â Ce type, câest modus et bouche cousue, laÌchera un enqueÌteur, deÌjaÌ honteux de son mauvais calembour.
Le suspect a un scheÌma directeur tout simple, dont il ne varie pas: il repeÌre, approche, tue et file dans la montagne se deÌbarrasser du corps. Ensuite, quoi quâil se passe, il se tait. Pas un mot. Si on lâinterroge, il nie en bloc. Toutes les charges sâeffritent devant lui. Il a reÌponse aÌ tout. En quelques secondes, au cours des interrogatoires, Nordahl Lelandais trouve des parades aux questions les plus embarrassantes. Il ricane. Un peu. Quand on lui parle des recherches en cours, il pense: Ouais, je la connais... Avis de recherche: Monsieur Propre a disparu sans laisser de traces! Il rit dans sa tĂȘte, sent que personne ne va rire. Il reprend sa position avachie et narquoise. «Ce que jâai dit, câest ce qui sâest passeÌ...» reÌpeÌtera-t-il devant les assises de ChambeÌry. Invariable. Imperturbable. IndeÌmontable. Au preÌsident, aux parties civiles, aÌ lâavocate geÌneÌrale, aÌ son propre avocat, il lancera de sa voix eÌtouffeÌe par le verre eÌpais de son box: «Ce que jâai dit, câest ce qui sâest passeÌ.» Tout le monde finira par se deÌtourner, exceÌdeÌ par cet entĂȘtement aÌ la fois arrogant et pitoyable. Il sâaccrochera jusquâau bout aÌ sa «veÌriteÌ», ce nom quâil donne aÌ ses mensonges. La famille de MaeÌlys ne sây trompera pas. Jennifer De Araujo me confiera aÌ lâissue des premieÌres prises de paroles de Nordahl Lelandais aux assises de Savoie: «Le proceÌs pour Arthur nous bouleverse, nous torture, et nous laisse imaginer ce qui nous attend.» Oui: il reÌpond aÌ tout. Parfois apreÌs une ou deux secondes dâheÌsitation, parfois presque du tac au tac, comme sâil avait tout un tas de reÌponses bien rangeÌes dans des petites boiÌtes, comme les mouches de mai dans la musette dâun peÌcheur. Pourquoi met-il brusquement son portable en mode avion, juste aÌ lâheure ouÌ disparaiÌt MaeÌlys? Nâest- ce pas ce quâil a deÌjaÌ fait la nuit de la disparition du caporal Arthur Noyer? Ses deux teÌleÌphones coupeÌs, avant de plonger dans le silence du col de Marocaz.
â Pour eÌconomiser la batterie: la feÌte nâeÌtait pas finie et jâavais besoin de mon portable...
â Vous avez bougeÌ votre veÌhicule vers 3 heures du matin?Â
â Jâvous dis que je chargeais mon portable. JâeÌtais sur le parking...
â A 3 heures?
â Ouais.
On passe aÌ dâautres questions. Sans penser aÌ Monsieur Propre, un enquĂȘteur lui demande pourquoi il a laveÌ sa voiture, juste apreÌs la disparition. Pourquoi surtout il lâa laveÌe aussi soigneusement.
â JâeÌtais sur le point de la vendre. Jâavais un acqueÌreur. On devait se voir incessamment-souper pour finir lâaffaire. Une A3, câest pas un Kangoo: ça se bichonne pour neÌgocier...
Il est si sĂ»r de lui quâil a envie dâen ressortir une bien bonne. Il se retient. Se contente de reÌpeÌter: Une A3, ça se bichonne... Aller au lave-auto, câest quand meÌme pas un crime, en reÌpublique? Si? Plus tard, sur ce point preÌcis du lavage du veÌhicule, le colonel Patrick Touron, directeur de l'Institut de recherche criminelle de la Gendarmerie nationale (IRCGN), expliquera que ses hommes ont proceÌdeÌ aÌ lâexamen de huit cents heures de videÌosurveillance de la station de lavage auto, et quâils sâeÌtaient rendu compte que le veÌhicule de Nordahl Lelandais avait eÌteÌ Â«non pas nettoyeÌ, mais fait lâobjet dâun travail systeÌmatique de destruction dâeÌventuels indices». Ce sera lâune des constantes du mode opeÌratoire de Lelandais: il sâacharne aÌ effacer les traces. Lâavocate geÌneÌrale le releÌvera aux assises: «On ne sait pas. Parce quâil a fait en sorte que lâon ne sache pas.» Bien. Les enquĂȘteurs passent aÌ la question suivante:
â Pourquoi mettre son portable «en mode avion de 2h46 aÌ 3h25?» la nuit de la disparition?
â Ben, je vous lâai dit: pour eÌconomiser la batterie!
Est-il bien neÌcessaire dâeÌconomiser sa batterie aÌ 3 heures du matin? Les enqueÌteurs noteront pourtant que la batterie de Nordahl Lelandais est alors «chargeÌe aÌ 68 %». Pourquoi sâest-il deÌbarrasseÌ de son bermuda la nuit de la disparition? Y avait-il dessus des traces compromettantes, qui le rattacheraient aÌ MaĂ«lys?
â Pas du tout: jâavais bu un peu plus que raisonnable. CâeÌtait un mariage, hein! Et jâai... ben, jâai vomi sur moi. Je suis rentreÌ me changer.
Ce qui expliquerait ces allers-retours singuliers, apreÌs 3 heures du matin, entre Le Pont-de-Beauvoisin et son domicile? Quand on quitte une noce aÌ cette heure-laÌ, en geÌneÌral, câest pour aller se coucher, pas pour revenir une heure plus tard.
â Exactement, mais laÌ, je me suis juste changeÌ et je suis retourneÌ au mariage. Nickel chrome.
â Mais jette-t-on pour autant dans la nature un short tacheÌ? Se deÌbarrasse-t-on de ses habits aÌ chaque fois quâils sont sales?
â Oui, câest ma meÌre qui me lave mes affaires: je tiens pas aÌ ce quâelle croie que je conduis un peu bourreÌ et que je me gerbe dessus, quand meÌme...
Vient la vraie colle, celle que les enquĂȘteurs gardaient sous le coude pour la jouer en fin de partie: pourquoi cet ADN, celui de MaĂ«lys sur le tableau de bord de son A3? Nordahl Lelandais a aÌ peine freÌmi. A peine heÌsiteÌ. Dix secondes? Douze secondes? Il a lanceÌ, dâune voix qui ne tremblait que dans ses peÌripheÌries:
â Bah, câest normal: la gamine elle jouait au foot avec un mioche, un petit blond. Et moi, jâavais laisseÌ les vitres ouvertes, aÌ cause de la chaleur. Le ballon est parti dans la bagnole. Elle a eÌteÌ le rechercher. VoilaÌ.
Les enquĂȘteurs se sont regardeÌs, par en dessous â sans se faire trop remarquer. Oui, il trouve des parades aÌ toutes les questions. La seule question sur laquelle il bute un peu, câest celle concernant les cameÌras de surveillance: comment explique- t-il cette silhouette sur le sieÌge passager, cette silhouette frĂȘle, manifestement celle dâune fille ou dâune treÌs jeune femme, de petite taille, vĂȘtue dâune robe blanche aÌ bretelles? A lâheure ouÌ il preÌtend ĂȘtre sur le parking, pendant que son teÌleÌphone se recharge? Silence. Pour une fois, silence. Motus. La roue tourne dans la tĂȘte du suspect. Il cherche, mais ne trouve pas. La reÌponse est pourtant simple:
â Je ne sais pas, moi... Il nây avait personne dans ma bagnole.
â Seul ou pas seul... Mais vous nâeÌtiez pas sur le parking, alors?
La roue tourne encore un peu, va sâarreÌter. Le suspect releÌve la teÌte. Il sait, aÌ preÌsent. Dans un sourire, il jette:
â CâeÌtait pas ma bagnole, voilaÌ... Sur les cameÌras, câeÌtait pas ma bagnole. Vous savez combien il y a dâAudi A3 en RhoÌne-Alpes?