné de voir ce grand agité que rien ne semblait effrayer. Se rendant compte que c’était sans doute un officier supérieur, il le rejoignit, accompagné d’un groupe de rangers. En dépit des tirs ennemis, il se mit au garde-à-vous devant Cota.
- Capitaine Raaen, du Fifth Ranger Infantry Battalion, sir!
- Raaen… vous devez être le fils de Jack Raaen. Je suis le général Cota. Quelle est la situation?

Raaen lui apprit que les rangers, débarqués avec leur commandant, le lieutenant-colonel Max Schneider, qui était un peu plus loin sur la plage, n’avaient pratiquement pas subi de pertes.
- Des rangers! s’exclama Cota, visiblement ravi. Alors vous ne me décevrez pas!

Il partit aussitôt saluer Schneider en personne.
- Vous êtes le colonel Schneider des rangers?
- Yes, sir!
- Colonel, vous allez devoir ouvrir la voie. Nous sommes en mauvaise posture. Nous devons sortir ces hommes de cette putain de plage.

Il se tourna alors vers les hommes qui l’entouraient et cria quatre mots si marquants qu’ils devaient être plus tard adoptés comme devise par ces héroïques combattants: «Rangers! Lead the way!» (Rangers! Ouvrez la voie!) Dans les instants qui suivirent, John Raaen et ses camarades firent sauter d’autres passages dans les barbelés et avancèrent vers les falaises. L’un d’entre eux, Victor Fast, perdit son casque. «Je suis retourné en arrière en rampant pour prendre le casque d’un copain mort, mais il était plein de bouts de tête.» Ne se sentant pas très bien, il partit en quête d’un autre.

Le colonel Canham menait aussi la marche malgré ses blessures. On lui avait posé une attelle provisoire et mis son bras en écharpe, et son treillis était maculé de sang. Plus gênant, il avait reçu des éclats dans les deux joues. «Il pissait le sang quand il parlait, rapporta-t-on, mais il n’avait pas l’air de s’en inquiéter.» Arrivé au pied des falaises, il établit un poste de commandement avancé. Des obus continuaient d’éclater tout autour de lui, envoyant des éclats meurtriers dans tous les sens. Ces fragments métalliques pouvaient causer énormément de dégâts, comme Jack Shea le constata. «L’un de ces fragments, ayant touché un homme dans le creux des reins, sépara presque complètement son torse du reste de son corps.» Un obus de mortier explosa à quelques pas de Cota, tuant les deux hommes les plus proches de lui et blessant grièvement son opérateur radio. Deux autres hommes furent projetés en l’air. L’un atterrit 6 mètres plus haut sur la pente, et l’autre 20 mètres plus bas, mais Cota lui-même n’eut pas une égratignure.

Les rangers avaient pris Cota au mot et entreprenaient déjà l’ascension des hauteurs crayeuses, neutralisant les nids de mitrailleuses et les tranchées en cours de route. Ce matin-là, tout se joua sur l’héroïsme individuel. Harry Parley avait débarqué avec la première vague d’infanterie et n’était pas en grande forme: «Trempé, frissonnant, mais faisant tout pour ne pas perdre les pédales.» Il avait vu la moitié de ses copains se faire déchiqueter. «Je sentais les doigts glacés de la peur se refermer sur moi.» Et pourtant, il devait réaliser l’une de ces innombrables actions dont on ne parle jamais, qui permirent de renverser la vapeur à Omaha. Une rafale de mitrailleuse lui révéla la présence de deux bunkers dissimulés. «J’ai avancé sur le ventre en décrivant un large cercle, je suis redescendu entre les deux bunkers, et je les ai détruits tous les deux en jetant des grenades par les embrasures des canons.» En chemin, son bidon d’eau en fer-blanc avait été cabossé par six balles, ce qui lui sauva la vie. John Raaen, maintenant à l’avant-garde, se déplaçait au travers de buissons enflammés par le bombardement. «La fumée était si épaisse que nous étions à moitié asphyxiés, et ne trouvions pas d’air.» Ce fut au point qu’ils durent mettre leur masque à gaz. Alors que les rangers progressaient, des Allemands plus morts que vifs commencèrent à sortir de leurs abris les mains en l’air. C’était le premier signe que le mur de l’Atlantique d’Hitler était en train de céder. Une fois désarmés, ils étaient confiés à Victor Fast (qui avait trouvé un casque entre-temps), l’interprète chargé de dialoguer avec les Allemands. Fast choisit le prisonnier le plus jeune et lui ordonna de donner des informations sur les champs de mines et les positions des mitrailleuses, non sans l’avertir qu’il risquait gros si ses informations se révélaient fausses. «Je te livrerai à mon ami juif qui est là à côté de moi, Herb Epstein, et il t’emmènera derrière ce buisson là-bas. Compris ?»

Le jeune Allemand tremblait de peur, et non sans raison. Epstein avait l’air d’un lutteur de foire, cou de taureau et mains comme des battes de base-ball. «Il ne s’était pas rasé depuis la veille, et il était grand et costaud.» Il était aussi armé jusqu’aux dents, «son .45 à la ceinture, un couteau de combat dans la botte, et un pistolet-mitrailleur Thompson». Même Fast avait un peu peur de lui. «Il aurait flanqué la frousse à n’importe qui.» Les soldats allemands qui se rendaient avaient à redouter non seulement les poings de Herb Epstein, mais aussi les balles de leur propre camp. Jack Shea fut témoin de ce genre d’exécution alors qu’il observait l’un de ses camarades qui faisait descendre cinq prisonniers vers la plage. Ils approchaient de l’esplanade quand «les deux premiers prisonniers s’effondrèrent sous une rafale de tirs de toute évidence d’origine allemande». Les trois autres tombèrent à genoux, comme s’ils imploraient le servant de la mitrailleuse de ne pas leur tirer dessus. Cela ne servit à rien. «La rafale suivante toucha en pleine poitrine le premier Allemand agenouillé, et, alors qu’il s’effondrait, les deux autres se planquèrent derrière la digue avec les Américains.»

Les rangers ne voulaient prendre aucun risque dans cette montée à flanc de coteau. Un chef de compagnie, George Whittington, tomba sur une position de mitrailleuse allemande et prit ses trois occupants par surprise. Carl Weast fut témoin de la suite. Quand l’un des trois Allemands se retourna et vit Whit[tington], un type à l’air pas commode, il supplia: bitte, bitte, bitte. Whit les abattit tous les trois, puis se tourna pour demander: «Ça veut dire quoi bitte au juste?» Centimètre par centimètre, ils escaladèrent la terrifiante paroi glissante de glaise, subissant de lourdes pertes. L’arrivée de Canham et de Cota avait sorti les hommes de l’impasse sur la plage et de petits groupes commençaient à arriver en haut. C’était déjà quelque chose, mais l’assaut avait pris beaucoup de retard. Il était près de 9 heures du matin, alors que d’après le plan, les quatre passages encaissés dans les falaises – connus sous le nom de draws (valleuses) – auraient bientôt dû être ouverts aux chars et aux jeeps alliés. Aucun de ces goulets n’était encore capturé, et la plage était totalement bloquée par les épaves diverses et les chars calcinés. A Omaha, deux heures et demie après le débarquement de la première vague, l’issue de la bataille n’était pas encore certaine.