«Vous avez connu Ella Maillart?» A Zurich, à Berlin, à Marseille, des asiatisants m'interrogent ainsi, l'air de douter de ma bonne foi. «Avoir connu? J'ai trié des photos avec elle la semaine dernière encore. Elle était montée jusque chez moi sur ce lourd vélo qui grince. Elle revenait juste de Chine centrale et avait gravi sans broncher les neuf mille marches du monastère de Tai Shan. Sans la tendinite qui lui en reste, elle me prendrait dix longueurs sur une boucle de ski de fond. Elle éteint mes cigarettes une à une sitôt que j'ai le dos tourné...» Le souffle me manque - oui, Ella, le souffle - qu'on me regarde encore comme un imposteur.
Pour ceux qui connaissent ses livres sans connaître l'hospitalité de son nid d'aigles à Chandolin, son rire éclatant, et ses conférences-projections où toujours il faut rajouter des chaises, cette voyageuse au regard incroyablement jeune et bleu est devenue un mythe intemporel au même titre qu'Alexandra David-Neel ou que la vénérable Royal Central Asian Society dont elle est l'une des rares lauréates. Cette aptitude à transformer les vivants en fantômes est assez répandue dans notre petit pays posthume où la notoriété n'existe pour de bon que sous quatre pieds de terre, un de marbre, et quand la succession n'a pas laissé de dettes. Et aussi parce qu'Ella Maillart a voyagé comme au XIXe siècle et que l'Asie qu'elle a parcourue et décrite entre les années 1930-1960 est aujourd'hui en bonne partie «interdite aux nomades», quand elle n'a pas disparu corps et biens. Une année avant sa mort, le journaliste Peter Fleming, compagnon d'une mémorable traversée de Pékin aux Himalayas, lui écrivait: «Personne n'aura plus la chance, nulle part dans le monde, de refaire un voyage tel que celui-là.» Il n'avait hélas pas tort. On a tout naturellement tendance à vieillir les témoins d'un monde disparu.