Trois heures du matin (1/4)

C’était la fin de soirée d’un mariage, un banal mariage, très joyeux, forcément arrosé, le 27 août 2017 à Pont-de-Beauvoisin, en Isère, quand la petite Maëlys De Araujo est assassinée. Dans «Rapport sur Nordahl L.» paru aux Editions Hervé Chopin, l’écrivain Michel Moatti enquête sur le déroulé de cette fête ordinaire qui bascule en tragédie pour tout un pays. Extrait.

Moatti Lelandais Moatti Lelandais
Cette photo fournie lundi 28 août 2017 par la Gendarmerie Nationale montre un portrait de la jeune fille disparue, Maëlys. © Keystone / AP Gendarmerie Nationale

Les procès-verbaux noteront très exactement 2 h 45. Elle n’est plus là. Soudain. On se rend compte de son absence. Maëlys n’est plus dans l’enceinte de la fête. Celle-ci met plusieurs minutes à s’estomper. Ni la nuit ni la stupeur qui gagne lentement les convives – il en reste une petite centaine, sur les cent quatre-vingts du début – ne parviennent tout à fait à éteindre les flonflons du bal. Mais la musique semble à présent plus lourde, plus sourde. Voilà qu’une inquiétude s’infiltre dans la fête. Jennifer De Araujo, la maman, conduit l’équipe de recherche. Elle est terriblement blême. Comme si un mauvais pressentiment l’avait déjà gagnée. Elle le dira plus tard: «Je me doutais que quelque chose de grave venait de se passer, et que Maëlys était concernée...» Alors immédiatement elle a cherché des yeux, autour d’elle, en se déplaçant avec fièvre dans la fête qui s’achève, cet homme dont le comportement pendant la soirée lui avait semblé un peu étrange, cet homme qui faisait de curieuses grimaces et qui traînait autour de sa fille. C’est à lui qu’elle pense immédiatement. Lui qui a passé tant de temps avec Maëlys à regarder des photos de chiens. Elle se souviendra que Maëlys l’avait trouvé «sympa», et qu’elle était heureuse qu’il lui montre des photos de chiens sur son téléphone. Plus tard également, pétrie de remords, d’angoisse, de détresse, Jennifer exprimera toute sa culpabilité d’avoir simplement trouvé «étrange» le comportement de cet homme qui consacre tant de temps à parler avec une fillette, au cours d’une nuit de noce. MBernard Méraud, le premier avocat de Lelandais, dira juste après la garde à vue – en usant d’une expression baroque – que son client a eu, en effet «des contacts plus particuliers que d’autres personnes avec l’enfant, au cours de cette soirée».

«Où est Maëlys?» demande-t-on par là. «Maëlys? Une petite, bien coiffée, avec une robe blanche! Vous avez vu Maëlys? Où est ma fille?» questionne sa maman, en glissant d’un groupe de danseurs à l’autre. Oui, où est-elle? Quelques petits sommeillent toujours dans leur recoin, au milieu des sacs à main et des vestons, et d’une montagne de paquets-cadeaux, emballés de papier crissant qui renvoie les éclairs du light-show. Six ou sept petits sortent brutalement du sommeil, réveillés par ces adultes dont la nervosité les gagne. Maëlys ne fait pas partie de ce groupe. Aucun des enfants ne l’a vue depuis des heures, depuis la partie de chaises musicales en début de soirée, avant le gâteau et la glace, ou, peut-être, si, dans le jardin, avec un petit garçon. On trouve le garçon, qui ne se rappelle plus bien. Oui, il était avec la fille, mais il est allé demander à sa mère pour faire pipi, et puis il ne l’a plus revue. On s’organise par petits groupes, qui tous, sans se concerter, finissent par suivre les mêmes chemins. On passe des zones bruyantes et lumineuses – la sono, le bar, la piste de danse – à d’autres, plus silencieuses et sombres. Ce vestiaire qui ressemble à une réserve de boutiquier, chargé d’ombres et dans lequel l’humidité du petit matin a commencé à s’infiltrer. Les fourrés alentour, rendus blêmes par l’éclairage public dont les hauts becs font pleuvoir leur lumière blanche. La végétation semble couverte de gel. On ne la trouve pas.

Que sait-on? Pas grand-chose, constateront les parents en compilant, dans la fièvre, les quelques éléments qu’ils peuvent rassembler. On a vu un petit garçon et une petite fille s’approcher d’une voiture. Peut-être y monter. «Oui, possible», dira l’un. «Je ne sais pas», ou «peut-être». Quand? Bien plus tôt dans la soirée. On ne sait plus. Et quelle voiture? On décrira différents véhicules. Toutes se ressemblent de nos jours. Une citadine. Une Allemande. Une Golf. Une Peugeot noire. Une Audi. Métallisée. Un peu plus tôt, Jennifer elle-même a passé un instant dehors, avec Joachim, son mari, et quelques fumeurs à l’entrée de la salle des fêtes. Des voitures partaient. Elle n’a pas fait attention. L’heure n’était pas encore à l’alerte. «Il est passé devant des gens, bien entendu, me dira Jennifer De Araujo. Mais l’endroit était sombre, des éclairages étaient en panne. Il a eu beaucoup de chance à ce moment-là, quand il a quitté la salle des fêtes...» On fait le tour des véhicules alignés sur le parking de la salle polyvalente. Des hommes et quelques mamans affolées promènent l’écran-torche de leur téléphone portable à travers les vitres teintées pour voir si jamais une petite fille ne s’était pas endormie sur une banquette arrière d’un véhicule ouvert. Rien n’est sûr encore. Les vitres ne révèlent pas tout, les reflets gênent les regards.
– Elle se sera endormie avec d’autres enfants, on va la retrouver. Il ne faut pas dramatiser, conjecture une dame qui a eu des enfants et sait qu’il ne faut pas s’énerver à la première occasion.
– Oui, ne dramatisons pas! lance un papa, dont la panique qui gagne ne parvient pas à chasser tout à fait les émotions joyeuses de la noce.

Il tient un grand gobelet de plastique dans lequel reste un fond de liqueur à la menthe. Oui. Mais il ne faut pas prendre les choses à la légère non plus. Les environs sont couverts de bois, de vastes étendues sauvages. Sans dramatiser, il y a mille manières d’avoir des ennuis pour une petite fille plongée dans cette nuit-là. On cherche encore. Tout proche, le domicile du gardien de la salle des fêtes est investi par des hommes en patrouille. Un autre escadron de papas décide d’inspecter deux ou trois fêtes aux alentours. Un bar a été privatisé et on entend, maintenant que la musique s’est suspendue ici, un martellement de hip-hop. Oui, en remontant sur le chemin de la Calabre. Qui sait? Un copain, une copine y a peut-être entrainé́ Maëlys?
– On ne sait pas tout de nos enfants, lance une maman, sentencieuse, qui sait de quoi elle parle. Allons, vous allez voir qu’on va la retrouver.

Oui, il faut élargir le périmètre. Il faut aussi, maintenant, prévenir les gendarmes.
– Les pompiers! clame un papa qui est lui-même sapeur-volontaire. Ils sont plus rapides. Il ne faut pas perdre de temps.
– Exact, surenchérit un autre, c’est dans les premières minutes que ça se joue…

Minutes? Il est déjà plus de 3 heures, et l’on cherche Maëlys depuis près d’une demi-heure. Sans succès. Il faut des chiens, un hélicoptère. De la lumière. Des battues. La nuit va glisser. Pour Jennifer De Araujo, jamais une nuit n’aura duré si longtemps. Une vie bascule et reflue. Des brefs espoirs encadrent des abîmes d’angoisse. On est prêt à faire n’importe quoi, foncer dans l’ombre, droit devant soi, en criant son nom. On se dit qu’elle va répondre, tapie dans le noir, perdue, et la joie sera immense des deux cotés quand elles se jetteront dans les bras l’une de l’autre. Puis très vite, elle comprend que Maëlys n’est plus dans le périmètre de la fête. Elle a compris qu’elle avait disparu. Elle se met à penser de plus en plus vite. A trembler aussi. Et si en participant aux recherches, dans cette nuit noire de Pont-de-Beauvoisin, c’était elle qui retrouvait... le corps de sa fille? Les choses commencent à porter des noms, de moins en moins abstraits et de plus en plus sinistres. Corps. Blessures. Mort.
– Maëlys! crie-t-elle sans y croire derrière le mur humide de la salle polyvalente.

Un homme est là, qui urine sur une bordure de troènes. Il se racle la gorge pour garder une sorte de contenance. Il titube vers l’arrière, regagne son groupe. Deux éclaireurs reviennent du chemin de la Calabre, où ils ont questionné des couples excités, des jeunes emplis du bonheur de la nuit et de l’été. Ils ont à peine répondu aux questions. Une heure que l’on piétine dans le noir. Les gendarmes sont là. Leurs lumières bleues ont remplacé les éclairages agressifs du DJ. Ils posent déjà des questions; ils ont isolé les noceurs et balisent leur enquête. Les témoins potentiels sont interrogés un à un. Que sait-on au juste? «Quand la petite fille a-t-elle été vue pour la dernière fois? Où? Etait-elle seule? L’a-t-on vue parler à quelqu’un? S’est-elle attardée ici ou là?» On ne sait pas. Pas vraiment. Oui, il semble que... Déjà, dans l’après-midi... Elle a parlé longtemps, ou à plusieurs reprises, avec un homme.
– Quel homme? Il est encore là, cet homme? demande le gendarme, en baissant la voix et en regardant bien dans les yeux. Est-ce qu’on peut le décrire, au moins?

On n’est pas sûr. Tout le monde possède un peu la même allure de nos jours. Cheveux très courts, look sportif.
– Un de vos amis? demandent à chaque témoin les gendarmes.
– Non.

Parfois la réponse est un peu trop sèche, comme si elle masquait une sorte de gêne.
– Un ami d’ami, alors?
– Peut-être. Un type qui traîne quelquefois dans les soirées…

Un copain de collège du marié, rendu flou par le temps qui a passé.
– Alors il a parlé à la fillette?
– Oui, il était du côté du parking. Il y avait des gosses avec lui. Une fillette en robe jaune. En robe blanche. En débardeur clair. On n’est jamais sûr de rien dans ces moments-là.

Un berger malinois tire sur sa laisse. Le gendarme cynophile le laisse se déterminer. On lui a fait respirer une lingette-référence avec l’odeur prélevée sur un effet appartenant à Maëlys. La paraffine a capté son parfum. Le chien va désormais rechercher ce parfum-référence. Il tourne un peu en rond, hésite, visite la salle où les enfants étaient regroupés pendant la fête, ressort. Il quitte le bâtiment, se faufile sur le parking, calme et ralentit. Il sent manifestement une piste. Il se dirige vers le parking, sent plus fort au sol, revient, sent encore. Lève la tête. C’est fini. L’odeur s’est évanouie. Il n’y a plus rien. Le parfum-référence s’est évaporé. Le parfum est probablement reparti dans un véhicule garé là, quelques minutes plus tôt. Avec sa petite propriétaire. On en revient aux questions.
– Est-ce que l’on a entendu ce qu’ils se disaient? questionne un gendarme. De quoi parlaient-ils?

C’est Jennifer qui répond. Elle ne trouve pas ses mots tellement elle est nerveuse. Ses idées sautent de l’une à l’autre, elle ne peut pas se calmer. Il suffirait qu’elle apparaisse là, et tout reprendrait son cours, tout redeviendrait normal. Mais bien sûr, elle a beau fermer les yeux et les rouvrir, Maëlys ne réapparaît pas.
– Oui, finit-elle par crier, elle a vu sa petite fille parler avec un type. Non, elle ne le connaît pas. Ils ont parlé de chiens, lui a dit Maëlys.

Elle explique que cet homme, elle l’a cherché, quand l’alerte a été déclenchée. Elle ne l’a pas trouvé tout de suite. Pourtant, il était là, on lui a dit qu’il était du côté des toilettes. C’est qu’il n’est pas parti, alors, avait-elle pensé. S’il est là, c’est que ce n’est pas lui qui a emporté sa fille. Plus tard, enfin, elle l’a croisé.
– Vous n’avez pas vu ma fille? La petite fille avec qui vous avez parlé... parlé de vos chiens?

L’homme la regarde à peine, répond que non, l’air blasé, presque avec dédain. Il s’éloigne. Jennifer avait oublié l’homme et était repartie sur les traces de Maëlys.

Avant de devenir cette «boule puante» qu’avait évoquée son officier supérieur, il a été soldat. Il a vécu des choses qu’il ne laisserait pas à d’autres. La formation chien, bien sûr. Quelques frissons de caserne, aussi. Maniement des armes, corps-à-corps, respect des gradés, gratifications et punitions. Et puis la Guyane, quel enfer. Un enfer plein de délice. Là-bas, on a l’impression que tout est cassé. Que rien ne fonctionne. En tout cas pas comme ici. Il aime bien quand c’est un peu cassé. Que les trucs partent un peu de traviole. Penché pour penché, avec son instabilité à lui, le foutoir ambiant finit par remettre les choses dans l’axe. On pourrait s’y laisser aller à faire n’importe quoi que personne ne s’en apercevrait. Ou ne s’en apercevrait que trop tard. Oui, les colonies, c’est de bons endroits pour faire le con. Pour foutre le bordel. Même l’armée, là-bas, est moins... militaire. Comme si tout était confiné sous une sorte de demi-sommeil, de sons étouffés, de lenteurs chroniques. La Guyane, ça pourrait se résumer à des souvenirs, presque des rêves éveillés. Tard une nuit, à écouter les eaux d’une rivière glisser dans l’ombre. Ce moment avait-il vraiment existé? Cette soirée de permission, passée avec un camarade. Ils avaient fumé tous les deux et l’air, il croyait s’en souvenir, était aussi chaud qu’en journée. Ils s’étaient baqués à poil dans les eaux noires, sentant parfois des mouvements furtifs leur caresser les jambes. Poissons, serpents, saloperies aquatiques avec ou sans venin: cette nuit-là, il s’en fichait un peu. Il s’était senti invincible. La Guyane ne pouvait rien contre lui. Au contraire. Elle lui insufflait un peu de son égarement, de sa dangerosité, de sa pourriture. Non, il ne craignait rien: le venin, c’était lui. De l’armée, il a aussi gardé des réflexes et une certaine maîtrise des protocoles. «Protocole» est un mot qu’il aime bien, même s’il n’en maîtrise pas complètement le sens. C’est un mot qui rassure. Employé sans cesse par les gradés, il exprime une maîtrise et un contrôle des choses qui lui échappent en temps ordinaire. Tout est moins le bordel quand il y a un protocole. Un protocole, c’est faire les choses dans l’ordre. C’est faire les choses comme il faut. Toutes les choses. Ne pas bâcler. Ne pas oublier. Ne pas se laisser aller à balancer la merde sous l’édredon, comme disait quelqu’un. Par exemple, quand il s’est mis à bosser pour le test de Cooper, il s’est fixé un protocole. Immédiatement. Trouver une piste d’athlé en bon état, sur laquelle il pouvait revenir. Y prendre des marques. Débuter en progressif. Demi-test. S’étalonner sur six minutes et calibrer sa VMA. Puis passer au test «grandeur nature» et côtoyer les meilleurs. Tout n’était qu’une question de protocole. Tout faire, bien faire, dans l’ordre. Par exemple, pour le mariage, il a pensé au protocole. Il a réfléchi aux manières de s’extraire, comme on disait au 132e. S’extraire: disparaître du radar. Se fondre dans le décor. Mode avion.

A 2 h 46, il avait mis son téléphone en mode avion, avait allumé le contact, démarré et il avait quitté le parking. Pffft! La balise de l’opérateur venait de le perdre. Il était comme un avion furtif, maintenant, volant sous les radars. Il avait tout son temps.