Au fond de la mine, le charbon

© Michel Demierre
Jacques Demierre, spéléologue, dans la mine du Grand Travers-Bancs Bron près d'Oron.

Dans la région d'Oron s'amoncellent des vestiges d'une autre époque. Celle durant laquelle les hommes s'enfonçaient sous terre pour travailler la pierre et extraire le charbon. Reportage dans l'une des dernières mines vaudoises encore explorable.

Je rampe sur le ventre en m’aidant de mes mains et de mes genoux. La molasse subalpine, une roche grisâtre, frôle sans arrêt mon dos et je sens les irrégularités de la pierre contre ma peau. La galerie est assez large, mais désormais très basse. Une trentaine de centimètres de hauteur à vue d’œil. Je m’arrête un moment pour souffler, coincée dans ce qu’on appelle, en spéléologie, un laminoir.

Pendant plus de deux siècles, les ouvriers de la mine d’Oron ont emprunté ce passage, pioches et lampes en mains, pour rejoindre les veines de charbon. Ces hommes, décrits comme costauds et habiles, se déplaçaient avec aisance dans cet environnement obscur et humide.

Je n’ai ni leur condition physique ni leur expérience. Les bras tendus au-dessus de ma tête, je tâtonne et tente de m’accrocher à la roche. Elle s’effrite. Des cailloux me restent entre les doigts. J’aimerais m’aider de mes pieds, mais à chaque fois que je touche une pierre avec ma botte, elle dégringole. Mes muscles se contractent. J’essaie de m’extraire à la force de mes bras, mais c’est peine perdue; je le sais d’avance. Je n’ai jamais été douée pour les tractions.

Mon cœur bat à tout rompre. J’ai le souffle court. Peut-être à cause du taux d’oxygène dans l’air qui se fait de plus en plus rare au fur et à mesure de notre avancée dans la galerie. Je respire un grand coup et m’active de nouveau. Je ne dis rien à Jacques Demierre, le spéléologue aguerri qui me guide dans cette expédition, mais j’angoisse un peu, privée de la liberté de me mouvoir comme je le souhaite. Je suis néophyte et donc logiquement un peu perdue, contrairement à mon accompagnateur.

Avec ses coéquipiers de l’Association des Folliu-Bornés, ce passionné gruérien a exploré à plusieurs reprises les anciennes mines du bassin houiller de la région. Des mines nombreuses à vrai dire: 120 concessions ont été attribuées entre 1709 et la fin de la Seconde Guerre mondiale, de Lausanne à Montreux, jusqu’à Semsales. Or celle d’Oron est l’une des dernières encore explorables. Ailleurs, les entrées de galeries et les puits se sont effondrés et ont disparu.

Finalement, je ne sais comment, je franchis le passage. Quelques secondes m’ont suffi à m’extirper. Pourtant, la peur de ne pas réussir à me dégager de ce goulot m’a envahie un instant.

L’entrée de la mine du Grand Travers-Bancs Bron se mérite. Jacques et moi sommes parqués sur une petite route de campagne au bord d’un champ. On aperçoit au loin les toits gris et ocre des baraques du village ainsi que les pâturages environnants. Une chaîne de montagnes complète le décor en arrière-plan. Nous traversons le terrain sur quelques dizaines de mètres. L’herbe, déjà un peu sèche en ce mois de juillet, est basse. Quelques voitures passent sur la route cantonale, un peu plus bas.

Il faut ensuite descendre un coteau, envahi par des conifères et feuillus en tout genre. Nous nous frayons un chemin à travers un massif d’orties. Un peu plus bas, nous écartons ronces et branchages. Heureusement, la combinaison rouge de spéléologie, revêtue juste avant, nous protège. Elle est faite en cordura, une fibre textile particulièrement résistante à l’abrasion. Contre toute attente, je me sens relativement libre de mes mouvements dans ce costume aux accents futuristes. Mais le tissu empêche tout contact de l’air sur ma peau, en ce début de journée ensoleillée. Je n’ai pas commencé l’exploration que je suis déjà en sueur.

Au gré du vent, les arbres se sont débarrassés de leurs feuilles et celles-ci forment désormais un fin tapis. Un bruissement continuel accompagne notre descente. Les branches craquent sous nos pas et l’humus se décolle de la terre au moindre mouvement. Je glisse, tombe sur les fesses et ne me retiens aux arbustes que de justesse. Je suis assise, les pieds dans le vide. «Ça joue?» s’enquiert Jacques, avenant, tout en posant son pied sous le mien afin d’en faire une cale.

Lorsque nous arrivons enfin en contrebas, un ruisseau suit paisiblement son cours. Le clapotis de l’eau se mêle aux chants des oiseaux.

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En contre-bas de la mine du Grand Travers-Bancs Bron, un ruisseau suit paisiblement son cours. © Toinon Debenne

Dans le flanc de la colline apparaît une vieille porte marron, arrondie. Elle n’est pas bien haute. Un mètre cinquante tout au plus. Certains ont cru bon d’y taguer le mot fuck en lettres vertes. Cette plaque de fer tranche avec le décor. Les blocs de pierre sont recouverts de mousse. Les mauvaises herbes grimpent à leur guise sur les rochers alentour, là où de jeunes pousses d’arbres tentent de se développer. C’est un camaïeu de vert qui domine les lieux. On pourrait croire qu’il s’agit de l’entrée d’un repère de gnomes, ces créatures légendaires, gardiens des mines et des trésors.

Avec des gestes précis, professionnels, Jacques s’équipe et me demande d’en faire de même. Une fois son casque réglé, sa torche frontale allumée et son sac en plastique jaune – résistant à l’eau et contenant une trousse à pharmacie – posé sur les épaules, il me prévient: «Les clés de la voiture sont dans le petit bidon au fond du sac. On ne sait jamais…» Il sourit. Pourtant, son regard est explicite: chaque expédition comporte son lot de risques. Mieux vaut être prévenue. Il m’indique ensuite l’entrée d’un geste de la main. «A toi l’honneur.»

L’appréhension se mêle à l’enthousiasme. Je me lance et me faufile entre le mur et la porte entrouverte. Cette dernière ne s’ouvre plus complètement. J’ai pourtant dégagé du bout de ma botte la pierre blanchâtre qui se trouvait devant, mais rien n’y fait; le métal reste enfoncé dans le sol, je n’arrive pas à la débloquer. J’avance la première, tête baissée, et ne tarde pas à me cogner la tête contre la voûte. «Plus ça va, plus il faut se baisser, constaté-je vite. La grande taille est un inconvénient la plupart du temps lorsqu’on s’aventure sous terre», confirme Jacques, du haut de son mètre nonante.

Sur les premiers mètres, la galerie, large d’une septantaine de centimètres, est entièrement bétonnée. Elle s’apparente à un tunnel, mais il n’y a qu’une sortie: l’entrée. Des gouttelettes perlent sur la voûte et étincellent à la lumière de nos casques, comme de petits cristaux argentés. Un essaim d’insectes trogloxènes, ressemblants à des cousins, débarquent, attirés et éblouis par le faisceau lumineux. Ils volent chaotiquement autour de nous pendant quelques secondes.

Après deux minutes seulement, nous rencontrons un premier obstacle. La mine est ébouleuse: les pierres s’écroulent et la roche s’affaisse. Depuis la dernière exploration, des blocs sont tombés par dizaines. Je ne vois rien d’autre qu’un mur de caillasse gris, haut de deux-trois mètres, qui nous empêche d’aller plus loin. Jacques s’avance alors, évalue la situation et les dégage une à une jusqu’à former un passage. Nous escaladons le tas. Avec, pour ma part, la sensation désagréable qu’une pierre peut nous tomber dessus à tout moment.

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Anne-Cécile Hauser, géologue de l'Association Les Folliu-Bornés. © Michel Demierre

Très vite, l’eau recouvre le sol boueux jusqu’à atteindre nos mollets. Elle est limpide, nous laissant ainsi entrevoir de larges taches de couleur rouille. Peut-être est-ce dû à la corrosion des anciennes canalisations toujours présentes au fond? De petites bulles se forment, attribuables à «une décomposition». Le liquide froid s’infiltre dans mes bottes en plastique vert. Je peine à mettre un pas devant l’autre, ralentie par cette charge nouvelle. Nos enjambées dans l’onde claire résonnent dans la cavité.

La sécheresse de l’été nous aide pourtant à avancer. «On a de la chance, c’est sec! En temps normal, l’eau arrive jusqu’à la taille», fait remarquer le guide. Les mines vaudoises étaient régulièrement inondées auparavant.

Progressivement, les concessionnaires avaient investi dans du matériel pour sécher les galeries et protéger les puits. L’excès d’eau et le manque d’air constituaient les risques principaux à l’époque.

Soudain, nous apercevons le premier filon de charbon. A la lumière de nos casques, nous découvrons le lignite, tant convoité. Enfouis sous les roches sédimentaires, privés d’oxygènes, les débris de végétaux se sont lentement transformés en tourbe, puis en houille et en charbon. Cette veine, retenue dans le grès depuis 23 à 28 millions d’années, n’est pas bien épaisse. «Il n’est donc pas question de comparer ces gisements (des grands bassins houillers européens) aux quelques centimètres de nos filons», constate d’ailleurs le chercheur André Claude, dans sa thèse.

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Un fragment de lignite. © Michel Demierre

Le quotidien des mineurs vaudois et fribourgeois était donc différent de celui de leurs homologues français et allemands. L’exploitation était avant tout artisanale. «Chaque fois qu’un entrepreneur tente d’appliquer les méthodes industrielles, il fait faillite. Car les investissements nécessaires en machines et en matériel d’extraction sont beaucoup trop élevés en regard de la faiblesse de ces gisements», déclare André Claude.

Par endroit, les veines sont recouvertes d’une fine pellicule jaune dorée. Et les reflets donnent à la houille, noire de jais, des allures de pierre précieuse. Mais l’exploitation de ce minerai n’a rien de simple. Parce qu’il y en a peu, dans un premier temps. Mais aussi parce que les veines ne sont pas toujours à l’horizontale. Leur angle d’inclinaison, le pendage est parfois élevé et cela ne facilite en rien la tâche des mineurs. Quant aux failles dans la roche, elles sont souvent nombreuses.

Nous continuons notre progression. La galerie se rétrécit chaque fois davantage. «On peut passer ici? On va plus loin?» Je ne cesse de poser ces questions, comme pour me rassurer.

Dans la roche, le crochet de fer rouillé n’a pas bougé d’un centimètre durant toutes ces années. Il trône toujours sur la paroi droite, à un mètre cinquante du sol environ. «Les mineurs y suspendaient leurs outils», explique Jacques.

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Par endroit, une fine pellicule jaune dorée recouvre la houille noire de jais lui donnant des allures de pierre précieuse. © Michel Demierre

Plus loin, dans l’un des renfoncements les plus spacieux de la galerie, il me montre une pierre plate. Autour, quelques bouts de ferraille traînent de-ci de-là, tout comme des fils électriques, bleu pétrole, coupés. «Ils s’asseyaient sûrement ici pour prendre une pause, pour discuter», suggère le guide. Peut-être même pour chanter ou rire ensemble après de longues heures sombres et monotones passées au fond de la mine, ainsi que le suppose Victor-Etienne Bermont, concessionnaire, qui raconte le quotidien des mineurs dans son ouvrage Mémorial des travaux publics du Canton de Vaud: 1896.

Puis à la fin de la Seconde Guerre mondiale, ils s’en sont allés. Définitivement. «Nous avons retrouvé des outils abandonnés dans d’autres mines, comme s’ils étaient partis un soir, sans revenir le lendemain matin», peut-on lire dans l’ouvrage de Victor-Etienne Bermont. Il ne reste ici que quelques bouts de métal, pour témoigner de leur travail et de leurs conditions quotidiennes extrêmes pour sortir le minerai. Il n’est pourtant pas aisé de savoir quelle quantité de ce combustible d’appoint est sortie des sous-sols pendant plus de deux siècles. André Claude estime «la quantité de houille vaudoise exploitée de 1823 à la veille de la Première Guerre mondiale à quelque 120’000 tonnes. […] La production annuelle moyenne d’un mineur est de 35 tonnes.»

Pendant 40 minutes, nous nous enfonçons dans les entrailles de la Terre, allant de surprise en surprise. Je lâche un «waouh» du bout des lèvres, totalement émerveillée, lorsque je tombe nez à nez avec une paroi naturellement décorée. L’eau y a laissé son empreinte, comme si quelqu’un avait jeté un pot de peinture orange et que le liquide avait ensuite dégouliné sur la molasse.

Quelques mètres plus loin, Jacques attire mon attention. «Tu vois, la roche a été arrachée.» Il me montre du doigt une perforation dans la paroi, un trou de mine. «Les mineurs y déposaient les charges explosives afin de creuser la galerie, précise-t-il. Ces traces donnent des informations sur les techniques utilisées.» Le guide m’en parle avec entrain. Les travaux de minage sont l'une de ses spécialités.

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Le spéléologue Jacques Demierre à l'intérieur de la mine. © Michel Demierre

Il suffit de lever la tête pour s’apercevoir que la pierre porte encore les stigmates de l’explosion. Le bloc a été arraché d’un coup. Les contours dentelés témoignent de la violence du choc. Les travailleurs la ressentaient d’ailleurs quel que soit leur poste, écrit Victor-Etienne Bermont. La détonation éclatait au fond de la galerie d’avancement et l’onde se propageait jusqu’à faire trembler le sol. L’odeur de la poudre se joignait à celle de l’huile des lampes. On ne sent désormais dans cette cavité qu’un mélange d’odeurs sulfureuses et bitumineuses.

Après avoir parcouru près de 300 mètres de galerie, nous stoppons net. Nous sommes face à un puits, où l’eau ruisselle. A droite, j’aperçois une taille – une galerie perpendiculaire d’où l’on a extrait la houille – très étroite.

Comment des adultes pouvaient-ils se faufiler ici? Etaient-ce des enfants qui y travaillaient? Nous n’avons pas le temps de nous pencher sur la question. Nous devons faire demi-tour sans tarder. Depuis le début du parcours, le taux d’oxygène baisse graduellement. Mais ici, il est dangereusement bas.

Plongée dans une des mines abandonnées d'Oron.

Je ne l’apprendrai qu’à la sortie, mais le détecteur de gaz – il repère les taux d’oxygène, de monoxyde de carbone, d’hydrogène sulfuré et de gaz explosible – vibre vigoureusement. Jacques le porte sur lui lors de chaque expédition. L’air ne contient plus que 13% d’oxygène contre 21% normalement.

«A ce taux-là, on peut se sentir très bien et soudain tomber comme une mouche», m’explique le spéléologue calmement. Je suis loin d’être rassurée. Je pense au parcours suivi jusque là et à tous ces obstacles – loin d’être insurmontables certes – qui me séparent de la sortie. J’ai hâte de retrouver la lumière du jour. Nous rebroussons chemin sans plus attendre.