Les dernières boîtes à musique

© Olivier Saretta, Roxane Guichard
L'entrée du Ground Zero. Ouvert en mai 2001 en grande pompe, il est, en partie, la propriété de l'acteur Morgan Freeman.

Chaque culte a son sanctuaire. Dans le Mississippi, le blues est célébré dans les juke joints. C'est dans ces clubs nés à la fin du XIXe siècle qu'on a posé les bases d'un des courants musicaux majeurs du XXe siècle. Jadis nombreux, ils sont maintenant une rareté.

Un zinc robuste, des tables flanquées de larges banquettes, des écrans plats, des climatiseurs puissants, des hectolitres de bières à la pression et un serveur poli. Aux Etats-Unis, les bars ressemblent souvent à ça. Et puis, il y a Chez Red, à Clarksdale. Un comptoir usé, des guéridons et des chaises pliantes, une télé trentenaire, des ventilateurs fainéants, des Budweiser et des Lones Stars… Et Red. Souverainement avachi sur un tabouret, mal rasé, l'oeil embusqué derrière d’impénétrables lunettes de soleil, le maître des lieux règne avec décontraction sur cet empire de bric et de broc, de briques et de bois, où se presse pourtant une clientèle nombreuse. Dans le Mississippi, on appelle ça un juke joint. Créés après l'abolition de l'esclavage, ces clubs informels accueillaient une population noire rurale, exclue des bars et des salons réservés aux Blancs. Métayers et travailleurs agricoles venaient s'y détendre, devant un verre ou derrière des cartes. Parfois même, ils s'y restauraient ou s'y faisaient couper les cheveux. Mais surtout, ils venaient y écouter de la musique et danser.

Au début du XXe siècle, guitaristes et harmonicistes parcouraient la campagne, de juke joint en juke joint, s'y produisant en échange d'un repas ou de quelques billets. Certains d'entre eux, comme Robert Johnson ou Charley Patton, y ont écrit leur légende. C'est dans la chaleur humide de ces cabanes précaires, où ils chantaient leur bohème et leur peine, la rudesse des jours et leurs passions d'une nuit, que ces musiciens ont posé les fondations d'un genre musical appelé à révolutionner la musique populaire: le blues.

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Le Red's Blues Club, au 398 Sunflower Avenue, à Clarksdale (Mississippi), est l'un des derniers «juke joint» du Delta. © Olivier Saretta, Roxane Guichard

Les juke joints ne bordent plus depuis longtemps les carrefours des routes du Sud. Leurs toits de taule n'ont pas résisté aux bourrasques de la modernité. La désertification des campagnes, entamée avec la «Grande Migration» des paysans noirs vers les cités industrielles du nord, achevée par la mécanisation de l'agriculture, les a privés de leur raison d'être. Seuls, quelques-uns subsistent encore. Une demi-douzaine de baraques hors d'âge tenues en lisière du temps qui passe par une poignée de résistants, bien décidés à perpétuer une tradition musicale plus que centenaire. Le real deal, comme se plaît à le définir Red. Le blues des origines, celui du Delta du Mississippi – une région dont lui, et tant de légendes du genre, de Muddy Waters à John Lee Hooker, sont originaires. Quatre fois par semaine, du jeudi au dimanche, les musiciens se relaient ainsi au 397 Sunflower Avenue. L'espace de quelques heures, sur la scène du Red's Blues Club, ils redonnent vie à leur héritage.

Ce soir, c'est au tour de Robert «Bilbo» Walker de s'y coller. Autodidacte, comme beaucoup de musiciens du Delta nés dans la première moitié du XXe siècle, le vieux bluesman accuse le poids des ans et celui de sa guitare. Long et sec, le sourire édenté et le cheveu synthétique, ce natif de la Borden Plantation parvient pourtant à séduire l’audience après quelques minutes d'une interprétation brute des standards du genre. Soutenu avec discrétion par un bassiste chenu et un jeune batteur énergique, il laisse ses décennies d'expérience érailler le micro et dévaler le manche de sa Fender.

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Robert «Bilbo» Walker est un pur produit de Clarksdale. Comme beaucoup de bluesmen du Mississippi, il a dû attendre de nombreuses années avant de passer les portes d'un studio d'enregistrement. Son premier album, Promised Land, est sorti en 1997 pour ses 60 ans. © Olivier Saretta, Roxane Guichard

Après trois quarts d'heure de concert, un Let's get this party started man! sonore traverse la salle. Red n'est pas homme à louvoyer, surtout après cinq bières avalées comme de l'eau claire. Fouetté par l'apostrophe, Robert oublie sa claudication et piétine ses 77 printemps dans une duckwalk empruntée pour l'occasion à Chuck Berry. Porté par un public qui en redemande, le guitariste décroche alors sa sangle, joue à une main, se déhanche et virevolte dans les volutes de fumée de cigarette. La performance vient rappeler que certains bluesmen du Delta, comme Charley Patton, savaient assurer le spectacle en jouant dans des positions acrobatiques, bien avant que Jimi Hendrix n'en fasse l'une de ses marques de fabrique. 

Emporté dans son élan, Robert quitte soudain le bar instrument en main, abandonnant la scène au solo qu'il exécute sur le porche. L'assistance applaudit alors à s’en brûler les mains, soufflée par un tel déploiement d’énergie. «Mais elle a intérêt à en avoir cette vieille carne! s'amuse Red. Je n'accepte rien d'autre ici, et crois-moi, je peux être un sacré salopard quand je m’y mets mon frère…» De retour sous la lumière rouge dans laquelle baigne le bar, Robert, luisant de sueur, est accueilli par une jeune femme qui s'empresse de lui essuyer le front. Le moment choisi par le patron pour accorder quelques minutes de repos au trio. Les billets pleuvent dans le seau en fer posé au pied du micro. Alors que «Bilbo» rejoint la collection de photos d'un couple de touristes, Red détourne son attention du match de football américain diffusé en sourdine au fond de la pièce et s'en va soigner une image essentielle à la survie du club. Il promène sa carcasse de vieux crocodile bedonnant, distribuant accolades et poignées de mains chaleureuses, avant d'échouer derrière le comptoir, au terme d'une lente reptation. C'est l'heure des comptes.

Quand, entre deux billets, on lui demande quelles pointures sont venues se produire chez lui, le maître des lieux dégaine l'une de ces formules dont il a le secret: «Elles recouvrent les murs mon frère...» Les visages d'Ike Turner - «un ancien voisin» - de Big Jack Johnson et de James «Super Chikan» Johnson émergent au-dessus d’un fatras de fauteuils éventrés. Tous ces grands noms sont nés dans le Delta. Figées sur les briques, leurs bobines en noir et blanc ne sont pas là par hasard. Elles murmurent au visiteur que le sol poussiéreux qu'il foule est un sol sacré: «C’est ici que tout a commencé. Le Mississippi, c’est le berceau du blues.» Red n'en tire aucune gloire. Tout juste un peu de bonheur. Quant à l'argent, l'entrée est à dix dollars, la bière à trois... De toute façon, on imagine assez mal ce passionné, capable d'entonner n'importe quel standard, et dont les amitiés dans le milieu sont vieilles d'un demi-siècle, ouvrir depuis quarante ans les portes de son juke joint par amour des billets verts. «Ce que je fais, je le fais seulement parce que je m'éclate. C'est comme ça…» déroule-t-il, sa voix rauque effleurant à peine les mots.

Robert, lui, est déjà loin. Les yeux clos, la voix tendue, il interprète une chanson composée en l'honneur de sa femme, en tirant des larmes suraiguës à sa guitare. Pendant de longues minutes, le public s’accroche aux cordes du vieux bluesman, usé par plus de deux heures d'efforts. Une poignée de sanglots plus tard, la salle se vide peu à peu. Dévorée par les moustiques qui sévissent en nombre à l’intérieur, mais conquise, l’assistance s'évapore dans la nuit. Sur le seuil, Red met un point d'honneur à saluer tout le monde, sans oublier de glisser au passage que «demain, le show sera encore meilleur».

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Pendant plus de deux heures, le vieux musicien va alterner imitations de Chuck Berry et interprétations fiévreuses. Il joue ici un morceau écrit pour sa femme, restée en Californie. © Olivier Saretta, Roxane Guichard

A quelques centaines de mètres de là, de l'autre côté des rails qui séparent historiquement les quartiers noir et blanc de la ville, un tout autre spectacle se joue. C'est au-delà de cette frontière symbolique, presque sur une autre planète, que le Ground Zero a ouvert ses portes en 2001. Propriété de l'acteur Morgan Freeman, le club est souvent présenté par ses promoteurs comme un authentique juke joint. Spacieux, doté d'écrans triple XL et d'un zinc de la taille de l'USS Alabama, le solide bâtiment de brique tient davantage de l'usine qui s'encanaille que de la bicoque en fin de parcours. Les graffitis qui, de manière suspecte, raturent les murs sur plusieurs mètres de haut, confirment cette impression de foutoir factice.

En quelques accords, Christone «Kingfish» Ingram, jeune prodige local de 16 ans, va pourtant effacer ces fausses notes. Guitariste doué, nourri au grain de ses illustres aînés et au gospel de la paroisse familiale, il récite son blues sans accroc. Christone dépasse allègrement le quintal. Sur scène pourtant, il défie la gravité. Sa main droite amorce le décollage et pilote; la gauche se libère et plane. Oublié l'ado obèse: Kingfish est un poisson volant. Muddy Waters, qui a depuis longtemps rejoint le monde du silence, sourit peut-être en l'entendant ressusciter Mannish Boy. «I'm a maaaaaaan!» grince la voix du gamin, et la salle, quoique clairsemée, lui emboîte le pas et s'envole: «Yeaaah!» Oh, boy... Ça continue comme ça un bon moment et puis, peu à peu, d'accords plaqués en solos virtuoses, Christone nous dépose sur le seuil du Ground Zero.

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Christone «Kingfish» Ingram est l'un des rares représentants de la nouvelle génération de bluesmen du Mississippi. C'est au Delta Blues Museum, à Clarksdale, qu'il a fait ses gammes à l'âge de onze ans. © Olivier Saretta, Roxane Guichard

Dehors, un vieillard maigre comme un chat de gouttière interpelle des clients sortis fumer: «Vous avez vu le jeune à l'intérieur? Mec, c'est pas du blues ça... Vous voulez en écouter du vrai? Venez dans ma voiture.» Sans attendre de réponse, il traîne avec peine son élégance seventies, tout en trilby (chapeau de feutre, ndlr) et chaussures de cuir, à l'intérieur de l'habitacle. «Le petit à l'intérieur, il sait jouer de la guitare, rien à dire. Il est très agile, OK, mais le blues mec, le blues c'est autre chose, débite-t-il fiévreusement. C'est pas que de la technique. C'est de l'amour mec, c'est de l'amour... Tiens, écoute ça.»

Après avoir fouillé quelques secondes dans la foule de CD gravés qui encombrent sa voiture, le vieil homme finit par mettre la main sur un mauvais enregistrement. «Vous entendez ce truc-là? Le "Uh Um..." en début de chanson? Eh bien, c'est ma marque ça, ma signature.» Pendant une bonne demi-heure, celui qui répond au surnom de «Razorblade» va multiplier les extraits, entrecoupant leur diffusion de considérations obscures sur le sens de la vie et sur la puissance symbolique du dollar. Une série d'accords le ramène soudain au blues. «Tout ça, c'est fini, soupire-t-il, la lippe amère. Les grands du Delta sont morts depuis longtemps. Les vieux de la vieille, on les compte sur les doigts d'une main. Il y a Super Chikan, moi et peut-être...» Il s'interrompt, de nouveau distrait par la musique. «Vous entendez ça? Haaa... Ça c'est du blues! Vous n'êtes pas intéressés par le CD? Vingt dollars! Non non, dix dollars! Vous savez quoi? Je vous le donne, l'argent, ça m'est égal.» Il jette alors un regard à l'entrée du club. «Demain, je suis censé jouer là. Mais je ne suis pas sûr que je vais y aller. Le management a changé, maintenant ils me font même payer mes repas...» Un peu désabusé, il s'extirpe de son véhicule et rentre pourtant, canne à la main, dans le Ground Zero.

Le lendemain, la visite du Musée du Blues voisin permet d'y voir plus clair. Au milieu des légendes du genre, émerge tout à coup sur une photo en noir et blanc le visage aisément reconnaissable - quoique plus jeune de quelques années - de Josh «Razorblade» Stewart. Dans la petite vitrine qui lui est consacrée, tout y est: le Vietnam, les tournées européennes, les chemises colorées. Hier soir pourtant, ce petit morceau de l'histoire du Delta Blues tendait sur un parking désert un CD gravé à des étrangers incrédules...

A deux heures de route au sud, dans le village de Bentonia, le soleil déclinant caresse la façade du Blue Front Café. Pour l'atteindre, il a fallu quitter Jackson, la capitale de l'Etat, et rouler tout schuss sur l'autoroute 49, direction l'autre Amérique. Celle du Mississippi rural, jonché de maisons basses et de porches désoeuvrés, où cohabitent le revenu moyen le plus bas du pays et le taux de mortalité infantile le plus haut. Encore un virage sur Pritchard Avenue, un autre sur la Railroad, et nous voilà au bout du monde. Coincé entre une voie ferrée déserte et un entrepôt en taule rouillée, les vitres sales et la peinture écaillée du Blue Front versent leur écot à la désolation ambiante. Cloué sur la porte d'entrée, un petit panneau sur lequel est écrit «Appelez-moi», suivi de deux numéros de téléphone le sauve de l'abandon. «Jim n'est pas là, mais il ne devrait pas tarder à revenir», lance une voix venue du garage voisin. Le mécanicien en bleu de travail qui en sort semble habitué à voir poireauter des curieux devant la façade bleu pâle. «La semaine dernière, y a deux Israéliens qui ont dû faire le pied de grue pendant une heure avant qu'il se pointe», glisse-t-il dans un sourire, tout en sortant son téléphone. 

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Le Blue Front Cafe, à Bentonia (Mississippi). Ouvert en 1948 par Carey et Mary Holmes, un couple de métayers, il est désormais la propriété de leur fils Jimmy «Duck» Holmes. © Olivier Saretta, Roxane Guichard

Vingt minutes plus tard, un vieil homme frêle - dont on apprendra plus tard qu'il n'a que 66 ans - s'extirpe d'un pick-up beige. Le regard dissimulé sous la visière d'une casquette élimée, il ouvre la porte du Café avec l'indifférence d'un gardien de musée. «Prenez toutes les photos que vous voulez», marmonne-t-il avec lassitude, après une esquisse de salut. Jimmy «Duck» Holmes n'est pas dans un bon jour. A l'intérieur, remugle et tabac froid se disputent les narines des visiteurs. Les quelques lampes encore en état de marche, accrochées à des ventilateurs amorphes, arrachent péniblement à l'obscurité une dizaine de tables collantes, serties de chaises dépareillées. Au fond de la pièce, guitares et juke-box sont quant à eux réduits à un face à face muet. A défaut de musique, un concert d'accents traînants et de mots inarticulés s'organise sur le porche entre trois habitués et le maître des lieux. L'arrivée presque incongrue d'une cliente venue acheter des sodas l'oblige à s'interrompre et à faire bâiller son antique caisse enregistreuse. «Rien n'a changé ici, ou presque, depuis que mes parents ont ouvert la maison», finit-il par dire en s'asseyant.

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Aujourd'hui, Jimmy Holmes n'ouvre qu'épisodiquement les portes du Blue Front. L'affaire «n'est plus rentable depuis longtemps». © Olivier Saretta, Roxane Guichard

C'était en 1948. A l'époque, le Blue Front Café était un juke joint comme les autres, accueillant les travailleurs agricoles voisins désireux de laisser derrière eux le labeur des champs. Soumis aux lois Jim Crow, sur lesquelles reposait l'édifice ségrégationniste, l'établissement ne fermait pourtant pas totalement ses portes aux Blancs. Ou plutôt ceux-ci ne voyaient pas d'inconvénient à passer par celle de derrière afin d'y acheter du Moonshine, un alcool de contrebande fort répandu dans le Sud. Tout à la fois épicerie, salon de coiffure, bar et tripot, le Blue Front était surtout connu pour accueillir régulièrement Jack Owens, l'une des gloires locales du country blues. Avec Skip James, il était d'ailleurs considéré comme le plus éminent représentant de la Bentonia School, un style réputé pour sa sophistication mélodique et ses interprétations fiévreuses. «Les spécialistes parlent de voix hantées, savoure Jimmy dans un sourire - le premier à s'inviter sur son visage depuis le début de la soirée. J'ai littéralement grandi aux pieds de Jack Owens, rembobine-t-il. Il m'a tout appris: comment jouer, comment placer ma voix, et je n'ai jamais arrêté depuis.» 

En dépit des nombreux concerts auxquels il a participé, l'élève appliqué n'a connu, comme beaucoup de musiciens du Delta, qu'une reconnaissance tardive, n'enregistrant son premier album, Back to Bentonia, qu'en 2006. Un coup de projecteur qu'il relativise d'ailleurs avec amertume. «Quand nous, les musiciens du Delta, sommes invités à participer à des festivals, on n'occupe jamais les grandes scènes. On nous laisse toujours dans l'ombre, s'agace-t-il. Je trouve ça injuste, surtout quand on sait l'influence qu'on a eue sur l'évolution de la musique. Sans nous, il n'y aurait eu ni hip hop, ni RnB, même pas du rock.» 

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Jimmy «Duck» Holmes est l'un des derniers représentants de la Bentonia School, un style de blues aujourd'hui presque éteint. Jimmy a dû attendre 2006 pour enregistrer son premier album. It is what it is, son dernier, est sorti en 2016. © Olivier Saretta, Roxane Guichard

Jimmy ne déborde pas d'optimisme lorsqu'il évoque le patrimoine qu'il contribue, vaille que vaille, à préserver. Il y a bien le Juke joints Festival, qui a rassemblé, en avril 2016, quelque 2'000 fans de blues devant son établissement. Les touristes en pèlerinage, qui viennent de temps à autre apposer leur signature sur la façade délavée du Blue Front. Rien qui ne puisse le faire vivre au quotidien. Si, par habitude et par respect de la tradition, Jimmy vient encore l'ouvrir chaque jour, il ne se fait en revanche aucune illusion sur son devenir. «Personne ne voudra reprendre l'affaire après ma mort. Elle n'est pas rentable», balaye-t-il en secouant la tête. La faute, une fois encore, au temps qui passe. «La construction de l'autoroute m'a fait beaucoup de mal, mais c'est la fermeture de l'usine de coton, dans les années 80, qui m'a achevé», conclut-il dans un souffle.

Quant à la Bentonia School, cette langue à l'agonie dont Jimmy est le dernier locuteur, l'horizon semble à peine plus dégagé. Il y a bien son petit-fils, âgé de 13 ans, qui essaye d'en apprendre la grammaire, «mais c'est difficile. Maîtriser le toucher à la guitare demande beaucoup de temps. Peut-être qu'avec de la pratique...» Peut-être alors qu'une voix envoûtante se fraiera de nouveau un chemin à travers la fumée de cigarette et les vapeurs d'alcool, dans une baraque pâlotte perdue au fond du Mississippi. A moins qu'un bar flambant neuf ne prenne sa place. Il y aura alors des écrans plats, de la bière comme s'il en pleuvait, un climatiseur...