Route de nuit (2/4)

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Dans «Rapport sur Nordahl L.» (Hervé Chopin), Michel Moatti livre le récit d’une enquête menée à la fois dans le prétoire et auprès de la famille pour mettre des mots sur l’innommable, la disparition d’une enfant qui a croisé la route d’un bourreau, Nordahl Lelandais. Extrait.

C’est une route à deux voies, bordée de marchands de voitures d’occasion et de supermarchés. Ce pourrait être n’importe où en France. Un Super U, un Lidl, une grande enseigne d’articles de sport; luminaire, mobilier, ménager, jardinage. La route alterne longues lignes droites et courbes douces, sur lesquelles on n’est pas obligé de ralentir. Même les ronds-points, signalés par des panneaux directionnels largement dimensionnés, sont à peine des obstacles. Oui, on peut lâcher les chevaux. La télé a dit qu’on peut faire la route entre Le Pont-de-Beauvoisin et Domessin en neuf minutes. Il n’en a sans doute pas mis plus pour épouser ces courbes et ces droites, cette nuit-là. Le Guiers, cette rivière qui coule en contrebas et qui sépare l’Isère de la Savoie, se devine à peine, de jour comme de nuit. Les grands entrepôts de la zone commerciale et les épaisses rangées d’arbres l’isolent complètement. Peut-être, à la nuit, entend-on, du côté du pont qui enjambe le Guiers sur la D82, l’eau qui bruisse en tombant de plusieurs mètres, par une chute aussi large que le cours d’eau et qu’un ouvrage de béton – piles et escalier à saumons – sectionne comme une lame. D’immenses bois s’étendent sur les crêtes, bois noirs et terrifiants de conte de fées. Jennifer De Araujo m’a confié combien Le Pont-de-Beauvoisin lui a toujours semblé sinistre, et triste. Pourtant, elle y est née, et a passé son enfance tout près, aux Abrets, à quelques kilomètres. Mais Le Pont-de-Beauvoisin a toujours été comme un mauvais présage. Une menace. Un lieu vide, imprégné d’absence.

Lui les connaît bien ces routes forestières, ces lacets perdus au creux des montagnes. Il les a empruntées déjà quatre mois plus tôt. Il cherchait un endroit désolé pour y abandonner le corps du caporal Noyer. Ils ont traversé les paysages de la nuit silencieuse, passant des ténèbres des bosquets aux perspectives périurbaines baignées dans la lueur orangée des grands lampadaires à sodium. Même si l’on est encore un peu à la campagne, la ville y a métastasé ses accessoires et ses mécaniques. Grillages, murs de tôle, vastes panneaux de promotion. La vie vous sourit, prétend l’un d’eux, en couleurs vives à peine atténuées par les phares de l’Audi. Et derrière les arbres, masse sombre sur la droite, ininterrompue et à peine menaçante, la rivière, silencieuse et éternelle. Elle, elle sera là demain, au jour levant, et tous les autres jours.

C’est le dernier voyage de Maëlys De Araujo qu’il a organisé là. Le dernier voyage du dernier jour de la vie de Maëlys. Dans le pli d’une époque qui fabrique des monstres. Ils ont glissé dans la nuit, passant d’une nature assoupie, tapie dans l’ombre comme pour y noyer les derniers instants d’une petite fille, à l’éblouissement électrique des mâts d’éclairage. Entre frénésie et exaltation, ils ont roulé. Est-ce qu’il était excité? Ou excédé par les pleurs de la fillette qui a maintenant compris qu’il n’était plus question de chiens, ni de gentil tonton? Est-ce qu’il nous dira un jour à quoi pense un homme, dans ces moments-là? Un homme de trente-quatre ans assis à côté d’une fillette qui n’a pas neuf ans, et qu’il va bientôt tuer?

A l’aube, tout a changé. Jennifer a regardé le ciel devenir de plus en plus clair, les nuages se teinter de rose, les vapeurs monter des forêts au-dessus des maisons. Avec l’aube, l’excitation cédait lentement la place à la stupeur. La stupeur à la peur. Une peur qui emportait le corps tout entier. Le ventre d’abord, puis les épaules. On aurait envie de laisser là ce corps qui ne sert plus qu’à enrober la douleur. Et puis la tête. Elle avait des pensées plein la tête. Des idées contradictoires, qui se succédaient comme des ordres binaires dans le cœur d’une machine. On va la retrouver. Dans une heure, peut-être avant, elle va réapparaître au détour de la route, elle se sera égarée. Endormie. Elle est allée dormir chez une petite copine et a oublié de prévenir. Elle était si fatiguée. La maman de la copine est navrée, tout ce chambard. Si elle avait su. Comment pourrait-elle jamais se pardonner de lui avoir fichu autant la trouille? Et tout ce monde. Ces battues qui se préparaient. Cet hélicoptère sur le parking, ces uniformes. Tout ça pour rien. Maëlys va bien. La revoilà. Non. Rien n’allait. On le voyait bien. Justement tout ce chambard. On ne fait pas venir un hélicoptère pour rien. Pas quand une petite fille va passer la nuit chez une copine. On ne rassemble pas autant d’hommes habillés comme pour partir à la guerre si rien de grave ne s’est passé. La maman de la petite copine n’est pas arrivée. Elle ne viendra pas. Le gendarme – c’était un lieutenant, il s’était présenté aussi comme officier de police judiciaire – avait un air trop sérieux, dissimulé sous un parler professionnel et plein de mots techniques, pour que ce ne soit qu’un quiproquo grotesque. Il avait posé des questions. Ses hommes avaient posé des questions. On avait commencé à isoler les invités comme des suspects, à sonder les esprits, à lui poser à elle aussi des questions. Maëlys avait-elle été grondée ces derniers jours? Est-ce qu’elle avait l’habitude de bouder ? S’était-il passé quelque chose de particulier? Puisque la rentrée était toute proche, devait-elle rentrer à l’école dans des conditions qui lui déplaisaient? Une mauvaise classe? Une maîtresse avec qui elle redoutait de se retrouver? Des histoires avec des camarades au cours de l’été? Quelque chose de suspect pendant ces vacances? Un homme qui aurait pu rôder autour de la fillette, ou autour de la maison? Non. Il n’y avait rien. Mais Maëlys avait disparu. L’officier avait demandé une photo pour faire une affiche.
– On ne sait jamais. Cela va prendre quelques heures. Il faudra en faire plusieurs dizaines. Une centaine dans un premier temps. Il est très possible que votre fille soit retrouvée avant que l’affiche soit même imprimée.

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