Les contrôles techniques ou la censure à l'oeuvre (1/5)

© DR
Des opératrices au travail dans un central téléphonique interurbain. France, 1939.

Surveiller pour mieux régner, un mot d'ordre qui prend tout son sens sous le régime de Vichy. Ouverture sélective du courrier, écoute des conversations téléphoniques, on surveille tout ce qui est susceptible d'inquiéter la Défense nationale. Tiré des Conversations secrètes sous l'occupation.

Si, tout au long de l’histoire de l’Occident, le pouvoir royal a estimé nécessaire de contrôler les correspondances, c’est qu’il y a vu un moyen idéal de s’informer de l’«esprit public» et de déjouer d’éventuels complots susceptibles de mettre en cause son autorité, qu’il s’agisse de sujets frondeurs ou d’agents de gouvernements hostiles. C’est pourquoi la poste royale dès Louis XIII dispose d’une officine secrète chargée de sélectionner les missives à décacheter avant de les remettre discrètement en circulation, non sans avoir recopié les documents pouvant intéresser le pouvoir. Cette activité est masquée sous des dénominations sibyllines telles que: «Cabinet noir», «Bureau du secret» ou encore «Bureau du dedans». Comme tout ce qui touche aux «arcanes du pouvoir», ce bureau est financé sur les fonds secrets. Ce qui lui permet d’employer un personnel fidèle, motivé et bien équipé pour procéder à ce qu’on appelle d’un charmant euphémisme l’«art du ramollissement des cachets».

Dès le début de la poste publique, Richelieu, puis Mazarin et Fouquet puisent des informations dans les correspondances dites «suspectes». Dès lors, huguenots, frondeurs et autres rebelles voient leurs messages régulièrement interceptés. Louvois confère au Cabinet noir un rôle exceptionnel et en fait ainsi un rouage indispensable du pouvoir, à tel point qu’on va jusqu’à ouvrir, sur ordre de Louis XIV, la correspondance de la famille royale. Saint-Simon dans ses Mémoires tout comme Mme de Sévigné dans sa Correspondance déplorent ce type de pratiques. Tous ceux qui tiennent à l’intégrité de leur correspondance, notamment les ambassadeurs, utilisent la cryptographie, science des écritures secrètes. Louvois doit alors faire appel à d’habiles déchiffreurs. Le plus célèbre d’entre eux, Rossignol, donnera son nom à la clé passe-partout.

L’interception du courrier est dès lors considérée comme un des moyens permettant au souverain de pratiquer avec succès l’«art de gouverner». Mazarin, dans son Dictionnaire des politiciens, recommande: «Il est bon, de temps en temps, d’intercepter les lettres de tes sujets, de les lire attentivement et de les renvoyer.»

On comprend aisément que les responsables du service royal de la poste soient toujours sélectionnés avec soin. Le roi mettra même plusieurs années à choisir celui de ses sujets à qui il attribuera cette activité stratégique. Les beaux-frères Pajot et Rouillé sont désignés pour tenir la concession de la Ferme des Postes. Ils y font d’ailleurs fortune et maintiennent leur activité pendant trois générations malgré les nombreuses offres de concurrents. Le secret de leur longévité: une extrême discrétion et une totale fidélité au monarque.

Un certain fatalisme règne à la Cour quant à la pratique d’ouverture du courrier. Voltaire ironise en affirmant que le ministre «qui a le département des Postes n’a ouvert les lettres d’aucun particulier, sauf quand il a eu besoin de savoir ce qu’elles contenaient». Certains s’indignent, tel le Dr Quesnay qui déclare «préférer dîner avec le bourreau qu’avec l’intendant des Postes». On retrouve, en 1789, dans de nombreux cahiers de doléances des Etats Généraux des plaintes contre les violations de correspondances, symbole du despotisme royal. Mirabeau, devant l’Assemblée Nationale, réclame des assurances quant à l’inviolabilité du courrier. Le budget du «travail secret», soit trois cent mille livres par an, est supprimé, mais de nombreuses municipalités continuent la pratique de surveillance pour démasquer les complots contre la nation.

L’Assemblée législative confirme, en janvier 1792, le principe du secret des correspondances. La crainte de menées contre-révolutionnaires et de complots royalistes fomentés avec le soutien des pays voisins amène cependant le nouveau pouvoir à transgresser cette loi en intensifiant le décachetage des missives, principalement celles en provenance de ou en partance pour l’étranger. En province, des comités de surveillance sont installés dans les bureaux postaux, contre la volonté des employés. Le Directoire établit un bureau central de contrôle des correspondances et le seul fait de recevoir une lettre d’un émigré peut mener en prison.

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La Poste royale à Paris en 1829.  © Brown Library

Napoléon se montre un utilisateur fidèle du Cabinet noir. Chaque matin, on lui remet un petit portefeuille de maroquin rouge au titre anodin de Gazettes étrangères mais qui contient le résultat des interceptions postales de la veille. L’Empereur est ainsi informé des pensées de ses ministres, de ses proches comme de ses adversaires. Son directeur des Postes, le fidèle Lavalette, est personnellement chargé de cette mission délicate. Après une brève interruption, due à l’indignation d’Arago et des républicains de 1848, le Cabinet noir est reconstitué par Napoléon III. Par la suite, chaque gouvernement prendra comme habitude d’annoncer solennellement «la suppression du Cabinet noir» sans bien sûr que l’opinion publique soit dupe. A juste titre d’ailleurs car on ne connaît pas d’exemple de gouvernement français qui n’ait peu ou prou pratiqué l’ouverture des correspondances. La France n’a cependant pas l’exclusivité de ce type d’activité, dans son roman Le Revizor, Gogol met en scène un gouverneur bien ennuyé de devoir subir le contrôle d’un inspecteur. Pour savoir d’où vient la plainte qui motive cette visite, il lui faut la complicité du directeur des Postes:

«Ecoutez, Ivan Kouzmitch, ne pourriez-vous pas, dans notre intérêt à tous… toutes les lettres qui arrivent à votre bureau et qui en partent… ne pourriez-vous pas, comprenez-vous… les décacheter un peu, et les… parcourir? Nous pourrions ainsi savoir si l’une d’elles ne contiendrait pas, au lieu d’une simple correspondance, quelque plainte qui… Si ce n’est pas le cas, on pourrait les cacheter à nouveau; du reste, on peut même remettre une lettre décachetée… Le directeur des Postes.
– Je sais, je sais, vous ne m’apprendrez rien dans ce domaine. Je l’ai fait maintes fois, moins par prudence, du reste, que par pure curiosité; oui, j’ai toujours une terrible envie de savoir ce qui se passe de nouveau dans le monde. Je vous dirai même que c’est la plus intéressante des lectures. On éprouve, à lire certaines lettres, une véritable jouissance; il y a de ces passages… et pour ce qui est des renseignements, je vous l’assure, c’est mieux que la Gazette de Moscou

Au XIXe siècle, le Quai d’Orsay dispose d’un service voué à l’interception des télégrammes diplomatiques. Grâce à un décrypteur de génie, le commandant Bazeries, le quai peut lire la plupart des correspondances diplomatiques, notamment allemandes, échangées lors des grandes crises internationales, telles la guerre russo-japonaise de 1904 ou la crise marocaine de 1905. Dans le même temps, la direction de la Sûreté du ministère de l’Intérieur intercepte et décrypte régulièrement le courrier et les télégrammes des politiques suspects. L’activité de cet organisme sort de l’ombre au cours de plusieurs procès fameux: celui de Dreyfus et celui de Caillaux, ministre des Finances soupçonné de complicité avec l’Allemagne.

Naissance du système d’interception

Contrairement à une légende tenace, ce ne sont pas les contraintes de sécurité imposées par le déclenchement de la guerre de 1914 qui ont amené le gouvernement à surveiller les correspondances. Au moment de l’ouverture au public du service télégraphique, la loi prise en novembre 1859 prévoit que les dépêches «de nature à compromettre la sécurité publique et les bonnes mœurs» doivent être communiquées au ministère de l’Intérieur, qui prendra la décision de saisie. Cette mesure impose une surveillance généralisée du trafic. En 1899, les fraudes que révèle l’Affaire Dreyfus conduisent le gouvernement à faire passer les activités de contre-espionnage des mains de l’armée à celle du ministère de l’Intérieur.

Le 6 janvier 1910, le Président du Conseil rappelle cette obligation au ministre des Postes, Télégraphes, Téléphones par une note «confidentielle»; il lui demande d’étendre cette mesure à tous les centres départementaux et aux centres régionaux en liaison avec l’étranger. Le 7 mars, le ministre des PTT répond que les instructions nécessaires ont été données et qu’un envoi hebdomadaire sera assuré au ministère de l’Intérieur. Pour remplir cette obligation, ce dernier demande à tous les centres régionaux ayant des communications directes avec les pays frontaliers de faire transiter ce trafic par Paris où il sera contrôlé.

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Un wagon postal à l'intérieur duquel on effectue le tri du courrier en 1913. © Bibliothèque nationale française

Dès la déclaration de guerre, une loi promulguée le 5 août 1914 décrète l’état de siège avec, entre autres mesures, l’instauration d’un contrôle des correspondances intérieures et extérieures sur tous supports par le 2e bureau de l’armée. C’est un travail difficile qui suppose une armée de contrôleurs puisque quatre millions de lettres et deux millions de colis circulent chaque jour. Chaque commission fait face à un impressionnant flux de courrier, qu’il s’agisse de lettres de familles envoyées aux hommes mobilisés, le courrier montant, ou de lettres envoyées par les soldats, le courrier descendant. Chaque année de guerre, il y eu environ 5,7 milliards d’objets transitant par la Poste.

L’acheminement du courrier vers les armées est organisé conjointement par le ministère des PTT et celui des Armées à partir de deux bureaux centraux: Melun pour la moitié nord du territoire et Moulins pour le sud. Le Général de brigade Girodet a «droit d’inspection technique» c’est-à-dire un droit d’ouverture sur le courrier. Pour éviter la propagation d’informations sur les opérations militaires en cours, un retard de cinq jours dit «retard systématique» est effectué sur toutes les correspondances. Vient ensuite l’étape du Contrôle Postal proprement dit qui a fort à faire face à l’afflux de courrier.

Chaque mode de correspondance – courrier, télégramme, téléphone – dispose d’un organisme de contrôle central et d’instances locales au niveau des chefs lieu de département. Cette organisation incombe au ministre de la Guerre qui agit en liaison avec le président du Conseil et les ministres intéressés par la recherche de renseignements. Plusieurs décrets secrets fixent sa mission. Pour ce qui concerne le Contrôle Postal, trois priorités sont fixées:
1. Arrêter les correspondances susceptibles de contenir des informations nuisibles à la Défense nationale.
2. Détecter les correspondances clandestines.
3. Recueillir les renseignements utiles à la Défense nationale y compris ceux qui permettent d’entraver le commerce ennemi.

Le travail des commissaires est encadré par un ensemble de prescriptions destinées à faire face à toutes les situations: dans quel cas faut-il intercepter une lettre, en faire copie aux autorités concernées, la saisir ou la laisser rejoindre son destinataire? Des fichiers d’individus et d’entreprises suspectes sont établis, des laboratoires sont chargés du décryptage des documents codés, de la détection de courriers écrits à l’encre invisible… Instructions, fichiers et cachets de censure doivent être mis à l’abri dans un coffre-fort, les sanctions les plus rigoureuses étant prévues contre toute indiscrétion du personnel. Le contrôle du courrier se fait par prélèvements de sacs de dépêche de manière aléatoire ou sur désignation du courrier d’un régiment à surveiller par le commandement. L’armée emploie le terme de «lecteur» et non pas celui de «censeur» et chacun d’entre eux doit lire 250 lettres par jour.

Prenons l’exemple de Nice qui dispose de trois commissions de contrôle en 1915: elle rassemble six membres civils qui sont un notable à la retraite, un directeur d’hôpital, un architecte, un avocat, un commerçant et un fonctionnaire et cinq militaires à la retraite dont deux anciens marins. A leur tête, un conseiller de la préfecture. Au central télégraphique du 103, rue de Grenelle, où cent mille télégrammes circulent chaque jour, un bureau de la censure tente d’empêcher les opérations d’espionnage et les affaires commerciales de l’ennemi. Télégrammes privés, de presse et même officiels, aucun n’échappe à la vigilance des censeurs. L’exemple des télégrammes de presse fournit une indication intéressante sur l’organisation générale du système. La couleur du papier sur lequel ils sont reproduits donne quelques indications aux opérateurs. Les blancs partent de France et ont déjà été visés. Les bleus arrivent de l’étranger à destination de Paris et peuvent contenir des informations gênantes. Les plus surveillés sont les roses, en provenance de l’étranger et à destination de l’étranger via Paris. En juillet 1915, les autorités militaires décident d’élargir leur contrôle sur l’ensemble de la correspondance avec l’étranger. De même, le courrier arrivant du front est ouvert pour empêcher les indiscrétions et pour surveiller le moral des troupes.

L’écrivain Marcel Berger, mobilisé en 1914 pour contrôler les dépêches télégraphiques nous a laissé le souvenir vivace de son expérience:

«Je suis dans une immense usine frémissante et trépidante: le Central Télégraphique, au 103 de la rue de Grenelle. C’est là que, parties de tous les points de l’Univers comme des flèches lancées par des arcs invincibles, viennent s’abattre, sur ma table de travail, sous forme de télégramme de presse, les nouvelles du monde entier. C’est un vol serré de phrases brèves, une grêle de mots, de noms propres, de chiffres, qui ne s’interrompent ni jour ni nuit.»

Certains bureaux de poste suscitent une vigilance accrue comme celui d’Annemasse, «point névralgique, plaque tournante en territoire neutre d’où partent les télégrammes dont l’origine première est l’ennemi - l’ennemi par définition traître, menteur et sournois!»

L’entre deux guerres

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Une factrice relevant le courrier en 1918. © Bibliothèque nationale française

La paix revenue, les interceptions reprennent une connotation politique et policière. Au Quai d’Orsay, on les camoufle sous des titres anodins, comme «service spécial» qui deviendra successivement «service des travaux réservés» puis «service technique». Les radiogrammes et télégrammes interceptés à nos frontières sont décryptés et les dépêches les plus intéressantes transmises à la présidence du Conseil sur papier à liséré vert, d’où leur nom de «verts». Dans ses souvenirs, le ministre des Affaires Etrangères, Georges Bonnet, note: «Le soir, Léger (secrétaire général du Quai d’Orsay) revenait porteur d’un petit dossier qui nous amusait beaucoup, lui et moi. C’étaient les écoutes téléphoniques des ambassades. Nous nous divertissions en lisant les conversations que certains Parisiens tenaient imprudemment sur les hommes politiques, sur les diplomates, parfois sur Léger et sur moi-même.» Dans les sous-sols de l’avenue de Ségur sont installées des dizaines de cellules d’écoute. On les y trouve encore aujourd’hui, mais désaffectées, non que les écoutes aient été supprimées, mais des locaux plus fonctionnels ont été aménagés.

Le 10 janvier 1928, l’Humanité publie un article titré «Attention» dans lequel l’auteur demande aux «camarades des organisations ouvrières» d’être très prudents au téléphone car les lignes du Parti et de l’Humanité «aboutissent aux tables d’écoute de la Préfecture de police et les conversations sont surveillées avec un soin particulier depuis quelques jours.»

A l’autre bout du spectre politique, l’Action Française du 21 avril 1936 se fait un devoir de relayer le journal du syndicat des postiers qui dénonce les écoutes spéciales que le ministre des PTT, Georges Mandel, a installé rue de Grenelle et qu’il a relié à plusieurs centraux. Et le syndicat de révéler les numéros secrets reliant les centraux d’arrondissement au ministère: «Auteuil 01.06 – Elysée 93.10 – Passy 90.69 – Kleber 90-69 – Wagram 90.00 – Etoile 90.00 – Carnot 90.00 – Galvani 90.00»

En février 1939, le journaliste André Ulmann donne dans la revue Messidor les résultats de son enquête «Les mystères des tables d’écoute» après avoir expliqué que leur usage était limité à quelques lignes écoutées par la police, il attribue au patron de la Préfecture de Police, Chiappe, la généralisation des écoutes sous prétexte de «lutter contre le danger socialo-communiste». Ce travail d’espionnage s’intéresse également à la vie privée des personnalités du tout Paris dont les conversations sont reproduites sur des «fiches roses». Ullman confirme que Mandel, ministre des PTT, généralise cette activité grâce à un nouveau centre d’écoute aménagé boulevard Montparnasse. Les cibles sont variées: «ambassadeurs, hommes politiques, journalistes, députés, grandes organisations étaient prises en surveillance ou abandonnées selon l’intérêt du moment.» Après avoir rendu compte de sa visite au centre d’écoutes où «les téléphonistes sont moins jolies qu’aux PTT et portent souvent moustache», il termine son article par un proverbe de son cru: «Dis-moi qui tu écoutes, je te dirai qui tu hais…»

La guerre

Dès la déclaration de guerre, les autorités militaires reprennent la direction des opérations d’interception, sous-traitant au ministère de l’Intérieur une partie des écoutes téléphoniques. Rattaché au 5e bureau de l’Etat-major de l’Armée, un organisme spécifique coordonne toutes les interceptions arrivant des régions et sur tous les moyens de communication. Il prend le nom de Service des Contrôles Techniques (SCT), un nom volontairement anodin.

Le SCT produit les synthèses mensuelles secrètes destinées aux plus hauts niveaux du gouvernement et de la hiérarchie militaire. Ces documents sont réalisés à partir du courrier intercepté par les «commissions de contrôle postal» (CCP), les «commissions de contrôle télégraphique» (CCT) et les «commissions interministérielles de contrôle téléphonique» (CICT):
- Le Contrôle Postal du territoire est départemental, le Contrôle Postal International se passe dans les villes proches des frontières comme Boulogne, Belfort, Nancy, Nice etc.
- Le contrôle télégraphique est également départemental tout comme le contrôle téléphonique.
- Les télégrammes de presse ont droit à un contrôle spécifique.

Le Service de Centralisation des Contrôles redistribue les interceptions aux ministères concernés. Cette organisation bien rodée est bâtie sur le modèle qui a prévalu lors de la première guerre mondiale et qui est devenue efficace après quatre ans de conflit et l’aide technique des services secrets anglais. Seule différence: la teinture politique du contrôle est plus marquée en raison des lois prises par le gouvernement depuis 1938 qui stigmatisent étrangers et communistes. Peu de documents subsistent sur ces divers organismes. Beaucoup d’archives ont été détruites en juin 1940 pour éviter qu’elles ne tombent aux mains de l’ennemi, d’autres ont été saisies par les services spéciaux allemands. Des milliers de documents dormaient pourtant encore aux Archives Nationales.

Un rapport de l’Inspection générale des services de police administrative du 27 octobre 1939 fait un bilan intéressant d’un an d’écoute. Les services de l’ambassade du Japon ont été particulièrement surveillés en raison de leur attitude pro-allemande. Un journaliste du quotidien L’Intransigeant, Edmond Girard, a attiré l’attention du contre-espionnage par ses articles systématiquement pro-japonais, dénoncés par l’Humanité. Les écoutes ont permis son arrestation et son inculpation par la justice militaire. Une autre journaliste lié à l’Allemagne, Mouton, directeur de l’Agence Prima Presse, est mis sur écoute avant d’être écroué. La note de l’inspection se termine par une appréciation générale: «Enfin, de nombreuses écoutes ont permis de fournir une documentation abondante et précieuse sur l’activité de divers groupements et sur le compte de nombreux individus.»

Au printemps 1940, la commission de contrôle téléphonique de la région parisienne, sise au 16, boulevard de Vaugirard, compte plusieurs dizaines de tables d’écoute réparties dans les grands centraux (Invalides, Danton…). Soixante autres tables sont installées, dès avril, au centre Archives, afin de surveiller les liaisons internationales. L’ambassade d’URSS, l’agence Tass, la Fédération des ports et docks, les organisations de réfugiés politiques allemands et espagnols, le service de l’émigration basque De Echevania, la Fédération syndicale internationale se trouvent ainsi sous haute surveillance. Quand une conversation est jugée intéressante, l’opérateur déclenche un enregistreur de type dictaphone qui transcrit sur un disque de cire la conversation. Ce disque peut être effacé pour être réutilisé. Les conversations sont ensuite retranscrites à la machine à écrire.

Le personnel des Contrôles Techniques a un savoir-faire bien rôdé pour déterminer les correspondances à examiner. Il dispose d’abord d’une liste de personnes dont le courrier ou les conversations sont à intercepter de manière systématique; il utilise également un fichier de personnes dont les correspondances ont déjà été examinées. Pour ce qui concerne le courrier, la procédure est un mélange de hasard et d’intuition. Sur dix sacs postaux, un seul va être examiné; les enveloppes sont étalées, une lettre un peu épaisse, une écriture évoluée, une adresse «qui parle», autant de raisons pour effectuer un premier tri. Le contrôle s’effectue en deux étapes: une première lecture sélectionne les lettres qui semblent suspectes, une seconde les examine attentivement, recherchant une encre invisible, décidant si le contenu du courrier doit être retranscrit, si la lettre doit être acheminée ou saisie. Trois types d’information sont recherchés:
- des indiscrétions ou des propos pouvant mettre en danger la sécurité du pays,
- des informations sur une activité d’espionnage ou sur un commerce avec des pays ennemis,
- des informations sur les mouvements d’opinion.

Les lecteurs du service de première lecture sont groupés par table de même langue; ainsi à Marseille, par exemple, une table est formée de lecteurs d’espagnol spécialisés dans l’examen des courriers d’Amérique du Sud. Cela suppose une réelle compétence, des critères de recrutement précis: instruction, intelligence, discrétion et moralité. Le personnel doit faire preuve d’une grande habileté pour distinguer et rediriger vers les services intéressés les différents types d’informations interceptées.

 Depuis la première guerre mondiale, le pouvoir politique ne trouve pas souhaitable de punir les militaires qui tiendraient des propos répréhensibles: «Un militaire ne doit pas être puni pour des opinions émises dans sa correspondance privée.» Seules les indiscrétions manifestes donnent lieu à des sanctions. Chaque lettre est ouverte sur le côté gauche et, après contrôle, refermée à l’aide d’une bande gommée puis tamponnée d’un cachet «contrôle postal militaire» ou «ouvert par l’autorité militaire».

Nous disposons d’un récit pittoresque des activités du Contrôle Postal de Montpellier. Réfugiés au dernier étage de l’hôtel des Postes, les lecteurs doivent régulièrement descendre et remonter les 144 marches de l’hôtel pour aller chercher leur matière première: le courrier. Les 25 lecteurs-soldats sont encadrés par deux capitaines et deux lieutenants. Au bar des PTT, on les questionne: «Alors, comme ça, vous lisez toutes les lettres? “Oui, monsieur, toutes celles que nous devons lire” répondions-nous avec un bon sourire». Les mobilisés du Contrôle Postal devaient conserver leur tenue civile agrémentée d’un brassard «C.P» qui les distinguaient. Les commerçants les traitaient avec respect, les prenant pour des inspecteurs chargés du contrôle des prix. Des bureaux sont dédiés à la surveillance du courrier adressé ou destiné aux militaires mobilisés. Ainsi la «commission XA» du deuxième bureau de l’état-major contrôle le courrier de la Ire, de la VIIe et de la Xe armée.

Parmi les commissions de contrôle postal très actives, citons celle de Clermont-Ferrand dirigée d’une poigne de fer par le chef d’escadron G., dont les opinions apparaissent clairement quand il rédige la synthèse de ses interceptions. Dans la synthèse du 5 septembre 1939, il qualifie ainsi la communauté de réfugiés politiques juifs allemands de sa région: «Ce sont des gens peu intéressants qui, s’ils détestent Hitler, n’ont aucune sympathie pour la France qui les a accueillis.» Le 5 octobre, il précise sa pensée: «Alors que les Français de vieille souche ont toutes leurs énergies tendues vers la Défense nationale, les étrangers ou les Juifs fraîchement naturalisés écument la population civile et s’enrichissent de leurs malheurs.»

Le moral des troupes le préoccupe tout autant le 20 novembre: «Alors que les lettres émanant des troupes en ligne sont empreintes d’un véritable patriotisme et d’un moral très élevé, on est obligé de constater que le sentiment du devoir et du sacrifice va en s’atténuant à mesure que l’on s’éloigne de la ligne de feu, pour faire place au plus mauvais esprit lorsqu’il s’agit des hommes des dépôts.»

Le contrôleur de Clermont surveille avec une attention toute particulière ceux qu’il qualifie de «mauvais Français, dont l’activité est de disqualifier la bravoure des combattants et semer la haine et la discorde dans le pays». Le courrier, fort abondant, d’un couple d’universitaires de Clermont le fait particulièrement enrager: «Michel A. et sa femme, israélites l’un et l’autre. Il faudrait un volume entier pour publier la prose de leurs amis dans l’espace de quelques jours seulement. Communistes, syndicalistes, anarchisants, les époux A. sont abonnés à toutes les revues révolutionnaires.»

Si l’armée garde le contrôle complet des interceptions postales, elle a dû composer avec d’autres ministères pour ce qui concerne les interceptions téléphoniques. Forts de leur savoir-faire technique, le ministère des PTT et celui de l’Intérieur ont pu imposer le principe d’une «commission interministérielle de contrôle téléphonique» présidée par un militaire, le colonel Thierry. Nous avons quelques éléments sur cet organisme ultrasecret grâce à un rapport de février 1941 rédigé pour l’enquête de la Cour suprême de justice réunie à Riom pour juger les «responsables de la défaite». Le document nous apprend que trois caisses d’archives ont échappé de justesse aux Allemands en juin 1940 à Bordeaux pour être confiées au service de contrôle des correspondances du général Jouart.

La première caisse comprend des documents intéressant la vie économique en 1939, la surveillance d’entreprises comme Manhurin ou Jare à Toulouse; les associations russes et ukrainiennes d’émigrés, les communications téléphoniques entre le Quai d’Orsay, les ambassades, légations, consulats et missions militaires en France; avec un suivi important des différents offices soviétiques (Tass, délégation commerciale) et italiens. Les écoutes demandées par divers ministères et les écoutes de diverses personnalités: le magnat de presse Dreyfus, les journalistes Geneviève Tabouis, Pertinax Nègre, Kerillis (Géraud), M. de Polignac pour ses liens avec Ribbentrop, le journal l’Aube, l’écrivain Alexis Carrel, Georges Valois, le colonel Behm (LMT), Paris Soir, Unilever (Astra).

Ces écoutes permettent, par exemple, à la commission de signaler un projet de grève à la Société électrométallurgique du Bourget, de surveiller M. Cachin, neveu de l’ex-sénateur communiste, qui fixe ses rendez-vous au premier étage de La Coupole. La commission de contrôle d’Orléans s’intéresse de près aux conversations d’un certain M. Bloch – constructeur d’avions – plus connu aujourd’hui sous le nom de Marcel Dassault: «Ses conversations purement techniques, d’ailleurs, n’ont aucun caractère suspect. Elles ont cependant été relevées en raison des renseignements qu’elles comportent.»

Le SCT s’organise à Vichy

Tout change en juin 1940 quand le gouvernement de Vichy doit se plier aux conditions de l’Armistice et voit son autorité limitée au tiers du pays. Les autorités militaires allemandes contrôlent, pour leur part, la correspondance et les conversations téléphoniques dans les deux tiers du pays. Les communications entre la zone occupée et la zone non occupée, «zone nono», sont extrêmement restreintes. Les laissez-passer sont attribués au compte-gouttes, seuls les services officiels peuvent échanger lettres et coups de fil, mais en nombre très limité. Cent cinquante organismes disposent de cette autorisation. En 1941, il n’y a que mille conversations téléphoniques échangées chaque jour sur dix-neuf circuits, entre les deux zones avec une attente moyenne de trois heures. Le commun des mortels, lui, doit se contenter des cartes interzones au texte préétabli et destinées exclusivement aux nouvelles familiales. Sur ces cartes il faut biffer des mentions toutes prêtes du type «légèrement» ou «gravement», «malade» ou «blessé».

En zone libre, le régime de Vichy impose immédiatement sa loi. Il lui faut «sauver la France» en punissant les «coupables de sa décadence» et en instaurant un «ordre nouveau» et pour cela conditionner l’opinion publique par une propagande intensive. L’ouverture du courrier et les écoutes téléphoniques s’imposent tout naturellement afin que le nouvel Etat soit informé des nouvelles qui circulent en zone libre. Il ne s’agit plus là d’une censure militaire habituelle en cas de guerre mais d’un système d’espionnage politique nouveau. Le Service des contrôles techniques à Vichy (SCT) passe sous la férule du deuxième bureau de l’état-major de l’armée, chargé du contre-espionnage et de la répression des atteintes à l’ordre. Une évolution significative. En effet, si les interceptions continuent d’être un moyen pour le gouvernement de mesurer les variations de l’opinion publique, elles deviennent surtout une arme précieuse pour la police dans la répression des «menées antinationales».

C’est en 1940 que Pétain, très soucieux de son image, réalise que le Service des contrôles techniques peut lui être très utile. Il décide donc de séparer le SCT du ministère de la Guerre et d’en faire un organisme civil destiné à rapporter «ce qui est dit et écrit de l’opinion publique». L’initiative suscite le mécontentement de l’institution militaire qui y voit le démantèlement d’un de leur service au bénéficie du pouvoir politique. Ce nouveau statut permet à Vichy de ne pas comptabiliser les membres du SCT dans les effectifs militaires français autorisés par l’armistice. L’organisme conserve pourtant une forte teinture militaire, son personnel est recruté «en priorité parmi les officiers et sous-officiers en congé d’Armistice». En 1941, son budget atteint cinquante millions de francs, prélevés sur les crédits du ministère de la Guerre, mais il n’est pas mentionné en clair dans les chapitres du budget. Démonstration probante que tout ce qui touche aux interceptions revêt toujours un caractère obscur ce qui rend le travail de l’historien difficile.

Quand une interception permet d’identifier un suspect, la police prend le relais du SCT et commence par rechercher la personne dans les différents fichiers existants: sommiers judiciaires, police judiciaire, casier central des étrangers, archives générales de la Sûreté, fichiers de la Préfecture de Police.

Le premier directeur du SCT, nommé par décret secret, est le colonel Roger Azais. Le nouveau vice-président du Conseil, l’amiral Darlan, réalise rapidement l’intérêt des Contrôles Techniques dans son projet d’instauration d’un Etat fort. C’est pourquoi un autre décret secret, non publié au Journal officiel, place le service «sous la haute autorité de la vice-présidence du Conseil». Le nouveau chef du gouvernement se passionne pour les résultats des écoutes. Afin d’y sensibiliser les préfets, il leur envoie la note suivante: «Le rôle de ces interceptions est double: l’une est de recueillir des informations, l’autre permet de connaître des délits et des crimes. Il me semble que les résultats obtenus dans cette seconde catégorie sont encore insuffisants.»

Laval maître d’ouvrage

A partir de mai 1942, Laval succède à Darlan comme chef du Gouvernement et concentre dans ses mains tout le pouvoir exécutif: Police, Information, Affaires étrangères. Il prend en main la direction des services de l’Armistice et bien entendu, le Service des Contrôles Techniques; trois secrétaires généraux musclés l’assistent dont Bousquet à la police. Aucun ministre ne peut nommer un membre de son cabinet sans accord préalable de Laval. En région, Laval change les têtes de neuf préfets sur dix-huit.

Documentaire sur la vie de Pierre Laval produit en 1943 sous le contrôle des autorités de Vichy. On y aperçoit également le Maréchal Pétain ainsi que René Bousquet, secrétaire général du Ministère de l'intérieur. © INA

Pour s’assurer un contrôle plein et entier du service ultra secret et sensible que représente le SCT, il nomme à sa tête un proche tout acquis à la «Révolution Nationale»: Gérard Gaston Brun et ce, par un arrêté (secret) du 2 mai 1942. Laval peut ainsi assurer une cohérence nouvelle à ce service. Le SCT est, de son point de vue, un organisme indispensable à l’exercice de son autorité, il souhaite donc fixer son statut qui a trop souvent varié au gré des évolutions politiques et des tutelles. Le SCT sera définitivement rattaché à son cabinet par un décret secret du 1er août 1942 non publié au Journal Officiel. Une instruction d’application extrêmement détaillée fixe le fonctionnement et l’organisation du service; trois missions lui sont dévolues:

«- Recueillir des renseignements sur l’état d’esprit de l’opinion ainsi que tous ceux utiles aux intérêts du Pays, de l’Etat et du Gouvernement.
- S’opposer à toute propagande et arrêter les informations dont la divulgation et la diffusion seraient préjudiciables aux intérêts du Pays et de l’Empire, au moral des populations et à la sûreté de l’Etat.
- Aider éventuellement à la découverte des infractions aux lois et règlements.
On devra toutefois laisser s’exprimer librement les opinions qui ne seraient pas fondées sur des faits tendancieux ou ne revêtiraient pas un caractère de propagande sauf lorsqu’elles seront exprimées dans des correspondances destinées à l’étranger.»

Ces missions sont exclusives, aucun autre organisme ne peut demander aux PTT le contrôle des correspondances. Pour la première fois son fonctionnement est précisément défini.

«Fonctionnement:
Le Service des Contrôles Techniques est placé sous l’autorité directe du Chef de Gouvernement qui transmet au Chef du Services ces directives sur l’orientation, l’emploi, le fonctionnement et le Statut du personnel du Service. En ce qui concerne le fonctionnement du Service, les rapports entre les Contrôles Techniques et l’administration des PTT sont réglés par une instruction commune aux deux services. Le fonctionnement du Service est secret ainsi que les procédés qu’il emploie. Le personnel des administrations qui collabore directement ou indirectement avec le Service des Contrôles Techniques est tenu à la conservation de ce secret et tombe sous le coup de la loi en cas de violation de ce secret.
Le Service des Contrôles Techniques est qualifié pour effectuer:
- des prélèvements de courrier postal en tout temps et en tous lieux Le choix de ces prélèvements appartient au Service des Contrôles Techniques et s’effectue par l’intermédiaire des services des PTT selon la réglementation en vigueur.
- Le contrôle des conversations téléphoniques en tout temps et en tous lieux
- Le contrôle de tous les télégrammes par fil, câble ou radiotélégraphie.
- L’ouverture des correspondances postales ou télégraphiques soumises au contrôle et, le cas échéant, leur saisie administrative préalablement ordonnée, par le Chef ou les membres du gouvernement, les Préfets régionaux ou départementaux, les généraux commandant les divisions militaires, les préfets maritimes ou les amiraux commandant la Marine, suivant l’importance et la qualité du texte.»

Dans chaque département, la commission de contrôle en place réalise, outre une transcription des documents interceptés, une synthèse régionale hebdomadaire et un rapport mensuel. Ces informations sont envoyées au préfet, à l’inspecteur régional des contrôles techniques, aux généraux commandant les divisions militaires et au service central à Vichy, où une synthèse mensuelle des rapports de tous les départements est rédigée pour les «hautes personnalités de l’Etat». Par ailleurs, le chef de l’Etat et le chef du gouvernement reçoivent chaque semaine un document élaboré à partir des synthèses hebdomadaires régionales. Laval et Bousquet ont mis en place une arme redoutable, bien utile pour faire face à toutes les dissidences qui les menacent. Le SCT dispose d’un département organisation qui s’occupe des moyens matériels mis à disposition, matériel d’écoute, ouverture des courriers, enregistreurs, etc. un département exploitation s’occupe de la diffusion des interceptions; un laboratoire recherche avec des réactifs chimiques la trace d’encres invisibles, photographie les documents les plus importants, refait les cachets brisés, remet en forme les plis endommagés.

Sous Darlan, le SCT emploie environ 1'500 personnes, chiffre qui croît rapidement puisqu’en mai 1944 nous avons une estimation de 4'200 personnes; chaque lecteur est tenu d’examiner 200 lettres par jour; en 1944, l’inspection régionale de Marseille annonçait 419 877 lettres lues, celles de Lyon 447 018.

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Compte-rendu type du Service des Contrôles Techniques. © Archives Nationales

Un témoignage précieux

J’ai retrouvé un ancien des Contrôles Techniques. Fonctionnaire, c’est un homme d’ordre qui ne renie pas son activité pendant la guerre dont il garde un souvenir très vif; pourtant sa mémoire se fait sélective quand il est mal à l’aise, ainsi il n’a aucun souvenir d’avoir surveillé la correspondance des Juifs. J’ai retranscris très fidèlement son témoignage.

«Fait prisonnier peu avant l’armistice, je me suis évadé d’Allemagne en janvier 1941 et je suis passé en zone libre à Loches dans l’Indre et Loire. J’ai été démobilisé à Montpellier et, grâce à mon oncle officier supérieur, j’ai été mis en contact avec le capitaine Cogniat qui recrutait des hommes sûrs pour les incorporer dans les services secrets de l’armée. Parlant anglais et espagnol j’étais un bon candidat.
Cogniat m’a proposé d’intégrer les Contrôles Techniques en tant que lecteur et écouteur. Je devais garder un statut civil et savoir que tous les ordres qui me seraient donnés le seraient sous forme orale. Le secret sur notre activité était absolu. Si je parle après 60 ans de silence, c’est parce que je crois qu’il est temps que les témoins directs de cette époque, même quand ils sont tenus au secret, apportent leur témoignage. Beaucoup de mes camarades sont morts et nous ne sommes plus tellement nombreux à pouvoir parler. Aujourd'hui je bondis quand je lis certains jugements à l’emporte-pièce sur l’occupation, par exemple l’histoire de vos deux juives hollandaises, c’était plutôt rare à ma connaissance. Je tiens à dire que mon travail n’était pas d’abord répressif. Notre mission était surtout d’informer le gouvernement.
J’ai été envoyé à Albi au Service de Contrôle Téléphonique qui était installé au dernier étage de la poste centrale. Notre équipe était constituée d’un président qui était un capitaine, d’un contrôleur et de cinq lecteurs écouteurs dont moi. Pour ce qui concerne l’écoute du téléphone, nous étions installés dans le bureau de la surveillante qui disposait d’une table d’écoute avec vingt lignes. Nous écoutions les conversations téléphoniques sans enregistrements en notant très vite celles qui avaient un intérêt ainsi que le numéro appelant et appelé. Nous devions prendre note de ce qui concernait la vie des gens, leurs opinions; localiser également les activités suspectes, marché noir, résistance, contacts avec les Allemands.
Pour ce qui concerne l’interception du courrier il y avait trois manières de travailler; d’abord l’interception d’un sac postal, par exemple le Albi-Mazammet, les lettres étaient systématiquement ouvertes; on pouvait également faire des prélèvements au hasard ou bien se fier à un indice comme une écriture évoluée, une enveloppe épaisse.
Nous avions évidemment une préférence secrète pour les écritures faciles à lire. Pour les ouvrir nous avions un réchaud toujours sur le feu, avec un petit tube nous diffusions la vapeur chaude dans l’enveloppe et nous enroulions délicatement l’enveloppe autour d’un petit bout de bois. L’enveloppe ouverte, la lettre était ensuite donnée à un lecteur qui transcrivait à la machine à écrire les lettres jugées intéressantes. Quelques heures plus tard, la lettre était refermée grâce à un fer à repasser chaud, mais pas trop chaud pour ne pas roussir l’enveloppe, puis remise au préposé des PTT qui était notre correspondant attitré. Il respectait notre travail ainsi que le directeur de la poste qui nous faisait passer par une entrée discrète cachée du personnel. Aux membres du personnel curieux, on nous présentait comme des employés du tri postal. Pour assurer le secret de notre activité, nos archives étaient brûlées au bout de trois mois.
J’ai toujours travaillé dans une ambiance correcte, mon salaire était de 3'500 Frs par mois, je souffrais simplement d’habiter loin de chez moi.
Pendant toute l’occupation, nous avons travaillé sans trop nous poser de questions. Nous ne discutions pas les ordres, l’ambiance d’ailleurs n’était pas à la discussion en France à cette époque. Tout le monde sentait qu’il fallait jouer profil bas, se serrer les coudes. Patriote avant tout, je n’ai jamais été un fanatique de Pétain.
Comme tous les fonctionnaires, j’ai dû prêter serment au Maréchal. Pour nous il devait protéger le pays d’Hitler et de ses sbires. Nous étions confiants, le vainqueur de Verdun était notre dernier bouclier. Le régime de Vichy s’appuyait sur les fonctionnaires et nous étions plutôt bien traités. Les possibilités d’avancement étaient nombreuses, l’administration n’avait plus à souffrir du contrôle tatillon des hommes politiques, le Parlement avait été dissout. C’est d’ailleurs Vichy qui a donné aux fonctionnaires ce statut qu’ils réclamaient depuis si longtemps. Ce statut, ne l’oublions pas, a été confirmé à la Libération.
En 1942 nous étions tous persuadés de l’utilité de notre travail mais l’ambiance s’est dégradée après les premières défaites allemandes et surtout après l’occupation de la zone libre. A ce moment critique, tout le monde est parti dans la nature pendant dix jours puis on nous a dit de reprendre notre activité mais nous craignions une intervention directe allemande. En juin 1943 Laval a envoyé à chacun un contrat d’embauche de la présidence du Conseil que nous avons tous refusé de signer.
L’ambiance devenait lourde dans le service. Tout le monde se méfiait de tout le monde dans une atmosphère de secret et de complot. Nous ne savions pas ce qui était fait de notre travail. Y avaient-ils des communistes infiltrés parmi nous? Le poids des Allemands était énorme nous savions l’importance que les Allemands accordaient à tout ce qui concernait les télécommunications. Ils avaient des techniciens militaires éprouvés qui avaient pour mission d’assurer en permanence les liaisons entre les différentes unités, la sécurité de ces liaisons et l’écoute des adversaires. Le partage en deux de la France gênait les communications. Nous savions par ailleurs que les Allemands avaient infiltré des agents partout et qu’ils contrôlaient nos échanges. Malgré cela, nous devions continuer notre travail, il fallait que le gouvernement soit informé de ce qui se passait. Notre travail était bien utile quel que soit le gouvernement puisqu’il ne s’est jamais arrêté.
A la Libération, il y a eu des discussions entre nos patrons et les nouvelles autorités, quelques amis de Laval ont sauté. Soustelle, Chaban-Delmas, Bidault ont compris notre utilité et nous avons tous repris le travail. Il y a eu d’ailleurs pas mal de nouvelles embauches. Les objectifs seuls avaient changé, il fallait surveiller la vie politique qui renaissait, notamment les activités communistes, la soi-disant cinquième colonne nazie dont nous n’avons jamais trouvé trace. Les Américains étaient très intéressés par notre travail. Mais nous rentrons là dans un domaine encore trop brûlant et couvert par le Secret Défense.
Même si nous avons vécu des moments difficiles, je garde une certaine nostalgie des années 40. C’était ma jeunesse et on n’en a qu’une. Nous étions dévoués et enthousiastes, pleins d’illusions. Fonctionnaires d’autorité, nous avions pas mal de privilèges et la population nous respectait. Nous voulions défendre la France, servir le gouvernement. Il est de bon ton aujourd'hui de mettre en cause à tout propos la technocratie, les grands commis de l’Etat comme le “mal français“ responsable de tous les méfaits. Mais c’est le régime de Vichy qui a été l’âge d’or de la technocratie, le creuset où se sont formés ceux qui encadrent la France depuis 60 ans. Ce n’est pas pour dire que Vichy c’était bien, mais c’est un fait. N’importe quel haut fonctionnaire vous confirmera ce que je dis.
Mon travail pendant l’Occupation, je l’ai fait en toute conscience, serviteur loyal de l’Etat. Si j’interceptais les communications, ce n’était pas pour satisfaire une quelconque curiosité ou pour en tirer un profit personnel.
Il s’agissait d’informer les plus hautes autorités du pays, confronté à une situation grave. Dans ces cas-là, l’Etat est bien obligé de ne pas respecter la loi, y compris celle protégeant le secret postal. Les intérêts supérieurs du pays, sa sécurité est menacée et l’Etat doit prendre toutes les mesures pour ne pas être pris par surprise. C’est tout simplement de la légitime défense Dans ce type de circonstance, personne ne peut être choqué de voir les serviteurs de l’Etat se salir les mains.»

Les missions des Contrôles Techniques

Le gouvernement demande au SCT d’évaluer en permanence l’opinion des Français sur sa politique et l’évolution de la conjoncture internationale. Ainsi en 1942, les censeurs doivent-ils cerner les évolutions de l’esprit public à propos de quatre questions générales: Le Maréchal est-il approuvé? L’Amiral est-il approuvé? La collaboration est-elle approuvée? L’Allemagne aura-t-elle la victoire finale?

Les événements considérés comme de première importance, tels le retour de Laval au pouvoir, le lancement du STO, les voyages du Maréchal, déclenchent une série de «sondages» spécifiques. Grâce à l’ampleur des données ainsi traitées, les synthèses du SCT ont certainement permis au gouvernement de se faire une assez bonne idée de l’évolution des opinions. Ce matériel reste aujourd’hui précieux pour les historiens des mentalités, comme l’a montré l’étude décisive de Pierre Laborie. L’énormité de la masse des documents pris en compte, tout comme l’alignement impressionnant de chiffres divers, ne peuvent toutefois dissimuler l’absence de méthode dans laquelle s’est effectuée cette besogne. Anciens militaires ou fonctionnaires, les censeurs n’ont reçu aucune formation appropriée pour dresser une analyse sérieuse des opinions. Cette technique restera d’ailleurs embryonnaire jusqu’aux années cinquante. En outre, ils ne fondent leurs études que sur une partie restreinte de la population, celle qui écrit et qui téléphone. Un échantillon incomplètement représentatif des sentiments profonds du pays.

Certains Français, plus perspicaces que d’autres, se doutent bien que leur courrier risque d’être intercepté et lu. Cela les amène forcément à limiter leurs propos, surtout s’ils sont hostiles à la politique de Vichy. Enfin, à la lecture des résumés des lettres interceptées perce le manque d’objectivité des censeurs. En effet, ces derniers sont proches de l’idéologie de «l’ordre nouveau», ce qui n’est guère étonnant pour des fonctionnaires zélés œuvrant au cœur de l’appareil répressif. Dans le choix des documents, comme dans leur interprétation, ils ont fait preuve d’une partialité qui a dû contribuer à masquer au pouvoir l’ampleur du mouvement des esprits qui devait précipiter sa chute.

Il n’en reste pas moins que le SCT a joué un rôle aussi important que discret dans la répression menée par Vichy contre tous les citoyens mis au ban de la nation. Notons que cet aspect de notre histoire récente est resté caché jusqu’à aujourd’hui. Après le secret policier, les archives publiques attendaient d’être accessibles et compréhensibles après avoir été trop longtemps cachées.

Le lien direct entre une interception et une descente de police est parfois réduit à quelques heures. Le 3 décembre 1941, Me Besselère, avocat de Georges Mandel, rendant visite à Urdas à son client, oublie sa serviette chez son confrère, Me Amar qu’il appelle le lendemain:
Tu téléphones pour la serviette?
– Oui.
– Elle est là, tu l’avais laissée dans la voiture.
– Ah, c’est ennuyeux. Mais ne dis rien à personne, dis qu’il n’y a rien dedans, je la ferai reprendre demain […] Il y a dedans un dossier rouge qui m’est absolument nécessaire.

Quelques heures plus tard, plusieurs inspecteurs de la Sûreté perquisitionnent chez Me Amar et emportent le contenu de la serviette. Après être allé protester auprès du préfet des Basses-Pyrénées, Besselère envoie une lettre indignée au garde des Sceaux, lettre jointe à l’écoute téléphonique dans le dossier Mandel du cabinet du ministre.

Dans cette chasse sans merci aux fauteurs de troubles, les Juifs sont les premiers visés. Ceux, réfugiés en zone Sud, qui ont été identifiés sont étroitement surveillés, leurs correspondances systématiquement ouvertes. Le censeur note soigneusement les nom et adresse des destinataires, ce qui permet à la police d’identifier ses futures proies. La correspondance de M. Gamzon à Lautrec (Tarn) permet de repérer trois réfugiés juifs, les lettres de MM. Jules Weill et René Tennenbaum à Graulhet (Tarn) conduisent à en débusquer huit autres, dont René Kahn, hébergé par le maire de Brantôme (Dordogne).

Parfois la Police des Questions Juives (PQJ) rédige une note de synthèse à partir des renseignements qui lui sont communiqués après les interceptions. Celle de la direction de Toulouse au directeur du statut des personnes à Vichy s’intitule «Juifs étrangers se cachant pour ne pas être pris par la police». Suivent les noms et adresses d’une trentaine de malheureux avec la référence de l’interception et quelques renseignements complémentaires:

«G. Arnal, caserne Lahire, Montauban, signale que ses voisins ont tout barricadé et une Juive se trouve dedans, prête à se suicider si on vient la chercher.
J. Mett, à Chasseneuil, signale que son père n’a pu partir à cause de convulsions et cherche à le faire rayer de la liste.
J. Pergel, cultivateur à Nègrepelisse (T&G), ne se trouve plus en sécurité et cherche à aller dans la Loire.
Temchine, 27, rue Limogne, Périgueux, demande à Pittermann, 33, rue Barbazin, Montauban, de le faire venir, le Tarn-et-Garonne étant le département le plus hospitalier pour les Juifs étrangers.
Mlle Frestemberg, villa Raillère, Cauterets, a peur d’avoir été oubliée.»

Quand elle veut espionner la correspondance d’un «Juif suspect», il suffit à la Police aux Questions Juives de rédiger sa demande en indiquant au préfet le nom et l’adresse de l’intéressé. Il lui arrive parfois d’avoir à se justifier, surtout s’il s’agit d’une requête concernant un notable. Ainsi lorsque la PQJ de Limoges souhaite la surveillance de la correspondance du Dr Rollin à Uzerches (Corrèze), elle argumente ainsi: «J’apprends de source sûre que l’intéressé a délivré à un confrère israélite des pièces d’état civil falsifiées, sans doute dans le but de lui faciliter l’obtention de l’autorisation d’exercer la profession de médecin. Un contrôle sévère de sa correspondance permettra peut-être de découvrir d’autres personnes bénéficiaires des mêmes agissements illégaux.»

Dans les archives du Centre de documentation juive contemporaine (CDJC), nous avons trouvé l’exemple d’une enquête complète menée à partir d’une écoute téléphonique. Le 10 mars 1941, un certain Sigall téléphone de l’hôtel Terminus à Clermont-Ferrand à un correspondant habitant l’hôtel Ruhl de Nice. Dans la conversation est cité un dénommé Rozeck, fourreur de son état, qui disposerait de 2'000'000 de francs de peaux à vendre. L’interception téléphonique n° 630/I/3C est remise au Commissariat Général aux Questions Juives qui déclenche aussitôt une enquête, appâté sans doute par la perspective d’une importante confiscation. But de l’enquête: «Retrouver le fourreur Rozeck et ses 2'000'000 de francs de marchandises. Savoir s’il est Juif.»

De multiples vérifications sont faites à Clermont-Ferrand, grâce aux fichiers permettant de contrôler la population: «fichiers de la population flottante de la ville, registre de commerce, service des étrangers et service de délivrance des cartes d’alimentation de la ville de Clermont, listes de recensement des Juifs de la préfecture de l’Allier, du Cantal et de la Haute-Loire». Le chef de la Police aux Questions Juives pour Clermont doit s’avouer bredouille, mais son collègue de Toulouse retrouve, dans un meublé, Martin Sigall, «Juif recensé, d’origine polonaise et acheteur de la maison de fourrures Terzakou, 43, faubourg Montmartre». Interrogé, Sigall justifie de son activité régulière d’acheteur de fourrures et affirme ne connaître aucun Rozeck. L’inspecteur adjoint note dans son rapport que la chambre de Sigall est très confortable et termine par une remarque qui en dit long sur la frustration du policier: «En me présentant à son domicile pour l’interroger, j’ai pu constater sur la table la présence d’une certaine quantité de beurre nettement supérieure à la ration allouée.» Train de vie élevé, marché noir, le chef de la Police aux Questions Juives pour Toulouse demande «la mise en résidence assignée du Juif Sigall» et, pour faire bonne mesure, il n’oublie pas son employeur: «La maison Terzakou ne paraissant pas sous administration provisoire, signaler au CGQJ de Paris que cette maison travaille en zone occupée avec un Juif [...]

Les PTT et les Contrôles Techniques

En zone libre, la surveillance des communications est assurée par le Service des Contrôles Techniques. Par lettre confidentielle aux préfets, le secrétaire général à la police rappelle le 29 juin 1942 que seul ce service est habilité à user du libellé «contrôle postal». Sont visés les personnels de surveillance des «camps de regroupement» de la zone libre, qui exigent que les détenus remettent leurs courriers ouverts et qui ouvrent le courrier reçu; après quoi ils apposent un tampon «contrôlé» pour mieux repérer le courrier clandestin. Face aux plaintes des Contrôles Techniques, cette pratique va cesser, le courrier continuera à être lu sans apposition de cachet.

Le zèle des employés des Contrôles Techniques est peu apprécié de l’administration des PTT qui s’estime lésée d’une partie de ses prérogatives. Supporter que des personnes «étrangères au service» manipulent le courrier et écoutent les conversations téléphoniques dans les locaux mêmes de l’administration et avec son matériel, s’avère difficile pour le postier ou la téléphoniste dévoués. Si, en 1939, la situation était tolérable du fait de l’état de guerre, après la reddition de la France, les fonctionnaires des PTT comprennent difficilement ce que font encore les militaires des Contrôles Techniques dans leurs services. D’autant que les procédés ont changé: on n’ouvre plus ouvertement le courrier, c’est-à-dire aux ciseaux en y apposant une bande notifiant le passage à la censure. Cette fois la démarche est sournoise et ces braves fonctionnaires flairent bien la mise en place d’un système policier aux intentions répressives.

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Salle de réception radio de la Funkabwher en France, 1942. © Archives fédérales allemandes

Pour prendre la mesure du malaise des employés, on lira cette écoute téléphonique de deux d’entre eux parlant de «devinez quoi?» mais des écoutes téléphoniques, sans se douter, bien sûr, qu’ils sont eux-mêmes écoutés et enregistrés. La conversation a lieu entre O., receveur des PTT à Navarreux, et son collègue (et ami sans doute), le directeur des PTT de Pau. Le premier commente la qualité de la liaison téléphonique entre M. de Brinon, ambassadeur de France auprès des Allemands à Paris, et les ministères à Vichy.
O. – On entend maintenant très bien, même avec tous ces braillons intermédiaires qui sont à l’écoute en dérivation et qui diminuent l’intensité. J’ai entendu M. de Brinon qui disait qu’il va encore en parler au ministre des Communications pour avoir un circuit parfait. Il faut vous attendre à ce que l’on vous parle encore de cela d’après ce que M. de Brinon a dit.

Et le postier de Navarreux, visiblement en verve et à cent lieues de se douter qu’il joue peut-être sa carrière, aborde le sujet des interceptions du courrier postal.
O. – J’ai reçu votre mot pour communiquer les correspondances pour le contrôle postal. J’en ai envoyé et ils ont commencé à me les renvoyer sous enveloppe close, mais c’est dangereux pour nous, cela.
Pau. – Ne vous inquiétez pas, nous sommes couverts.

On imagine l’inquiétude du responsable de Pau face aux bavardages de son collègue. Sa réponse laconique peut lui permettre d’espérer que la conversation va aborder des sujets moins sensibles. Mais O… est lancé et plus rien ne l’arrête.
O. – Car ça se voit fort que ça a été ouvert, ce n’est pas fait proprement, il y a des bavures sur l’enveloppe. Enfin c’est tout à fait visible… ils [les destinataires de ces lettres] vont s’en apercevoir et ils pourraient penser que cela vient de nous. Tout le monde doit faire son métier, d’accord, mais ils pourraient le faire proprement car, du point de vue postal, nous serons soupçonnés et critiqués…
Pau. – Ne vous inquiétez pas, nous sommes couverts.

Les conditions tout à fait exceptionnelles dans lesquelles s’effectue le contrôle du courrier entrainent une multiplication d’incidents entre les employés de la Poste et ceux des Contrôles Techniques à qui Darlan a donné de nouvelles prérogatives. C’est pourquoi, en Juillet 1942, il décide de réunir une commission pour améliorer le fonctionnement des Contrôles Techniques auquel il tient tant.

Nous pouvons nous réjouir de l’existence de cette note «secrète» du Secrétariat d’Etat aux Communications qui a visiblement échappé à l’élimination des documents compromettants, pratiqués avant les versements aux Archives Nationales. C’est l’occasion pour la direction de la Poste d’envoyer à sa tutelle le secrétariat d’Etat aux Communications une note particulièrement instructive sur la manière dont une administration peut tenter de «résister» à ce qu’il considère comme un abus. Le rédacteur du secrétariat B fait d’abord remarquer perfidement que la lettre de l’Amiral de la Flotte, vice-président du Conseil, fait allusion à un décret du 26 mars 1941 relatif au fonctionnement du SCT. «Or, il n’a pas été trouvé trace de ce décret au Journal Officiel; en conséquence, il n’a pas été possible jusqu’à présent d’en tenir compte.» Critique feutrée d’une utilisation excessive du secret qui prive les PTT d’informations dans un domaine particulièrement délicat.

Modérant ensuite très vite son propos, le rédacteur se fend d’une déclaration d’intention très explicite: «L’administration n’a nullement l’intention de s’immiscer dans le fonctionnement intérieur du contrôle et d’en apprécier l’opportunité ou la nécessité. Il s’agit là d’une affaire de gouvernement dont elle n’a à connaître que pour modifier, le cas échéant, son organisation technique en conformité des décisions prises.»

Ainsi le fonctionnaire d’une administration technique trace précisément les limites de ses revendications. Il ne s’agit pas là de mettre en cause l’existence des interceptions ni même d’en apprécier l’intérêt car ce domaine est «une affaire du gouvernement». C’est-à-dire une activité conçue et mise en œuvre au plus haut niveau de l’Etat et qui est du ressort de la raison d’Etat. C’est donc un principe à la limite du droit, qu’aucun spécialiste de droit public n’a pu définir précisément. La raison d’Etat autorise à faire une action illégale pour un résultat qui est censé être fait pour la défense de l’Etat. Ce domaine est couvert par le plus haut niveau de secret et c’est pourquoi l’administration technique «n’a pas à connaître», pour reprendre cette formule consacrée. La seule information dont les PTT ont besoin c’est celle de la modalité des interceptions qui se font sur des réseaux qu’elle administre et dont elle a la responsabilité. Il lui appartient, cette connaissance acquise, d’adapter son service à cette intrusion. En effet, interception de courrier et écoutes télégraphiques ou téléphoniques, mal exécutées peuvent entrainer des dysfonctionnements. Et dans ce cas-là, l’usager peut soupçonner la probité des PTT ou pire, se douter d’une interception gouvernementale.

Rentrant dans les détails, la note explique ensuite qu’elle prend acte de la demande de Darlan d’autoriser le SCT à faire des prélèvements de courriers dans les salles de tri ou dans les wagons postaux; elle demande simplement qu’une décharge soit alors signée et que la correspondance interceptée soit rendue le plus rapidement possible «afin de ne pas attirer l’attention des destinataires». La direction de la Poste met en garde contre cette pratique d’interception clandestine, qui, dans le passé, a suscité d’amples protestations contre le «Cabinet noir». Un argumentaire intéressant du fonctionnaire postal qui fait un petit cours d’histoire au gouvernement:
«Sur ce point, l’état d’esprit du Français, tout en évoluant au rythme des conditions nouvelles de la vie en société, ne paraît pas s’être sensiblement modifié. La liberté de pensée est restée pour lui un bien précieux et, s’il a accepté à certaines époques (périodes de guerre) un contrôle de ses correspondances, il ne l’a supporté que par ce que celui-ci était effectué sans dissimulation»

Bien entendu, il ne sera jamais tenu compte des avis des fonctionnaires de la Poste et les interceptions continueront, à un rythme soutenu, sans la moindre mention des ouvertures effectuées.

Le 31 août 1942, le secrétariat d’Etat s’adresse à tous les directeurs régionaux, départementaux et aux ingénieurs en chef régionaux. Ce courrier est envoyé suite à plusieurs rapports signalant qu’en réponse à des plaintes d’utilisateurs, des mentions d’interceptions «officielles» avaient été faites. La note rappelle donc d’entrée que «le fonctionnement, les activités et les procédés qu’utilisent ces organismes doivent être entourés du secret le plus absolu». La note concède ensuite que des incidents comme des pertes, des retards, des lettres mal refermées entrainent des réclamations. Pourtant: «On ne saurait admettre que les renseignements fournis aux réclamants, à la suite des enquêtes administratives, laissent plus ou moins deviner l’activité des services des Contrôles Techniques.» Et la note, signée Di Pace, secrétaire général des PTT, conclut que toute indiscrétion sur ce sujet sensible sera considéré comme violation du secret professionnel et puni avec vigueur.

Résistance aux PTT

Il serait injuste d’affirmer que tous les fonctionnaires et techniciens des PTT ont effectué dans l’enthousiasme les tâches octroyées par l’occupant. La résistance passive devint courante, surtout à partir de 1942. Certains fonctionnaires de la zone occupée, inquiétés en raison de leurs origines juives, étaient «mutés» en zone libre. A partir de 1943, une minorité se lança dans la résistance active, interceptant du courrier envoyé à la Gestapo, écoutant les communications allemandes, effectuant des sabotages avant et après le débarquement.

Alors que la situation militaire de l’Allemagne se dégrade, les pressions sur les PTT s’intensifient suscitant de plus en plus de contestations. Les Allemands mobilisent l’essentiel des lignes téléphoniques, les premiers actes de résistance ont donné lieu à de terribles représailles. L’administration est pesante, mais elle commence à craquer de toute part malgré une apparente stabilité. Bien peu de fonctionnaires osent refuser d’appliquer un ordre qu’ils estiment contraire au service du public, ou remettre en cause une demande de l’occupant allemand. Il faudra pour cela se singulariser, refuser la logique de l’obéissance aveugle et assumer les conséquences de cette attitude courageuse.

Avant 1944, les fonctionnaires qui oseront refuser un ordre ou une directive qui assure l’harmonie entre les PTT, le gouvernement légal et les autorités d’occupation seront peu nombreux. Beaucoup d’agents des PTT se contentent de faire leur travail avec un minimum d’efficacité et de rapidité surtout quand il s’agit de demandes de l’occupant. L’art étant de rendre le moins possible de services sans pour autant se faire accuser de sabotage. Une minorité, par patriotisme et par conviction politique, se lance dans une résistance active avec interceptions de courriers, de dénonciations envoyées aux autorités allemandes ou françaises, passages de renseignements aux organismes de résistance, destructions de lignes et de matériel utilisés par l’occupant. Il faut comprendre là que, outre les risques de mort encourus, le sabotage actif n’est pas une action facile pour un membre des PTT, très attaché à son outil de travail. Ce genre d’activité était d’ailleurs le plus souvent camouflé. Michel Ollivier, ancien téléphoniste, se souvient que, quand des lignes allemandes étaient coupées par la Résistance, les employés des PTT tentaient de camoufler le sabotage en indiquant comme motif de la panne «fils coupés par mitraillage», accusant faussement les bombardements alliés d’avoir détruit les lignes. Restait ensuite à faire accepter cette indication par leurs vis-à-vis allemands. En cas contraire, de sévères représailles étaient menées par les occupants.

C’est pourquoi, ceux des PTT qui montent et organisent une résistance concrète à l’occupant peuvent être considérés comme des héros. Les risques qu’ils ont pris étaient immenses, ils ont bien souvent payés de leur vie leurs actes courageux.

L’exemple le plus fameux de cette attitude héroïque est celui de l’ingénieur Robert Keller, qui réussit à installer une table d’écoute indétectable sur le câble Paris-Metz par lequel transitaient toutes les liaisons d’état-major entre Paris et Berlin. Après avoir échappé de justesse à une perquisition de leur station clandestine à Noisy-le-Grand, Keller et ses camarades récidivèrent en mettant sur écoute le câble Paris-Strasbourg. Les renseignements recueillis étaient ensuite transmis à Londres. Cette fois, ils ne purent échapper à l’arrestation et furent torturés avant de mourir dans un camp de concentration.

Les Allemands écoutés

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Un dictaphone à rouleau de cire, outil indispensable à l'enregistrement des conversations téléphonique. © DR

Après avoir longtemps évité d’intercepter le courrier et les conversations téléphoniques des organismes allemands situés en zone libre, les services secrets de Vichy se sont rendu compte qu’ils manquaient ainsi nombre de renseignements sur les individus qui dénonçaient à l’occupant des concitoyens ou sur des entrepreneurs tentant de travailler directement avec les Allemands sans passer par le contrôle de l’administration française. C’est pourquoi le 15 juillet 1941, le colonel Azaïs, patron du SCT, rédige une note de service stipulant que: «tous les organes officiels de contrôle allemands ou italiens de la zone libre et de l’Afrique du Nord seront considérés jusqu’à nouvel ordre comme surveillés en permanence». Délégations d’armistice, croix rouge et douanes allemandes. Dans le même temps les militaires de Vichy, chargés du contre-espionnage, installent des micros dans les téléphones des bureaux allemands de la zone libre. Ainsi non seulement la conversation téléphonique est écoutée mais les services entendent tout ce qui se dit dans le bureau.

Cette activité est connue sous le nom d’«écoutes spéciales». Préoccupés, les Allemands mettent un certain temps pour trouver l’origine des fuites qu’ils constatent. Des micros sont découverts par les experts allemands. Laval reçoit successivement plusieurs hauts responsables nazis qui se plaignent et menacent. Le 10 juillet 1942, il ordonne à Gaston Brun «de mettre fin aux ʺécoutes spécialesʺ immédiatement (…), les fiches d’écoute seront détruites». il annonce également que les saisies de courrier seront limitées à celles qui comportent des dénonciations ou qui constituent «des atteintes à l’Etat, au gouvernement.»

Le résident général de France en Tunisie répond à cette injonction en expliquant que cette interdiction le prive de précieux renseignements. C’est Laval qui prend la plume le 21 septembre pour lui expliquer: «j’estime qu’il n’est pas opportun de rétablir ces écoutes en raison des incidences regrettables qu’elles pourraient avoir dans la conjoncture actuelle.» En clair, dans sa politique de collaboration «loyale» avec l’Allemagne, le chef du Gouvernement estime que toute activité d’espionnage et d’écoute en direction des occupants pourrait ruiner ses efforts.

Les Contrôles Techniques allemands

Dès juin 1940, l’armée d’occupation dispose, en zone occupée, d’un bureau très spécial, chargé du contrôle du trafic postal, télégraphique et téléphonique en France. Il s’agit de l’Abwehrleistelle Kommandostab A O III N des services de sécurité du Reich (Militarbefehlshaber). Il ne dépend pas de la hiérarchie allemande des télécommunications militaires mais est directement rattaché au commandant en chef des troupes d’occupation. Cet organe dispose de commissions allemandes de contrôle du trafic, installées à Paris au central télégraphique et au central téléphonique interurbain ainsi qu’à Roanne, au bureau central radio et dans plusieurs grandes villes de la zone occupée. Son but est de collecter, dans les correspondances françaises, les renseignements utiles au double point de vue politique et militaire et également de vérifier la bonne exécution de leurs décisions.

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La place Stanislas à Nancy en 1940 où se garent désormais les véhicules de l'occupant allemand. © DR

Vichy a parfaitement conscience que les Allemands intéressent systématiquement les communications officielles, notamment celles entre zone occupée et zone libre. La demande en avril 1941, par la Commission d’Armistice Allemande de Communication d’un document qui avait transité par la liaison télex Wiesbaden-Vichy fait comprendre aux Français qu’il faut chiffrer leurs messages sensibles. Deux mois plus tard, Di Pace, directeur général des télécommunications, prévient la même délégation française qu’un «service allemand» a confié à un fonctionnaire français des PTT «que l’écoute des conversations sur le circuit Paris-Vichy était un véritable régal». Di Pace en profite pour souligner l’importance d’une discrétion complète dans les conversations téléphoniques.

La vice-présidence du Conseil confirme cet état de fait par une circulaire «très secret»: «Il me semble que des mesures particulièrement préjudiciables aux intérêts français aient été décidés par les autorités allemandes à la suite de conservations téléphoniques inopportunes (…) Il convient d’interdire les conversations «à mots couverts» qui sont souvent aussi bien comprises des services qui exploitent les écoutes que des interlocuteurs eux-mêmes.»

A plusieurs reprises au cours de l’année 1942, la délégation française pour les transmissions s’élève, auprès de ses interlocuteurs allemands, contre la multiplication des saisies de correspondance. La Wehrmacht décide alors que ces opérations ne pourront être effectuées que par des services spécialisés: police militaire allemande (GFP), douane ou fonctionnaires allemands spécialement habilités. Dans tous les cas, un reçu est remis aux PTT français. De fait, l’armée allemande, au fil des mois, multiplie les saisies directes dans les centres postaux, au grand émoi du personnel qui ne peut s’y opposer. En avril 1944, ce type d’intervention est considéré comme «extrêmement fréquent», exemple la saisie de 14'500 lettres au bureau de la gare de Marseille «malgré les vives protestations du chef de service». De telles actions permettent aux Allemands de compléter les informations recueillies grâce aux synthèses du SCT, lequel est tenu de les leur fournir. Nous avons la preuve de cette collaboration, grâce à une note de la commission allemande d’armistice informant le détachement français à Paris qu’elle a bien reçu le résultat des contrôles de mars et d’avril 1944 et demandant que les documents parviennent désormais à la censure postale pour l’étranger, boulevard du Montparnasse.

Quand les Allemands exigent des PTT lyonnais la pose d’une «boîte de coupure» destinée à écouter les 225 circuits téléphoniques interurbains aboutissant à Lyon ou y transitant, les techniciens français réalisent que l’ennemi pourra directement espionner à partir de l’hôtel Claridge réquisitionné. Le secrétaire d’Etat à la Production industrielle et aux Communications, Bichelonne, saisit Laval du problème. C’est la Direction des services de l’armistice qui répond en ces termes: «Prendre les dispositions techniques nécessaires pour donner satisfaction à la demande allemande mais ne pas se prêter aux mesures d’exécution avant de nouvelles instructions du gouvernement.» Bientôt le secrétaire d’Etat signale l’amplification des initiatives allemandes de contrôle: saisies de courrier, occupation des centres d’écoute téléphonique à Marseille, Limoges et Toulouse.

La multiplication des opérations de contrôle entraîne de grandes perturbations dans le courrier. Certaines lettres suivent un parcours très étonnant, telle celle-ci, postée le 23 septembre 1940 de Luanda (Angola) à destination de Cotonou (Dahomey). Le 25 septembre, elle est ouverte par la censure de Brazzaville au Congo, lequel a rallié la France libre. Il n’existe pas de liaisons avec le Dahomey contrôlé par Vichy, aussi les autorités de Brazzaville envoient la lettre en France occupée où elle est ouverte par la censure allemande avant d’être envoyée à Lisbonne, le Portugal étant la plaque tournante entre les deux camps. De là, elle est réexpédiée le 15 décembre 1940, en direction du Congo belge où elle est ouverte une troisième fois avant de revenir à Brazzaville le 16 septembre 1941. La tentative de changement de camp a échoué. Quelques jours plus tard, la lettre repart pour Dakar au Sénégal, non sans avoir été décachetée une quatrième fois. Après une dernière lecture au Sénégal, la lettre parvient à Cotonou, le 10 août 1942. Son périple a duré deux ans.

Dès l’occupation de la zone Sud, des militaires allemands s’installent dans plusieurs centraux téléphoniques français pour écouter les communications au coude à coude avec les fonctionnaires du SCT. Le 30 novembre, dix militaires allemands s’installent à l’hôtel des Postes de Toulon. A Lyon, au central interurbain, les Allemands écoutent les lignes entre Lyon et Barcelone, entre Genève et Barcelone. A Grasse, Cannes et Draguignan, ce sont des officiers de la IVe armée italienne qui s’installent le 23 janvier 1943. A chaque fois les autorités françaises protestent énergiquement sans succès, obtenant des réponses allemandes comme: «Après décision du commandant en chef Ouest, la situation actuelle ne permet pas encore de libérer complètement les moyens de transmission d’Etat à Etat.»

Conflits autour du SCT

Après l’occupation de la zone sud, les Allemands apprennent qu’une partie de la production du SCT est consacré aux écoutes des communications allemandes en zone sud et que les réseaux de résistance utilisent cette production ainsi que celles des écoutes radio de Vichy pour leurs propres activités.

C’en est trop pour Von Rundsted, le Maréchal commandant en chef des Forces de l’ouest, qui prend sa plume le 3 janvier 1943 et écrit à Laval pour lui demander que la SCT cesse d’intercepter les correspondances allemandes ainsi que les correspondances françaises entre la France et l’étranger.

Le 4 janvier 1943, Pierre Laval écrit à Abetz pour lui expliquer que cette mesure porte atteinte à la souveraineté française et déplorer la défiance de l’état-major allemand à l’égard des Contrôles Techniques français. Et de préciser: «Ce service est dans certains cas un auxiliaire précieux pour la police, et il ne peut être de ce fait un obstacle à la sécurité des troupes d’opérations, le loyalisme de son activité en est la meilleure garantie.»

Laval joint à ce message une lettre destinée à Fernand de Brinon, où il dit accepter le principe de la communication des interceptions à l’Allemagne et que «même dans des cas urgents ou graves intéressant la sécurité des troupes d’occupation, le chef du service du contrôle soit autorisé à correspondre directement avec un représentant dénommé du maréchal commandant en chef des forces de l’Ouest».

Dès le mois de décembre 1942, le gouvernement français avait protesté auprès des autorités d’occupation du fait que, le 30 novembre, des militaires avaient pénétré dans les locaux de la commission du contrôle téléphonique et que «depuis cette date, une dizaine d’entre eux pratiquent l’écoute des communications téléphoniques à côté du personnel français du Service du des Contrôles Techniques».

Après plusieurs réclamations contre des saisies sauvages de courrier par des militaires et des douaniers allemands dans des centres postaux, la DSA doit examiner une demande officielle allemande concernant la correspondance d’un habitant de Vichy. Le général Girodet indique que les PTT n’ont pas à exercer de surveillance sur le courrier, cela reste la mission du SCT. «L’administration des PTT se trouve donc dans l’impossibilité de saisir des correspondances pour les remettre aux autorités allemandes.»

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Le Generalfeldmarshall Gerd von Rundstedt en 1940. © Archives fédérales allemandes

Si les autorités d’occupation se font de plus en plus pressantes, c’est qu’elles se doutent que plusieurs rapports rédigés par le SCT partent directement pour Londres. En effet, certains membres de la France libre ont réussi à noyauter l’administration de Vichy. Les précieux renseignements qu’ils font parvenir aux gaullistes en exil leur permettent de suivre les évolutions de l’opinion publique et d’ajuster la propagande des Alliés. Les Allemands manœuvrent donc pour avoir la mainmise sur les interceptions téléphoniques effectuées par Vichy. Le 18 octobre 1943, l’état-major du front Ouest réitère sa demande et somme le gouvernement français de cesser sur-le-champ tout contrôle des circuits téléphoniques et télégraphiques, exige que soient mises à disposition de l’Allemagne les installations françaises. Seule concession: le contrôle postal pourra encore être assuré par Vichy pourvu que les résultats continuent à être communiqués aux services allemands mandatés. La lettre est signée von Rundstedt.

A Vichy, c’est la consternation. Le gouvernement vient de se voir privé d’un outil précieux. Laval tente de faire revenir von Rundstedt sur sa décision. Il sait que les Allemands soupçonnent Vichy d’espionner leurs communications téléphoniques et télégraphiques, c’est une des raisons principales de leur détermination. Il défend son service et commence par jurer qu’aucun branchement sur une ligne allemande n’a été effectué par les contrôles techniques de son gouvernement. Si cela s’était produit, «ce ne pourrait être que le fait d’agents agissant pour le compte de puissances étrangères». Il se lance ensuite dans un vibrant plaidoyer pour une collaboration franco-allemande dans le respect de l’autonomie de Vichy. Mais il plaide d’abord pour le maintien d’un service fort utile «en particulier dans les domaines de la police et du ravitaillement, le contrôle des correspondances téléphoniques et télégraphiques me permet d’agir souvent avec une pleine efficacité. Ce contrôle me permet également d’avoir, à tout moment, connaissance de l’état de l’opinion et m’amène ainsi à prendre en temps opportun, des mesures indispensables.

«Supprimer la surveillance des correspondances téléphoniques et télégraphiques qui constitue, dans les circonstances actuelles, un attribut essentiel de la souveraineté française, risquerait d’avoir pour la France qui, jusque-là, a vécu dans un ordre relatif, les conséquences les plus graves. La suppression de ce contrôle m’empêcherait d’apporter à l’armée d’occupation, par mon action quotidienne, un concours qui, pour être discret, n’en a pas moins été efficace. La substitution d’un service allemand de contrôle au service français, si elle était envisagée, risquerait d’amener les autorités allemandes à prendre des décisions qui, en raison de la psychologie française, pourraient aller à l’encontre même du but que vous recherchez. La présence de contrôleurs allemands dans les centraux téléphoniques serait immédiatement connue et les résultats que vous pourriez en attendre seraient réduits dans la mesure même où les Français cesseraient d’exprimer librement leur pensée. En outre, la substitution d’un contrôle allemand au contrôle français ne manquerait pas d’apparaître comme une marque de défiance grave vis-à-vis du gouvernement français, dont l’attitude de correction vis-à-vis de l’armée d’occupation ne saurait être mise en doute.»

En décembre 1943, Laval cède aux injonctions allemandes et nomme Darnand, déjà chef de la milice, Secrétaire général au maintien de l’ordre. Sous le contrôle du chef du Gouvernement, Darnand va de fait constituer un «super ministère» de la sécurité intérieure, coordonnant le maintien de l’ordre et l’administration pénitentiaire. Il prend également la tutelle effective du Service des Contrôles Techniques, outil précieux dans son œuvre de répression. Pour s’assurer de la circulation rapide des informations urgentes, il informe des préfets de la zone nord de la mise en place d’une permanence téléphonique aux Renseignements Généraux à Paris, qu’il convient de saisir «de toute urgence, nuit et jour, de toute acte de banditisme ou attentat terroriste».

Les arguments de Laval ne peuvent rien contre la décision allemande qui a sans doute été prise au plus haut niveau. Le 7 février 1944, le haut commandement de la Wehrmacht, «après examen approfondi de l’argumentation du chef du gouvernement français […] maintient intégralement sa demande avec mise à exécution avec la plus grande célérité». Dans une note secrète, l’état-major de la direction des services de l’armistice tente une nouvelle fois de convaincre les Allemands par le truchement de leur délégation: «Au moment où, en plein accord avec les autorités allemandes compétentes, tous les pouvoirs de police ont été concentrés entre les mains du Secrétaire général au Maintien de l’ordre, M. Joseph Darnand, afin de lui permettre de faire face à une situation difficile, il n’est ni de l’intérêt français ni de l’intérêt allemand de réduire les moyens d’information du gouvernement d’une manière aussi sensible.»

Le 2 mars, le général Vogel, chef de la délégation allemande, indique que ces observations ont été une nouvelle fois étudiées très soigneusement, sans que la décision soit modifiée. Cependant, «afin que le gouvernement français puisse être à même de sauvegarder ses intérêts dans le cadre du contrôle des transmissions, ordre a été donné aux services allemands intéressés de communiquer au gouvernement français par l’intermédiaire de l’ambassade de France à Paris, le résultat du contrôle des transmissions en tant qu’il se trouvera intéresser le gouvernement français».

Les Allemands ont donc retourné la situation à leur avantage. Ils prennent entièrement le contrôle du système d’écoute créé par Vichy pour ne laisser ensuite aux Français que des informations de seconde main. Soumis à une pression considérable, le gouvernement s’incline et annonce par télex à la direction de la commission allemande d’armistice de Wiesbaden que «le Service français des Contrôles Techniques suspendra son activité à partir du 6 mars à 7 heures». Cette soumission s’accompagne de la remise aux Allemands d’une liste complète des centres d’écoute téléphonique de la zone libre. La DSA prépare ensuite une note destinée au secrétariat général du chef du gouvernement pour proposer un certain nombre de mesures face à cette situation. D’abord «inviter les intéressés [des lignes officielles et privées] à la circonspection en matière de téléphone», ensuite assurer une certaine discrétion aux communications gouvernementales en utilisant des codes ou en constituant un réseau télégraphique autonome du réseau PTT.

Le lendemain, la DSA constate que, depuis trois jours, les activités françaises de contrôle ont cessé mais qu’aucun Allemand n’est venu prendre place dans les centres d’écoute. Situation étrange s’il en est, pour laquelle la DSA propose au général dirigeant le service plusieurs attitudes:

«Il ne paraît pas raisonnable de signaler cette situation aux Allemands. Ce serait hâter la mise en place de leurs services de contrôle. Dans le cas où ils n’auraient pas eu l’intention d’effectuer eux-mêmes ce contrôle, ce serait les inviter à le créer. Il ne me semble pas possible de reprendre le contrôle interrompu puisque les Allemands ont été informés de sa cessation.» Et le rédacteur de conclure non sans humour: «Je ne vois aucune solution au problème posé. Mais les Allemands se chargeront probablement de le résoudre à bref délai.»

Epuration au SCT

Peu après la Libération, l’ancien directeur du laboratoire du SCT, limogé par Brun, dénonce à la DGSS, le service secret de de Gaulle, le comportement de son ancien patron qu’il estime responsable de l’arrestation de plusieurs membres importants de la Résistance. Une enquête est ouverte aussitôt. Rapidement, il apparaît que l’interception d’une lettre envoyée par la valise diplomatique de Madrid à Vichy le 7 mars 1944 a eu des conséquences terribles. Malgré son contenu peu clair, elle révèle une activité de résistance au sein du ministère de l’Air à Vichy. La lettre a été alors communiquée aux cabinets de Darnand, chargé de la police.

Le commissaire de police Bohat aidé de plusieurs inspecteurs est saisi de l’affaire et après enquêtes, persuadé que Brun et ses adjoints portent une lourde responsabilité dans l’arrestation et la déportation des généraux Giriet Lefort et Carayon et du colonel Cornillon. Après un interrogatoire musclé par la Milice au château des Brosses, ces derniers furent déportés comme otages à Buchenwald puis Flossenburg d’où ils furent libérés.

Leurs arrestations sont bien dues à l’interception n°293 mais, Bohat essaie de comprendre le véritable rôle du SCT en dépouillant les huit derniers mois d’interception: «Des premières investigations, il résulte que parmi d’innombrables lettres ayant trait au marché noir, ou seulement à des nouvelles familiales, on constate que celles portant une critique sur le Gouvernement et en particulier sur la Milice ou son chef Darnand ont toutes été retenues et transmises au Cabinet Darnand. Il en a été de même de toutes celles dont l’auteur manifestait les opinions «Gaullistes» ou en faveur du «Maquis». L’usage qui était fait de ces interceptions ne pouvait être ignoré du SCT.

De ce fait, Brun est arrêté le 1er septembre 1944 et conduit à l’hippodrome de Vichy transformé en camp de rétention pour collaborateurs après avoir été un cantonnement de la Milice. Il est enfermé dans les baraquements jusqu’au 1er novembre, après quoi il est transféré à Fresnes.

Témoignage intéressant recueilli par Bohat celui de Guy Bouchand, contrôleur à Vichy qui, après avoir raconté que les employés du SCT jouaient aux cartes la veille de l’entrée des FFI à Vichy, explique que son service avait reçu comme consigne de transmettre toute la correspondance signalant le passage d’un membre des forces de l’ordre au maquis, ordre donné au lendemain du débarquement. Puis il donne une appréciation assez négative sur ceux qui travaillaient avec lui:

«Quant à mes collègues, la plupart faisait son travail surtout pour flatter l’esprit de l’homme en place et ce au détriment des personnes qu’ils signalaient. C’est ainsi qu’à la suite de l’ordre donné d’interceptions de toute lettre parlant de départ au maquis, dont j’ignore le responsable, de nombreuses interceptions ont été proposées dont il apparaît que les conséquences n’ont pu être que fâcheuses pour les correspondants, puisque nous n’avons pas tardé à intercepter bientôt d’autres lettres dans lesquelles les auteurs mettaient en garde les destinataires contre les risques que comportaient de telles confidences épistolaires.»

Les services secrets militaires tiennent l’occasion de punir Brun de ses agissements; Brun qui a travaillé avec Laval pour rendre impossible les activités antiallemandes des officiers patriotes de Rivet, ce dernier étant obligé de se réfugier en Afrique du Nord en novembre 1942. En juillet 1944, ce dernier raconte aux enquêteurs sa dernière rencontre avec Brun peu avant son départ: «Il s’informe de ce que je fais. Comme je lui dis que je continue mon métier, il réplique vivement: Comment? Vous travaillez toujours contre l’Allemagne? Contre qui voulez-vous que je travaille, lui dis-je? Geste évasif de Brun, qui semble avoir oublié l’esprit et le langage de son ancienne «maison» et être devenu l’homme d’une politique. Je le quitte sèchement en lui disant «Brun, faites bien attention à ce que vous faites. Vous pourriez le payer cher.»

Pour Rivet, Brun n’est pas un traître au sens strict mais un opportuniste «poursuivant des desseins contradictoires que sa fatuité lui a fait apparaître comme astucieux». C’est ainsi qu’il a travaillé de fait contre tous ceux qui s’opposaient à la politique de collaboration de Laval avec les nazis.

L’examen de la carrière de Brun ne révèle pas de fait saillant. Diplômé en droit, Brun fait toute la guerre de 14-18 dans les unités combattantes et en revient avec quatre citations et la Légion d’Honneur. Après l’artillerie, il intègre le service du renseignement de l’armée où il devient le spécialiste du contrôle des correspondances, adjoint du colonel Azaïs en juin 1940, il est nommé chef du SCT par Laval le 2 mai 1942.

Comble de l’ironie pour un homme qui, pendant des armées a lu des courriers qui ne lui étaient pas destinés, Gaston Brun voit sa propre correspondance inspectée par les policiers qui instruisent son affaire. C’est ainsi que ces derniers relèvent avec intérêt une lettre de sa mère, révélatrice des opinions politiques de la famille. Refugiée à Toulon, en juillet 1944, elle écrit à son fils Gaston: «Nous vivons des jours bien malheureux, que sera-t-il fait de nous lorsque les Anglais, les Américains et les bolcheviks seront là (…) Qu’allons-nous devenir? C’est affreux pour ma vieillesse et dire que le 12 août je vais rentrer dans mes 83 ans. Je vais voir la chose la plus horrible de ma vie, l’occupation de toute cette clique étrangère!» Cette lettre saisie constituera une pièce à charge dans le lourd dossier contre Brun.

Pour sa défense, Brun s’étonne qu’on lui reproche son obéissance, qu’on souligne les conséquences qu’auraient eues certaines interceptions. Pour lui ce sont les ministères et les préfets, utilisateurs de ces documents, à partir desquels ils ont agi, qui devraient être mis en cause.

Brun se plaint que M. Contier, chef du laboratoire chargé de décrypter les messages et de rechercher des écritures secrètes, l’ait dénoncé à Alger ce qui lui a valu «d’être cloué au pilori» par la radio d’Alger. Contier qui travaillait pour le renseignement militaire de Rivet fut ensuite congédié. Brun voulant montrer qu’il est patriote, raconte comment en février 1943 il fut longuement interrogé par Geisller, responsable de la Gestapo à Vichy. Il fut alors obligé de l’accompagner dans les locaux du contrôle téléphonique de Vichy où Geisller s’empara de plusieurs documents compromettants, telle la liste des journalistes allemands accrédités à Vichy et mis sur écoute.

Que s’est-il passé entre cette enquête fructueuse et la décision du 25 juin 1946 du Commissaire du Gouvernement Prévost auprès du parquet de la cour de justice de la Seine? Nous ne le savons pas, toujours est-il que Brun et ses adjoints en raison de «charges insuffisantes», voient l’affaire classée. La seule explication qui vient à l’esprit, c’est qu’un procès aurait révélé trop d’arcanes secrets de l’art de gouverner. Cela était d’autant moins judicieux que le SCT continuait son activité dans le secret le plus complet.

Avec le sens de l’opportunité qui le caractérise, Gaston brun décidera en 1950 de déposer une requête au Conseil d’Etat réclamant 1'800'000 francs en raison du préjudice que lui aurait fait subir un internement qu’il considère comme arbitraire. Sa demande sera sèchement rejetée par un arrêté de 1955.

La fin du service des Contrôles Techniques n’était pas programmée. L’efficacité du système n’avait échappé à personne, ni au gouvernement de Vichy, ni aux Allemands, ni aux autorités de la France libre qui, grâce aux fuites organisées à leur profit par des fonctionnaires résistants devaient exploiter ce même système et ainsi asseoir leur propre autorité. À l’image du SCT, le commandement en chef français civil et militaire du général de Gaulle créait en 1943, à Alger, son propre Service des Contrôles Techniques. En septembre 1943, ce dernier avait intercepté 500'000 lettres en Afrique du Nord.

Au fur et à mesure de la libération du territoire, le nouveau pouvoir prend le contrôle de cette activité. Une reprise qui est toujours demeurée très discrète, ce qui explique que les actions du SCT n’aient pas été portées sur la liste des méfaits du régime de Vichy. Le nouveau gouvernement ayant, lui aussi, à maintenir l’ordre et sonder l’opinion publique, il lui était difficile de ne pas utiliser l’arme du contrôle technique, perfectionnée par Darlan et Laval. C’est ainsi que le SCT poursuivit sa délicate mission dans le plus grand secret.

La transition fut d’autant plus facile que les Services secrets gaullistes à Alger (DGSS) arrivent en France avec une pratique éprouvée des interceptions. Le SCT de Vichy se trouve ainsi chapeauté par les services secrets de la Libération dirigés par Jacques Soustelle. L’homme n’est ni un organisateur, ni un gestionnaire. Il laisse embaucher près de 2'000 personnes supplémentaires au SCT ce qui porte le nombre de ses employés à 7'000.

Au printemps 1945, la DGER (ex DGSS d’Alger) est devenue un organe de renseignement politico-militaire tentaculaire. Son budget est de 257'000'000 francs, il a réquisitionné 123 immeubles, emploie de 12'500 militaires et civils plus un nombre indéterminé de correspondants.

Perdu dans un dossier du ministère de l’Intérieur, nous avons trouvé une synthèse hebdomadaire datée du 20 au 27 novembre 1944. Le document a un en-tête ainsi rédigé: «Services spéciaux, service des Contrôles Techniques, Inspection régionale de Poitiers.» La synthèse rend compte d’un travail visiblement moins systématique et moins fouillé que celui des services de Vichy. Dans la première partie consacrée à la surveillance des partis politiques, on sursaute à deux intitulés: «activités communistes» et «menées antinationales» qui visent une hypothétique cinquième colonne nazie.

La synthèse fait part ensuite des opinions au plan intérieur et extérieur et de quelques informations économiques. Les communistes se sentent particulièrement ciblés par le DGER, ex DGSS, qu’ils surnomment Direction Générale des Ennemis de la République et que Jacques Duclos compare à la Gestapo. Passy, l’homme des services secrets à Londres, reprend l’activité à qui il donne le nom de SDECE et se débarrasse d’une partie des effectifs.

Le SCT est une des principales victimes des coupes de budget et de personnel puisqu’il se retrouve avec moins de 1'500 personnes cantonnées dans des écoutes clandestines sous la tutelle du Premier ministre. Michel Debré, pour contrer l’activité de l’OAS et du FLN pendant la guerre d’Algérie, lui redonnera une certaine vigueur et un nom, Groupement International de Contrôle (GIC). L’organisme, au cœur de quelques scandales de la Ve République, existe toujours dans l’enceinte des Invalides.