Victoire à Omaha (5/5)

© U.S. National Archives
Les grands moyens employés par les Alliés lors du débarquement de Normandie. 

Dans l'après-midi du Jour J, les soldats britanniques et allemands blessés affluent dans les hôpitaux du sud de l'Angleterre. Sur les pages normandes, les Alliés progressent, non sans difficultés.

Les ambulances affluaient depuis midi au Queen Alexandra Hospital de Portsmouth, remontant l’allée principale entre des bordures fleuries encore décoiffées par la tempête de la veille. L’établissement était une grande bâtisse de briques rouges de style classique, façade grandiose, hautes cheminées, et deux ailes imposantes. On aurait presque dit un vieux manoir, et pourtant il n’en était rien. C’était un hôpital militaire de construction récente, le plus grand et le meilleur de la région de Portsmouth.

La vie de Naina Beaven, 16 ans, fut totalement bouleversée en ce mémorable après-midi du jour J. Infirmière depuis peu, elle se morfondait à la comptabilité quand la commandante des infirmières, Miss Hobbs, lui ordonna d’aller de toute urgence rejoindre son service où l’on avait besoin d’elle. Les comptes pourraient attendre un peu: il y avait des vies à sauver. Surprise et très inquiète, Miss Beaven courut voir ce qui se passait. L’hôpital étant un labyrinthe, il lui fallut plusieurs minutes pour atteindre les services. «Le long de tous les couloirs, des brancards s’alignaient les uns derrière les autres. Des camions arrivaient si nombreux du port qu’il n’y avait pas de place pour tous les blessés.» On n’était encore qu’au milieu de l’après-midi, et déjà on ne savait plus où mettre les nouveaux arrivants rapatriés en Angleterre. Seuls les plus gravement atteints avaient droit à un lit. Les autres devaient se contenter de rester par terre. Pour une adolescente tout juste sortie de l’école d’infirmière, cet afflux de blessés aussi jeunes fut très impressionnant. Mais Miss Beaven avait les nerfs solides et l’esprit pratique. Ayant reçu l’ordre de faire la toilette des blessés, elle se mit au travail sans hésiter. «Ils étaient pour la plupart très sales – ils avaient fait sous eux – donc la priorité était de les laver au gant.» Elle avait encore trop peu d’expérience pour être chargée de panser leurs blessures, et on lui dit que si elle découpait un treillis «et découvrait quelque chose de méchant en dessous», elle devait appeler la surveillante. Naina fut frappée par deux choses. Tout d’abord, les soldats ne disaient pas un mot: c’était comme s’ils avaient perdu leur langue. En second lieu, ils avaient l’air totalement brisés par ce qu’ils avaient vécu, «tellement épuisés qu’ils se moquaient totalement de ce qui leur arrivait». Elle aurait voulu échanger quelques mots avec eux pour les encourager, mais ils se contentaient de la regarder fixement sans la voir. «Tout en m’occupant de ces pauvres soldats épuisés, je me demandais: Combien de temps cela va-t-il durer? Si je revenais le lendemain, et le surlendemain, y aurait-il toujours les mêmes tâches à accomplir?» Elle se doutait qu’à cette question, il faudrait répondre oui.

Elle était encore en train de laver les blessés quand on lui ordonna d’aller se présenter à l’infirmière en chef avec son amie, Win. L’infirmière en chef était irascible et désagréable, conforme aux pires stéréotypes. «Vous savez que nous avons beaucoup de prisonniers allemands», dit-elle sèchement aux deux jeunes filles. Naina hocha timidement la tête: Win et elle venaient d’apprendre que le Queen Alexandra recevait aussi des Allemands blessés. «Bon, beaucoup de gens ne veulent pas s’occuper d’eux. Soit les filles se sauvent, soit elles refusent de s’en approcher. Acceptez-vous de faire ce que vous étiez en train de faire, mais pour eux?» Naina ne sut pas quoi répondre. Win resta muette elle aussi. Leur silence agaça leur chef qui n’avait pas de temps à perdre. «Allez, dépêchez, décidez-vous, gronda-t-elle. Si vous ne voulez pas, j’essaierai de trouver quelqu’un d’autre.» Win se tourna vers son amie: elle avait pris sa décision. «Allez, Naina, on s’y colle. Eddie est là-bas, et si quelqu’un refusait de le laver, maman serait très malheureuse.» L’argument porta. Miss Beaven accepta, non seulement pour cette raison, mais aussi parce qu’elle ne voulait pas laisser à l’infirmière en chef le plaisir de se plaindre d’elle et de dire: «L'une de mes infirmières n’a même pas voulu donner un verre d’eau à un prisonnier.» Il n’empêche qu’elle était très mal à l’aise à l’idée de soigner l’ennemi. Elle proposa à Win de travailler côte à côte «pour se protéger» au cas où. Elles se rendirent ensemble au grand baraquement préfabriqué où les prisonniers blessés étaient enfermés. Naina remarqua que les lieux étaient gardés par quatre soldats armés, «deux aux portes extérieures avec des fusils, et deux à la porte intérieure avec des pistolets». Les soldats fouillèrent les deux jeunes filles, contrôlèrent leurs papiers, puis appelèrent la surveillante. «Vous savez ce qu’on attend de vous, dit cette dernière d’un ton sec. Alors au travail.» Miss Beaven avança dans la pénombre et vit l’ennemi pour la première fois. Ce fut un moment qu’elle ne devait jamais oublier. «Ils étaient sales, abominablement répugnants, livides, en mauvaise santé, des gens qui n’avaient pas l’air sains du tout.» Son enfance bercée de propagande avait déshumanisé les Allemands. Et voilà que ses pires craintes et ses idées préconçues se confirmaient. «Ils avaient la pâleur crasseuse de clochards, un teint horrible, jaune et grisâtre de gens malsains.» L’ambiance et la puanteur étaient encore pires que dans les services occupés par les soldats britanniques. Les hommes avaient l’air lointain, le regard vitreux et vide des vaincus, et personne ne parlait. «Je n’entendais rien, juste un grognement de temps en temps, un mot par-ci par-là: personne n’avait aucune animation, aucune vie.» Alors qu’elle se mettait au travail, et nettoyait les peaux crasseuses, elle eut besoin de se rappeler continuellement que «l’une des règles de la Croix-Rouge est que l’on est là pour aider tout le monde». Quelques blessés semblaient reconnaissants qu’on les lave. Certains lui firent même un faible sourire quand elle leur donnait du lait ou de l’eau. Elle s’étonna qu’ils soient aussi jeunes. «Certains n’étaient que des gamins, ils n’étaient même pas tellement plus âgés que moi.» En fait, certains étaient même plus jeunes. Elle passa l’après-midi ainsi, à déshabiller d’innombrables blessés, se félicitant de sa décision. Plus tard, elle fut fière d’avoir surmonté ses préjugés. «Je suis vraiment contente de ne pas avoir refusé d’aider ces hommes», dit-elle.

La planification, l'organisation et la mise en oeuvre des opérations médicales alliées lors du débarquement (en anglais). © U.S. National Archives

Si la situation médicale était plus ou moins maîtrisée à Portsmouth, ce n’était pas le cas de l’autre côté de la Manche, sur le terrain, où les médecins travaillaient dans des conditions particulièrement difficiles. Treadwell Ireland avait débarqué à Omaha Beach cinq heures plus tôt, transporté dans la même péniche qu’Ernest Hemingway. «C’était le seul type en imper. Il avait aussi une paire de jumelles, alors que tout le monde s’en débarrassait pour que les snipers allemands ne croient pas qu’on était quelqu’un d’important.» Ireland, médecin de 30 ans appartenant au Third Auxiliary Surgical Group, était membre d’une équipe expérimentale de sept personnes chargée de réaliser des interventions chirurgicales directement sur le champ de bataille. Seuls les plus braves avaient été sélectionnés. Il s’agissait là, comme le dit quelqu’un, «d’une unité d’intervention pour les durs, les sanguins qui n’avaient pas froid aux yeux». Il ne fallait vraiment pas avoir peur de la mort.

Pendant les premières heures passées sur la plage, il fut hors de question d’opérer. Ireland et ses acolytes durent rester aplatis dans le sable sous le feu incessant des mitrailleuses. «Nous avons tous rampé vers l’est, vers Easy Red Beach. Finalement, nous nous sommes retrouvés sous un blockhaus en béton armé.» Ireland ne pouvait pas le savoir à l’époque, mais cette casemate appartenait au point d’appui WN62 où s’étaient trouvés Franz Gockel et ses camarades. Voyant les troupes américaines avancer, les Allemands l’avaient déserté, ce qui rendait ce bout de plage un peu plus sûr. Vers le milieu de l’après-midi, le feu vert fut donné à Ireland et à son équipe pour se mettre à l’abri à l’intérieur. «Nous avons pris possession des lieux avec des cris de joie.» Mais ils se réjouissaient un peu trop vite. Leur salle de soins improvisée était sordide, sale et ne recevait pratiquement aucune lumière du jour. Leur premier handicap était le manque de matériel médical: ils avaient perdu une grande partie de leur équipement lors de l’arrivée sur la plage, et n’avaient à leur disposition que de la morphine, du plasma et des pansements, ainsi qu’un peu de pénicilline. Cela ne les empêcha pas de se mettre au travail dans une obscurité presque totale. Ils entreprirent d’extraire les éclats d’obus, d’arrêter le sang et de faire des points de suture. Un soldat très mal en point leur fut amené, souffrant d’un pneumothorax ouvert qui le faisait suffoquer. Chaque fois qu’il inspirait, d’horribles gargouillis se produisaient. L’équipe se précipita et fit les gestes d’urgence qui seuls pouvaient le sauver. «Pendant que Finley insérait une aiguille dans la cage thoracique pour faire échapper l’air qui y était piégé, et lui posait une perfusion de plasma, un infirmier tendait une couverture devant l’ouverture de la casemate, et un autre tenait une bougie allumée pour nous permettre d’y voir un peu plus clair.» La difficile tâche d’Ireland et de son équipe fut interrompue au pire moment par l’attaque aérienne d’un Messerschmitt isolé. Une énorme bombe heurta le sol près de l’entrée du bunker, explosant avec une telle force que Ireland fut jeté à terre «et que de grands nuages de sable furent soufflés à l’intérieur de la casemate». Cela n’aurait pas pu plus mal tomber. «Le blessé gémit. Les médecins maudirent l’ennemi. Des bouteilles de plasma se renversèrent, du sable s’insinua sous les pansements, les couvertures s’envolèrent.» Le bunker fut bientôt submergé par les blessés que l’on descendait du haut des falaises. Il y avait des hommes avec des plaies purulentes, des grands brûlés, des écorchés. Il n’y avait pas de lits et presque pas de brancards. On entassait simplement les blessés à même le ciment insalubre. «En général, ils restaient allongés sans bouger. Certains avaient des attelles rudimentaires, d’autres de maladroits pansements ensanglantés; mais pour la plupart ils n’avaient ni attelles ni pansements.» Les blessures ouvertes étaient à moitié recouvertes par des «couches de vêtements malodorants, imprégnés de gaz, et de lourdes épaisseurs collantes d’équipement de combat». De grosses mouches bleues vrombissantes – des mouches à viande – infestaient même les coins les plus sombres du bunker. Ireland s’était attendu au pire, mais ce qu’il vivait dépassait l’entendement. «Des corps prostrés occupaient toute la place. Les morts et les mourants côtoyaient ceux qui avaient encore des chances de s’en tirer.» Certains hurlaient, d’autres geignaient ou gémissaient de douleur. «La casemate devint un résumé de toutes les souffrances endurées sur les plages du débarquement.» Au milieu de toute cette horreur, il y eut des moments saisissants. Un soldat à l’agonie s’accrocha à la main de Ireland et se redressa avant de retomber dans ses bras en murmurant: «La vie aurait été si bonne avec ma femme.» Puis il chanta quelques paroles de «I’ll Be Seeing You», d’une voix douce et sereine, avant de rendre l’âme.

Si les conditions étaient épouvantables à l’intérieur du WN62, elles l’étaient encore plus sur le secteur de plage Easy Green, à un kilomètre et demi vers l’ouest. Là, Alfred Eigenberg, auxiliaire médical de 20 ans, n’avait rien pour soigner les gens, même pas le matériel le plus rudimentaire, et se retrouva obligé de se débrouiller avec les moyens du bord, «par exemple des éclisses de fortune et des procédures médicales inconnues des manuels». Il y arrivait malgré tout. On le vit «rattacher une cuisse ouverte de l’aine à la rotule avec des épingles de nourrice ordinaires», et «ligaturer une grosse artère dans un pied avec les lacets du blessé». Si certains furent sauvés, ce ne fut de loin pas le cas de tous. Pour Eigenberg, le cas le plus horrible fut celui d’un soldat de moins de 20 ans dont le casque déchiqueté s’était incrusté dans son crâne. «Nous avons tout essayé pour lui ôter son casque et arrêter l’écoulement de sang, mais impossible de le bouger.» Ce fut si horrible que même les médecins furent profondément choqués, et des images de ce drame poursuivirent Eigenberg tout le reste de son existence. Même des années plus tard, il se souvenait «encore de ses cris alors qu’on l’emmenait». Les blessures à la tête étaient toujours très impressionnantes, surtout lorsqu’elles étaient causées par des éclats. Un ranger blessé fut confié aux soins d’un jeune auxiliaire de santé américain du nom de Vincent DelGiudice, qui remarqua que des gouttes de sang coulaient de sous le casque de l’homme. L’ayant retiré, il vit qu’un éclat d’obus avait fendu la boîte crânienne. «Quand j’ai enlevé le casque, son cerveau a commencé à s’échapper par cette lacération.» DelGiudice fut horrifié. «J’ai attrapé une compresse stérile de 20 x 20, je l’ai posée sur sa tête, et dans ma naïveté, j’ai cru qu’il suffirait de faire rentrer la cervelle à l’intérieur de son crâne.» Ceci fait, il lui administra une piqûre de morphine et cria au médecin, le docteur Walsh, de venir. Le médecin examina rapidement le soldat et dit «qu’il n’y avait plus rien à faire pour lui et qu’il allait sans doute mourir très vite». Il ne se trompait pas: le ranger partit dans l’heure.

Pendant qu’Alfred Eigenberg et l’équipe médicale se battaient pour sauver des vies sur la plage, les premières troupes épuisées par l’épreuve commençaient à arriver en ordre dispersé à Vierville-sur-Mer, l’un des plus gros villages sur les falaises. Alors qu’ils progressaient dans les décombres, ils furent accueillis par un spectacle qui les stupéfia. Le général Norman «Dutch» Cota, le rebelle de 51 ans qui avait mené l’assaut des falaises, était posté au milieu de la ville, «faisant calmement tourner son pistolet autour de son index». Il ressemblait à un cow-boy sorti tout droit d’un western. «Mais qu’est-ce que vous fabriquiez, les gars?» furent les premiers mots qu’il prononça pour les accueillir. Ses hommes ne rencontrèrent aucune opposition en s’infiltrant dans Vierville, les défenseurs allemands s’étant retirés. Les Américains purent ainsi consolider rapidement leur position dans le village. Ils furent cependant confrontés à quelques terribles drames en progressant dans les rues. Un jeune sergent tomba sur un soldat, américain comme lui, éventré par un éclat d’obus. «A l’aide! A l’aide!» hurlait-il à pleins poumons, mais le sergent ne put pas faire grand-chose. «Ses intestins pendaient au travers de ses doigts.» Il mourut peu après. Pour ces hommes à bout de forces, la prise de Vierville fit l’effet d’une immense victoire. Ce n’était peut-être qu’un modeste petit bourg, mais il représentait un enjeu majeur, et n’avait été investi qu’au terme d’une lutte sanglante pour franchir les falaises.

Alors qu’une partie des troupes prenait des positions défensives, quelques rangers continuèrent vers l’ouest par la route de la côte vers la pointe du Hoc. Ils avaient pour ordre d’amener des renforts aux hommes de James Rudder qui tenaient encore leurs fragiles positions, retranchés dans les cratères d’obus en haut du promontoire. Leur progression fut stoppée par des Allemands embusqués des deux côtés de la route, qui tiraient sur tout ce qui bougeait. Ils eurent là un avant-goût des escarmouches qui devaient retarder les forces alliées pendant encore des semaines. Le bocage normand si caractéristique, fait de chemins creux et de haies denses, était le terrain idéal de la défense et un enfer pour l’attaquant. «On ne s’était jamais frotté à ce genre de terrain auparavant», rapporta John Raaen, membre de cette avant-garde de rangers. Les haies étaient «anciennes, noueuses et épaisses, avec d’énormes racines qui retenaient de hauts talus de terre». Une configuration de terrain qui s’avéra presque infranchissable pour rallier la pointe du Hoc. «Les Allemands creusaient des trous à l’arrière de ces barrières naturelles et y enterraient des petits nids de mitrailleuses et des positions de combat.» La nouvelle que la route de la côte était tenue par l’ennemi n’était pas faite pour plaire à Norman Cota. Il alla aussitôt se rendre compte par lui-même de l’efficacité des défenses allemandes. Les rangers furent très surpris par sa méthode d’approche. «Venant de Vierville par la route, seul et fumant un cigare, apparut le général Cota.» Il avait l’air de se promener dans la campagne de son Massachusetts natal. Il demanda à ses hommes ce qui les empêchait d’avancer.
- Des snipers, chuchota l’un d’entre eux.
- Des snipers? Mais il n’y a pas de snipers, ici! 

Un coup de feu retentit et la balle manqua de peu sa tête. «Bon, peut-être bien», concéda-t-il. Il ordonna à ses hommes de s’enterrer pour la nuit, créant ainsi la ligne la plus avancée de la tête de pont d’Omaha, tandis qu’il retournait sur la plage pour participer à la destruction des derniers bunkers actifs. On finit par expulser les derniers soldats allemands qui tenaient encore la valleuse de Vierville. Cette victoire fut un moment fort de la journée, car les chars et les véhicules blindés purent ainsi sortir de la plage et apporter leur concours sur le plateau. Cota était dans son élément, montant et descendant le passage dans la falaise en mâchonnant un énième cigare. «Descendez de là, enfants de salauds!» rugit-il à deux prisonniers allemands terrorisés tout en faisant virevolter son Colt dans sa main. Il n’eut pas besoin de le leur répéter deux fois.

La défense de Vierville fut confiée au colonel Canham, ce sosie de Himmler au regard terrifiant et à la langue cinglante. Il s’était jusque-là occupé de mener une série d’attaques contre des points d’appui allemands. Les positions prises, il passa du rôle d’attaquant à celui de défenseur. Il était en effet essentiel que ses hommes se préparent à tenir Vierville face à une contre-attaque allemande, car s’ils perdaient pied, ce serait toute l’extrémité ouest d’Omaha Beach qui serait perdue. Ses hommes avaient beau contrôler le village, la situation était loin d’être stable. Le ranger Carl Weast était accroupi à un carrefour aux abords de l’agglomération quand un messager allemand à bicyclette arriva à grands coups de pédales. Voyant des soldats, mais sans remarquer qu’ils étaient américains, il mit pied à terre et avança vers eux en poussant son vélo. Il ne se rendit compte qu’il se jetait dans la gueule du loup qu’à vingt mètres d’eux. Il aurait dû se rendre, et surtout s’immobiliser, mais il eut si peur qu’il se mit à fouiller dans ses poches, ce qui donna l’impression qu’il cherchait son pistolet. Une erreur qui lui coûta cher. Weast et ses hommes réagirent au quart de tour et «il dut être touché par neuf ou dix balles très vite». L’homme s’écroula sur la route, saignant abondamment, encore tout juste en vie. «Le sang se répandait en flaque sous son visage et il en respirait», ce qui produisait un bruit de succion épouvantable. «C’était très dur à supporter», témoigna Weast, si pénible en fait qu’un de ses camarades décida d’abréger ses souffrances. «Il est allé jusqu’à lui et lui a tiré une balle dans la nuque.»

Le colonel Canham avait de la classe, il l’avait démontré lors de la bataille pour Vierville; il lui fallait à présent un poste de commandement digne de ce nom. Le choix ne prêtait pas à discussion: le château de Vaumicel répondait exactement à ses critères. C’était un beau et grand manoir doté de tourelles à toit conique et de massives cheminées, ancienne demeure de seigneurs normands. Canham n’avait pas de lettres de noblesse, mais il était prêt à devenir propriétaire terrien et décida de faire sien le château qui n’avait qu’un seul défaut, comme Weast le rapporta avec justesse: «Il était plein d’Allemands.» Weast redoutait de devoir livrer bataille à l’intérieur avec ses camarades, ce qui nécessiterait de passer de pièce en pièce pour éjecter les soldats allemands des salons, des celliers et des couloirs lambrissés. Mais, en observant la façade à la jumelle, il se rendit compte que les occupants étaient en train de vider les lieux. «Et ne voilà-t-il pas que les Allemands sortent du château et se mettent en rang deux par deux. Ils avaient une vieille charrette à cheval à deux roues dans laquelle ils avaient mis des blessés; ils la déplaçaient à la force des bras, deux types poussant, et deux tirant.» Manque de chance, enfin surtout pour eux, ils se dirigeaient droit sur Weast et son camarade Blacky Morgan, tapis dans un fossé avec un fusil-mitrailleur. «Alors nous avons attendu qu’ils soient tout près, environ à 10 mètres, et nous sommes sortis sur la route en les menaçant de nos armes.» Comme il arriva souvent ce jour-là, ils furent tentés de tirer. «Dans ce genre de situation, dit Weast, qu’est-ce qu’on peut bien foutre de prisonniers?» Mais il se sentait encore un peu retourné par la mort du cycliste dont le cadavre ensanglanté n’était pas bien loin. Les Allemands furent donc faits prisonniers et conduits à un point de rassemblement dans un verger voisin.

En fin d’après-midi, le colonel Canham était enfin installé au château, un grandiose quartier général pour un fief qui ne s’étendait que sur un rayon de quelques centaines de mètres. Carl Weast n’aimait pas beaucoup Canham, mais il n’envia pas sa position de commandant cet après-midi-là. «On entendait dire que plus rien n’allait venir des plages, et que le matériel débarqué soit avait coulé, soit était tombé en panne, ce qui fait qu’on peut imaginer l’angoisse que devait éprouver ce pauvre con.» La peur et l’épuisement avaient pompé la dernière once d’énergie de ceux qui avaient survécu à la montée des falaises d’Omaha. Ils se battaient depuis l’aube, avaient traîné leur barda jusqu’en haut puis s’étaient remis à combattre dès l’arrivée au sommet. Ils avaient tous un besoin impérieux de se reposer, tous sauf quelques irréductibles dont l’énergie stupéfiait leurs camarades. L’un de ces guerriers infatigables s’appelait Jimmie Monteith, dit «Punk», un ingénieur en mécanique de 26 ans qui avait débarqué sur la plage ce matin-là l’œil pétillant, le cheveu dru et du courage à revendre. Il n’avait jusque-là montré aucune velléité particulière de se conduire en héros, et son CV ne mentionnait pas ses nerfs d’acier. Il se révéla sur le champ de bataille. Alors que sa compagnie tentait de prendre le Grand Hameau, à l’extrémité orientale de la tête de pont à Omaha, ils tombèrent sur un nid de mitrailleuses.

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Jimmie Monteith, dit «punk», décoré à titre posthume pour ses exploits lors du débarquement. © DR

«Les Allemands nous ont crié de nous rendre», rapporta un camarade de Monteith. Il n’était pas dans la nature du jeune Jimmie de capituler. Il répondit à la sommation avec une précision mathématique. Il «avança vers l’endroit d’où venaient les voix, et envoya sur eux une grenade à fusil à 20 mètres». L’explosion fut énorme et eut raison de la première position. Deux autres mitrailleuses prirent le relais. Monteith rampa sur le ventre jusqu’à elles sans être remarqué et lança deux grenades à main. Une quatrième mitrailleuse entra en action. Cette fois, il était impossible d’avancer furtivement. Qu’à cela ne tienne: «il traversa à découvert un champ sur 200 mètres, sous un feu nourri, et tira des grenades à fusil». Il mit cette position-là aussi hors d’état de nuire. Mais les braves ne sont pas invulnérables. Jimmie Monteith prit trop de risques ce jour-là et paya très cher son héroïsme. Alors qu’il tentait de neutraliser la dernière mitrailleuse, il fut fauché par une rafale. Ses hommes furent bouleversés de le voir tomber au dernier obstacle du Grand Hameau. Il était, dit l’un d’entre eux, «quelqu’un pour qui j’avais la plus grande admiration et le plus grand respect». Le général Eisenhower fut lui aussi impressionné en prenant connaissance de ces actes de bravoure, et décerna à Jimmie Monteith la médaille d’honneur à titre posthume. C’était bien le moins. Son action permit au reste de sa compagnie de finir la bataille du Grand Hameau. Une vie très précieuse avait été perdue, mais grâce à lui la tête de pont d’Omaha fut beaucoup mieux sécurisée, des positions fortifiées défendant ainsi ses deux extrémités, à l’est et à l’ouest.

Le bord du plateau fut conquis pas à pas par les Américains au prix de beaucoup de courage. Chaque maison nettoyée, chaque point d’appui attaqué, l’étaient grâce à l’héroïsme d’hommes qui mettaient leur vie en danger depuis l’aube. Parmi ces braves, Joe Dawson et John Spalding faisaient partie des plus audacieux. C’était un duo de vaillants soldats qui avaient escaladé les falaises ensemble avant de se lancer, toujours à deux, à l’assaut du village de Colleville, un point stratégique de toute première importance qui, comme le Grand Hameau, se trouvait à l’extrémité est d’Omaha. Les combats en zone urbaine étaient particulièrement dangereux et firent de nombreuses victimes, mais le village finit par être nettoyé de toute présence ennemie. Une fois cette tâche accomplie, il fallait de toute urgence contacter les cuirassés arrêtés au large pour les alerter que Colleville était pris. Les navires alliés avaient chassé les Allemands de Vierville en pilonnant leurs positions avec leurs canons L38 de 127 millimètres. Il fallait s’attendre à ce qu’ils tirent aussi sur Colleville.

Joe Dawson essaya de transmettre un message radio, mais sans obtenir de réponse. Il répéta ses essais à de multiples reprises, de plus en plus inquiet, mais la radio se contentait de grésiller et de tousser. Aucun des appareils à leur disposition ne fonctionnait, et aucune autre liaison n’était possible avec les bateaux. Ses hommes et lui étaient pris au piège. A bord de l’USS Harding, le commandant George Palmer ne recevait pratiquement aucune nouvelle de la côte. Ses canonniers avaient déjà tiré des centaines d’obus sur les falaises et touché des dizaines de cibles allemandes. Il leur ordonnait de cibler tout ce qui paraissait suspect. Le commandant en second du Harding, William Gentry, disait de Palmer qu’il avait «l’énergie et la tension nerveuse d’un autiste». Et voilà que le commandant s’apprêtait à diriger toute cette énergie sur la destruction de Colleville sans se douter que le village était déjà aux mains des Américains. Les canons du navire furent pointés sur la cible et préparés au tir. Dans la soute à munitions, Horace Flack se bouchait déjà les oreilles. Dans les entrailles du navire, on était comme «à l’intérieur d’un tambour», car le rugissement des canons était démultiplié par la réverbération. L’ordre de tirer fut donné par le commandant Palmer. «Ouvrez de nouveau le feu pendant deux minutes sur l’église de Colleville […] pilonnez la zone.» Ce fut un spectacle puissant, une première salve de septante-trois obus suivie par deux autres, toutes tirées à moins de quatre mille mètres. Personne à bord ne se rendait compte que la cible visée n’était autre que Joe Dawson et ses camarades. Ces pauvres soldats hagards furent frappés par un tir de barrage dévastateur. «Les explosions soufflèrent le village d’un bout à l’autre», pulvérisant les maisons, projetant les hommes en l’air. Il était impossible d’échapper à la canonnade navale. Quand le calme revint enfin, on ne put que constater les dégâts. Le bombardement allié avait causé «un grand nombre de victimes et des pertes tragiques». Soixante-quatre hommes qui avaient survécu à la bataille de Colleville avaient été tués par ces tirs amis. Joe Dawson était fou de rage. «Cela m’a mis en colère, rapporta-t-il, j’étais absolument hors de moi.» C’était un insupportable gâchis.