Moatti Lelandais Moatti Lelandais
Le site commémoratif éphémère dédié à Maëlys De Araujo à Pont-de-Beauvoisin. © Jean-Paul Corlin

Tempus fugit (4/4)

L’écrivain Michel Moatti remonte aux origines de la fabrication du monstre Nordahl Lelandais, interrogeant l’indicible frontière entre victime et bourreau. Extrait de «Rapport sur Nordahl L.» paru aux Editions Hervé Chopin.

Le temps s’enfuit. Le temps efface tout. Sauf peut-être la douleur des deuils. Mais les traces biologiques s’estompent avec les saisons. Les chairs se dissolvent et les os s’effritent. Le vent et la neige balaient les marques et suppriment les empreintes. «Nous avons perdu six mois alors que le dossier démontrait manifestement et, finalement dès les premiers temps de l’enquête, l’implication de Nordahl Lelandais dans l’enlèvement de Maëlys», a déclaré Me Fabien Rajon, l’avocat des parents de Maëlys, lors d’une conférence de presse tenue début mars 2018. Et si l’option du silence et de l’attente choisie par «le suspect principal de l’affaire Maëlys», ainsi que l’appellent parfois les médias, n’était finalement qu’une stratégie? Une manière de suspendre le temps de l’enquête et d’escompter sur l’évanouissement des preuves médico-légales? Les atermoiements et les refus de s’exprimer couvraient peut-être deux ruses: échafauder une suite logique d’explications, capable de produire une responsabilité atténuée – la non-intention de tuer, l’accident – tout en permettant de gagner du temps. Gagner du temps, pour lui, c’est bien entendu en faire perdre à l’autre partie. L’enquête, l’instruction, les avocats des parents et les parents eux-mêmes, qui ont dû se contenter de bien peu pendant des semaines longues comme des siècles. Le journal belge Le Soir a soulevé un point que peu de ses confrères ont développé ou estimé: les premiers éléments relevés sur les lieux de l’abandon du corps par les légistes esquissent de grandes difficultés à apprécier scientifiquement le scénario exact de la mort de Maëlys De Araujo. Les premières conclusions de l’autopsie rendues publiques semblent le confirmer.

Car, au-delà de la première détermination pénale – meurtre, assassinat –, il y a une autre qualification qui demeure figée dans l’inconnu et que cette progressive disparition des éléments légaux rendra peut-être de plus en plus complexe à établir: celle de l’agression sexuelle ou du viol de la petite fille, la nuit du 27 août. La découverte tardive du corps rend extrêmement incertain le relevé de traces ADN ou de lésions physiologiques permettant d’évoquer le viol. Et les premières conclusions des experts de l’Institut de recherche criminelle de la Gendarmerie nationale ne permettent pas de confirmer (ni d’infirmer) cette hypothèse. Nordahl Lelandais a refusé de s’expliquer précisément sur les circonstances de la mort de Maëlys De Araujo. Pour certains enquêteurs, cette stratégie vise à pouvoir adapter sa défense en fonction des éléments de preuve qui pourraient surgir au fil de l’instruction. En déclarant vouloir s’expliquer «ultérieurement», il espère garder quelques atouts en réserve et moduler ses explications au fil du temps. Aux assises de Grenoble, l’ancien procureur Jean-Yves Coquillat, qui a dès le départ dirigé l’enquête autour de la disparition de Maëlys, cité comme témoin ici, parlera «d’adaptabilité». «Cherchez les déclarations spontanées de Nordahl Lelandais: il n’y en a jamais eu.» Le mis en examen sait alors que beaucoup de son destin se jouera sur cette présence ou absence d’éléments matériels qui pourraient révéler ce qui s’est exactement passé entre lui et la petite Maëlys, après qu’ils ont quitté la noce de Pont-de-Beauvoisin. Tueur d’enfant, ce n’est pas rien. Mais tueur et violeur! Celui qui tue et viole une fillette de huit ans tombe au plus bas du mépris social, celui de la vie ordinaire des hommes, de «l’opinion publique», mais aussi au plus bas de la hiérarchie criminelle des prisons. Les décennies d’emprisonnement – certaines si l’accusation est capable d’apporter aux assises les preuves qu’il y a bien eu meurtre et peut-être viol – seront alors des années d’enfer pour le pointeur Nordahl Lelandais.

Un autre point est évoqué par l’enquête: Maëlys ne portait plus de sous-vêtements; ceux-ci, sa culotte et sa brassière, ont été retrouvés «un peu plus loin». Un désordre, une anomalie sur la scène et dans le scénario proposé par Nordahl Lelandais: une mort rapide et involontaire. Des éléments d’aveu partiel qui ne cadrent plus, plus du tout, avec un corps dénudé et une petite culotte roulée en boule et abandonnée loin du corps. Jugés par les enquêteurs «dégradés par les intempéries», ils ne le sont peut-être pas autant que l’aurait souhaité celui qui les a laissés là, sept mois plus tôt. Ils ont été, confie l’enquête, examinés «fibre à fibre», un à un, à la recherche d’éléments génétiques qui pourraient combler les inconnus dans les explications de Nordahl Lelandais. Comme pour son automobile, pour laquelle il avait fallu plusieurs examens de plus en plus fins pour découvrir du sang de Maëlys, peut-être que ces pièces à convictions finiraient aussi par parler. Ou d’autres, moins biologiques que numériques. Les ordinateurs, les téléphones, le GPS de Nordahl Lelandais ont été disséqués et analysés eux aussi fibre à fibre. Comme le noteront plusieurs médias face à la succession de traces numériques qui accablent le suspect, ce ne sont plus seulement les autopsies qui assistent les enquêteurs: si autrefois on savait faire parler les morts, aujourd’hui, on a appris à faire parler la mémoire des machines. Malgré le temps qui passe, le froid, le vent, la neige, les bêtes sauvages, il était encore possible que le tueur de Maëlys ait laissé derrière lui des indices qui pourraient faire basculer définitivement l’enquête.

Appelons-la Cassandra C. Elle a été la petite amie de Nordahl Lelandais. Elle l’était encore au moment du drame, comme elle nomme les journées des 26 et 27 août. Enfin, elle croit qu’elle l’était encore. Elle ne sait plus. Rien n’est clair avec lui. Un jour ici, un jour ailleurs. Elle aussi a eu ses doutes. Aujourd’hui, elle se souvient qu’il y aurait eu des débuts de confidences. Des propos ambigus. Des souffrances cachées qui, soudain, se mettaient à suinter à de rares moments où il se sentait en confiance. Cassandra a commencé à mettre des mots sur les périphrases énigmatiques de son compagnon. «Attouchements.» «Abus sexuels.» Viol, peut-être. Des sévices qui auraient pu avoir été commis sur Nordahl Lelandais lors de sa scolarité au collège. Elle dit qu’elle en a parlé à sa mère. Celle-ci lui aurait confié qu’elle s’était également posé la question. «Il pleurait», aurait expliqué la maman à la copine de son fils. Certains jours, il refusait d’aller en classe: «Ce fichu sport-études. Je l’ai enlevé de là au bout d’un an. De toutes les façons, il pleurait et ne voulait plus y mettre les pieds.» Cassandra évoque aussi cette information que lui aurait rapportée Mme Lelandais: un peu plus tard, le directeur du collège avait été renvoyé pour avoir commis des attouchements sexuels sur certains élèves. Les journaux ont relayé les confidences de Cassandra. Ils ont répété en boucle le lieu commun du traumatisme infantile, qui finit par transformer des victimes en bourreaux. Les chaînes d’information en continu ont fait venir des experts sur leurs plateaux. Les experts ont essayé d’expliquer comment ça marche dans ces cas-là. Ce qui se construit – ou se détruit – dans la tête des enfants ou des ados victimes d’abus sexuels. Des psychiatres ont évoqué des «expériences infantiles défavorables», qu’ils appellent des «E.I.D.». Plusieurs parmi ceux qui se sont succédé face aux interviewers ont répété cette phrase prudente du psychiatre américain Arthur Green: «Il semble y avoir un lien fort entre la violence sexuelle vécue dans l’enfance et un comportement violent ultérieur chez les hommes.»

Henri Lee Lucas et Otis Toole, les deux serial killers américains évoqués plus haut, qui ont assassiné plusieurs centaines de personnes des années 1960 aux années 1980, avaient tous deux subi des abus sexuels graves au cours de leur enfance. Francis Heaulme, le «routard du crime», fut violenté et humilié sexuellement par son père. Patrice Alègre, le psychopathe aux multiples assassinats de prostituées dans la région toulousaine, avait été violé à l’âge de douze ou treize ans, et sa mère – prostituée elle aussi – le contraignait à assister à ses ébats sexuels. Sans aucun doute une double «expérience infantile défavorable». Joseph Vacher, le tueur de fillettes et de bergers, violeur et égorgeur sur plus d’une décennie, a sans doute été violé lors de son séjour, adolescent, chez les frères maristes de Saint-Genis-Laval. Le terrifiant Emile Louis, «le boucher de l’Yonne», a été violé, enfant, dans une institution pour enfants délinquants. Rien n’empêche de croire que Lelandais lui aussi a connu, adolescent, dans son «fichu sport-études», ces expériences défavorables qui conduisent au meurtre et aux assauts sexuels. Rien n’empêche non plus de croire qu’il s’agit là de fables, d’un dispositif d’évitement, comme le suspect en a disséminé un peu partout dans la narration de sa vie. L’hypothèse de violences ou d’attouchements sexuels subis lorsqu’il était enfant n’a pas été retenue aux assises. Ni l’instruction ni la cour n’ont été en mesure d’infirmer ou de confirmer cet épisode de la période «sport-études». Sa mère a déclaré dans les journaux locaux que cet incident n’avait jamais eu lieu: «Il n’y a jamais eu de problème avec un directeur quand il a fait son sport-études.» Pas de traumatisme déclencheur du grand mal à venir, donc. Pour autant, il s’agit là d’explications. Pas d’excuses. Et il s’agit aussi d’explications incomplètes, qui ne répondent pas à toutes les questions. Comment naît un tueur? Comment se glisse-t-il dans la société des hommes? Comment s’y fait-il oublier? Quand décide-t-il de sortir de l’ombre? Combien de temps faut-il, enfin, pour que la mue soit complète et que ça commence? Qu’est-ce qui annonce la naissance d’un meurtrier atypique comme Nordahl Lelandais? Qu’est-ce qui annonce, selon l’expression de son conseil, «le cataclysme qui va arriver en 2017? Qu’est-ce qui s’est passé pour en arriver là? Comment tu expliques cette rupture entre un homme bien et celui qui a été décrit comme un monstre»? Le terme «monstre» n’est pas simple à utiliser. Dans son sens moderne, il désigne un individu que son comportement rend effrayant, parce que situé en dehors de la morale commune. Un personnage anomique et solitaire, même s’il camoufle parfois son exil social sous des apparences de relations, fugitives et provisoires. C’est un être qui appelle le mépris, le rejet, la condamnation, avec ou sans jugement. Lorsque ce livre, dans une autre version, avait été préparé pour une publication à l’automne 2018, l’avocat de Nordahl Lelandais s’était étranglé en y découvrant ce mot, «monstre», adossé à celui de son client. Il avait qualifié cette expression «d’atteinte intolérable». La défense a tonné. J’ai reçu une lettre recommandée d’Alain Jakubowicz. Mon éditeur également. Le terme «monstre» ne passait décidément pas. Menaces. D’interdiction judiciaire. De demandes d’indemnisations. Comme je l’ai expliqué alors dans la presse, il n’était pas question d’envisager une seule seconde de prendre le risque de verser des dommages et intérêts à Nordahl Lelandais. J’ai décidé, et mon éditeur avec moi, de surseoir à la publication de l’ouvrage, qui sort aujourd’hui dans une version repensée et mise à jour des développements de l’affaire. Mais le «monstre» n’a pas disparu des débats. Aux assises de Grenoble, un des experts en psychologie rappellera que l’accusé lui-même appelle le «monstre» cet autre qui habiterait en lui.
– Et s’il n’était pas ce monstre que tout le monde décrit?, demanda MJakubowicz en mai 2021, devant la cour d’assises de Savoie.
– Il y a toujours un monstre dans le Lelandais qu’on est en train de voir aujourd’hui, lui répondra l’avocat des parties civiles, MBoulloud.

A l’issue de la première semaine d’audience à la cour d’assises de Savoie, MJakubowicz, qui n’a pourtant cessé de se plaindre du travail des médias depuis l’affaire de la robe blanche et de l’Audi, a retweeté un article de la presse régionale. Un des rares qui voit en Nordahl Lelandais un simple «paumé», soulignant sa vue basse et ses cheveux qui commencent à blanchir. «Un homme.» Et donc, pas le monstre que cherche à effacer des débats depuis des mois l’avocat lyonnais. Comme lors de la demande de suspension du livre. Jusqu’au dernier instant, y compris lors de la plaidoirie, le qualificatif de monstre aura été questionné. MMathieu Moutous, l’un des avocats de Nordahl Lelandais, lance à une cour qui n’en croit plus ses oreilles: «Le procès de Nordahl Lelandais ne s’est pas ouvert le 3 mai 2021, il s’est ouvert le 31 août 2017: ce jour-là, Nordahl Lelandais disparaît et devient le monstre.» Permettons-nous de l’interrompre, et la famille de Maëlys avec nous, puisque c’est d’elle dont il s’agit directement ici: ce n’est pas lui qui a disparu cet été-là! Le fond de la question, et de la méprise, se cache peut- être dans cette interpellation ambiguë déjà évoquée, lancée de ce tutoiement permanent à l’égard de son client, qui a beaucoup agacé en audience et dont la motivation réside sans doute dans ce fameux désir de retour dans la communauté des hommes: «La question de la vérité c’est ton problème, la qualification pénale c’est mon problème...» Le terme «monstre» n’est pas une qualification pénale.