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Le Mémorial aux Juifs assassinés d'Europe érigé à Berlin. On estime à plus de 75'000 personnes le nombres de victimes de la Shoah en France.© DR

La persécution des Juifs de France (4/5)

A partir de la fin de l'année 1940, le gouvernement de Vichy adopte une série de lois sur le statut des Juifs qui régiront désormais la vie de ces populations. Les privations de libertés s'additionnent à un antisémitisme quotidien et pesant. Tiré des Conversations secrètes sous l'occupation.

Le 7 avril 1941, deux réfugiées hollandaises installées à Nice devisent au téléphone, soudain la liaison est interrompue par l’opératrice des PTT qui leur demande de parler en français. Les langues étrangères, sauf l’allemand pour les services officiels, sont interdites sur le réseau téléphonique, une mesure destinée à faciliter les écoutes téléphoniques. Les deux amies reprennent leur conversation en français sans mesurer ce qu’elles risquent:
– Il faut parler français.
– Il faut parler français? Et pourquoi?!
– Les employés de la poste doivent couper toutes les fois que l’on parle en langue étrangère.
– Ils nous emmerdent! Ça c’est français!
– (Rires) Très bien! Tu fais des progrès!
– Ce sont des couillons les Français…
– (Rires) Ça aussi c’est français…!
– Eh oui! Ils sont couillons. S’ils l’avaient été un peu moins, ils ne seraient pas obligés de faire tout ça…

Grâce à l’excellence de leurs fichiers, notamment ceux des étrangers vivant en France, l’inspecteur Nirascou peut, dès le 28 avril, remettre à ses supérieurs un rapport de trois pages qui donne tous les détails sur les deux interlocutrices: Rebecca Dikker, belge née en Hollande mariée à un Français prisonnier en Allemagne, résidant hôtel Imperator à Nice. Elle est fichée comme ayant demandé une carte d’identité d’étranger, est de confession israélite, son père est un riche rentier qui la soutient, elle a un amant français. Quant à Anny Penha, c’est une Hollandaise mariée à un diamantaire d’Anvers, ville qu’elle a dû quitter avec son mari et sa fille pour fuir l’invasion allemande; elle est également de confession israélite. Le rapport est transmis au directeur de la police d’état de Nice qui y joint une mention manuscrite: «étant donné les renseignements recueillis sur ces deux étrangères, j’estime qu’il y a lieu de prendre à leur encontre une mesure d’internement administratif de rigueur, sans sursis.»

Le 13 mai, le Préfet des Alpes Maritimes donne son accord pour qu’il soit procédé à leur «assignation à résidence surveillée» dernière étape avant le voyage sans retour vers les camps d’extermination.

Des horreurs qui ont marqué la Seconde Guerre mondiale, la persécution des Juifs reste sans conteste la plus odieuse. Les premières mesures antisémites en France (1940 à 1941) s’inscrivent dans le cadre du programme de Révolution nationale concocté par le gouvernement de Vichy: éviction des Juifs des services publics et de l’enseignement, imposition d’un numerus clausus (2 pour cent) pour les professions libérales et l’enseignement supérieur, vente forcée ou liquidation de certaines entreprises et propriétés immobilières juives. L’opinion publique, quant à elle, est bien trop préoccupée par sa propre situation pour s’inquiéter d’une telle campagne. D’autant que, depuis le début de la guerre, bon nombre de Juifs ont fui la zone occupée pour venir grossir les rangs des réfugiés, ce qui n’a fait qu’accroître l’hostilité d’une partie de la population à leur égard.

Les Juifs suscitent chez certains Français une réelle hostilité. Même au sein de la communauté juive, des scissions existent. Un clivage s’est produit entre les Juifs français et les Juifs étrangers. On peut estimer à trois cent mille le nombre de Juifs vivant en France à la veille de la guerre, dont la moitié sont de nationalité française. Ces derniers se sentent nettement supérieurs aux «étrangers» qu’ils n’apprécient pas toujours, persuadés que leur mise à l’index est due à la confusion qui est faite entre eux. Or, le premier statut des Juifs vise l’ensemble de la communauté: Vichy ne fait aucun distinguo.

Le statut du 3 octobre 1940, décrété par Vichy, répond à cette question. A partir de là, commence la chasse aux certificats de baptême. Les Juifs étrangers sont, eux, arrêtés systématiquement. A la signature de l’Armistice, beaucoup de Juifs français regagnent, confiants, leur domicile, ignorant le sort que leur réservent les nazis avec la complicité du gouvernement de Vichy.

Même en tant qu’ancien combattant de 1914-1918, M. Dreyfus n’a guère de chance d’échapper à sa destinée. Quand le vicomte de Dampierre intercède en sa faveur, il est loin d’imaginer l’attitude collaborationniste du gouvernement.

«Monsieur l’Ambassadeur,
Je viens solliciter de votre haute bienveillance la faveur de bien vouloir examiner le cas que je vais vous exposer et auquel j’ose espérer que Votre Excellence voudra bien s’intéresser.
Mon beau-père, Monsieur René Dreyfus, a été arrêté en juillet 1940 par les Autorités allemandes pour avoir édité des cartes postales et caricatures antinazistes; depuis cette époque, c’est-à-dire depuis quatorze mois, il est maintenu en détention, d’abord à la prison de la Santé, puis au fort de Romainville. Etant en Indochine depuis deux ans, je n’ai appris ces détails que récemment et j’ignore s’il a passé en jugement.
Je connais Monsieur René Dreyfus depuis 1934 et je suis devenu son gendre en 1937. Je puis certifier qu’il ne faisait partie d’aucune coterie juive et qu’au contraire tous ses amis étaient des catholiques ou des protestants; contrairement à la plupart des Israélites, il professait des opinions d’un patriotisme très pur et, lors des élections, son vote allait toujours comme le mien au candidat du centre ou de la droite. Il n’a du reste jamais pratiqué la religion juive et a même approuvé la conversion de sa fille au catholicisme et ensuite son mariage avec moi.
Monsieur René Dreyfus est un ancien combattant de 1914-1918; il a fait toute cette guerre comme officier de réserve d’artillerie, détaché comme observateur dans l’aviation et a fait l’objet de plusieurs citations fort élogieuses, dont l’une a comporté la croix de chevalier de la Légion d’honneur. Habitant Paris, il était éditeur de cartes postales; s’il a été amené à éditer des cartes antinazies entre septembre 1939 et juin 1940, c’est son métier qui l’a voulu pour répondre à la demande des clients. Du reste, tous les journaux de quelque opinion qu’ils fussent en ont fait tout autant: Candide et Marianne pour ne citer que ceux-là.
Monsieur Dreyfus a soixante-quatre ans et il est douloureux de penser qu’un homme de cet âge a été mis en cellule à la Santé pendant plusieurs mois et est maintenant enfermé dans un fort, privé de toute visite et à la merci du froid dont il a tellement souffert l’hiver dernier qu’il a eu une main gelée. Il paraît que d’autres personnes arrêtées comme lui pour le même motif ont été depuis longtemps jugées et acquittées. Je me demande s’il ne subit pas ce régime de rigueur à cause de sa race et cela me paraît injuste pour un des rares Israélites qui n’a jamais pris part aux stupides campagnes bellicistes et antihitlériennes menées par la juiverie internationale. Je l’ai toujours considéré comme un bon patriote, raisonnant et pensant français; du reste, sa famille était installée en Alsace depuis le XVIIsiècle et son grand-père a opté pour la France en 1871.
Je me permets de venir dans ces conditions prier instamment Votre Excellence de bien vouloir s’intéresser au sort de Monsieur René Dreyfus, qui remplit toutes les conditions d’exception prévues par Monsieur le Maréchal Pétain dans le statut limitatif des Juifs, et j’ose espérer que Votre Excellence voudra bien intercéder pour lui auprès des autorités allemandes d’occupation, afin d’obtenir sa libération ou tout au moins un adoucissement à son sort. En vous remerciant d’avance, je prie Votre Excellence d’agréer l’expression de ma haute considération.»

Signé: Vicomte de Dampierre, Chevalier de la Légion d’honneur, Croix de guerre, Planteur à Paksong, Laos.

Les Juifs, «ces fauteurs de guerre», honnis comme les francs-maçons et les communistes, sont considérés par Vichy comme des ennemis. En zone occupée, la Wehrmacht a, depuis le 18 octobre 1940, recensé les entreprises juives et les a dotées d’administrateurs provisoires. En zone libre, le gouvernement prend le même type de mesures avant de publier une loi sur les entreprises et les biens juifs «en vue d’éliminer toute influence juive dans l’économie nationale».

L’aryanisation bat son plein sur tout le territoire, pour le plus grand profit de ceux qui se partagent les biens juifs. Il ne doit pas rester une seule affaire juive, rapporte un correspondant de Montélimar en 1941.

Cher Monsieur,
«Je suis partie de Paris, le 18 février à 3 heures et demie de l’après-midi, j’ai vu M. R.M.G. et puis M. D.M.R. La situation des Juifs est affreuse et ne fait que s’aggraver. On est en train de leur prendre toutes les affaires et il paraît que d’ici deux mois, ou même encore plus vite – je ne m’en souviens plus –, il ne doit pas y rester une seule affaire juive, même pas la plus petite boutique, le plus modeste restaurant.
Les employés juifs sont, dès maintenant, congédiés, même dans les affaires juives. Tous les jours, les journaux publient de grands articles contre les Juifs, fauteurs de guerre. Mais le plus dur commencera quand une communauté juive sera organisée et ceci ne saura plus tarder, on est obligé de l’organiser bientôt. Alors, commenceront les amendes et otages et, probablement, les pogromes. Comment tous ces gens vivront-ils? On n’ose même pas y penser. Ils n’auront pas droit de travailler.
Les Français sont très favorables aux Juifs; la plupart, en tout cas, sont contre toutes ces mesures. Mais ils ne peuvent rien faire, on les mate de plus en plus eux-mêmes. Beaucoup de fonctionnaires de la préfecture ont été congédiés parce que favorables aux Juifs.»

Les plus perspicaces comprennent que la situation est devenue dangereuse pour eux et songent à quitter l’Europe. Un échange de lettres, intercepté par le contrôle postal, révèle assez bien ce double climat d’angoisse et de secret qui entoure les départs. Salomon Schwartzman se doute visiblement que le courrier est ouvert par la police et qu’il risque de sérieux ennuis. C’est dans un langage «codé» qu’il exprime ses craintes. Dans une lettre du 29 juin 1941, Salomon dit à son frère Harry: «Je voudrais que tu montes quelque chose pour que Papa, Maman et Charlotte s’en occupent une fois que tu prendras le clipper pour foutre le camp…» Harry lui répond le 6 juillet 1941: «[…] Tu commences à devenir dangereux. Tu n’as pas l’air de comprendre ce que tu fais quand tu m’écris de pareilles choses pour parler franchement, tu me fais chier par ton inconscience. Mets-toi bien dans le crâne de singe que tu es, que nous sommes en relations d’affaires avec l’Amérique, un point c’est tout. Je me charge du reste, et toi ferme ça. Tu vas finir par me faire passer pour un repris de justice avec ta manière de faire tes lettres. Si un jour je pars là-bas, ce sera pour faire des affaires; ce qui est exact. Ce sera donc un voyage d’affaires que j’entreprendrai. Et non foutre le camp, comme tu dis. Le mieux que tu aies à faire, est de moins parler…»

Voici un autre témoignage important sur les doutes et les craintes qui agitaient la communauté juive en juillet 1941. M. Gerder, logé au Grand Hôtel à Cannes, a sollicité par courrier l’avis d’un de ses camarades à Montferrand (Puy-de-Dôme). Doit-il demeurer en France ou prendre le chemin de l’exil? Voilà la réponse de son ami le 28 juillet 1941.

Cher Rodolphe,
«Ecoute, mon vieux, je te remercie beaucoup de prendre mon avis pour ta décision et avant de te donner les raisons, je te dis “pars!” et j’ajoute: “le plus vite possible!”… Pourquoi je te dis cela, parce que tu dis ne pas trouver de travail et à ce moment il faudrait que tu retombes dans les griffes de tous ceux qui en veulent à ceux de ta race, inévitablement tu y retomberas tant que tu peux, pire, sans avoir à te batailler pour cette vie, ils te laisseront tranquille, mais dans le cas inverse ils ne te quitteront pas et je ne vois pas d’un bon œil la situation qui sera faite d’ici quelque temps à tous tes compatriotes. D’un autre côté, tu as, toi, la possibilité de partir alors que, moi, je la cherche depuis bientôt un an: je t’assure que je voudrais bien avoir ta chance. Pourquoi se cramponner à un pays dont nous craignons les décisions que nous ne comprenons pas, qui nous rejette dehors? […] Certes, je te l’avoue, je penserai bien souvent à toi, peut-être ne te reverrai-je jamais, mais enfin tu seras toujours quand même avec moi, mais crois-moi, mon vieux, pars et ne traîne pas, pars pendant qu’il en est encore temps! Naturellement, mon vieux, ce sont mes idées personnelles qui peuvent quelquefois ne pas cadrer avec ta situation de famille, mais il faut voir loin et surtout éviter de te faire mettre en résidence surveillée. Voilà mes arguments, ils sont désintéressés et sincères!»

Les Juifs interdits de téléphone

L’administration des PTT va avoir à résoudre un problème délicat pour satisfaire à une demande précise de l’occupant, à savoir la suppression de l'abonnement téléphonique aux personnes recensées comme Juifs. Si la mesure est perçue comme une brimade humiliante, elle a surtout pour fonction d’empêcher les membres de la communauté de donner l’alerte quand une rafle est organisée. Curieusement, c’est l’organisme français chargé de la répression contre les Juifs qui est le premier à émettre des réserves.

Une lettre du 20 juin 1941, émanant du directeur du cabinet du commissariat général aux Questions Juives et destinée au représentant du Militärbefehlshaber in Frankreich (les autorités militaires dont le siège est à l’hôtel Majestic) en témoigne. Ce bon fonctionnaire ne pense qu’au bien de l’Etat et n’hésite pas à exposer les conséquences d’une telle mesure: manque à gagner, peut-être, mais surtout perte d’un moyen de surveillance. «Je suis informé par la Délégation générale du gouvernement français que l’Oberfeldkommandantur de Dijon a invité le délégué régional des PTT à suspendre l’usage du téléphone de tous les abonnés juifs. Je me permets de vous communiquer les réflexions que cette décision provoque de ma part. Il m’apparaît, à première vue, qu’elle se traduit par une perte de recette des services téléphoniques français et qu’elle ne procurera pas une diminution sensible dans les communications entre Israélites, ceux-ci gardant toujours la possibilité de téléphoner d’un lieu public ou de chez un ami aryen. Par contre, il m’apparaît que l’administration française y perdra, par l’impossibilité où elle sera de surveiller ces communications au moyen de tables d’écoute, un précieux moyen d’information sur les tractations des Juifs et sur leurs projets. Je me permets de vous transmettre cette opinion à toutes fins utiles…»

La suggestion ne sera pas retenue puisque, le 6 juillet 1942, le général des Transmissions Kersten demande au secrétariat général des PTT de prendre toutes les mesures utiles pour interdire aux Juifs résidant en zone occupée l’usage du téléphone. Quelques jours plus tard, une note de la DSA précise la demande des Allemands: «Les postes d’abonnements souscrits par des Juifs doivent être coupés; l’accès des cabines publiques, desservies par des agents des PTT, doit être interdit aux Juifs (l’accès des postes taxiphones serait également interdit aux Juifs, l’application de cette interdiction étant contrôlée par la police); les maisons juives dotées d’un administrateur aryen conservent leurs postes téléphoniques, sous réserve que l’usage de ces postes soit interdit à toute personne juive.

Le 26 août 1942, la Direction des Télécommunications des PTT envoie une note aux ingénieurs en chef régionaux de la zone occupée pour leur confirmer les mesures prises: les demandes d’abonnement doivent s’accompagner d’une déclaration de «ne pas être juif» signés sur les engagements et avenants établis. La même déclaration doit être faite pour les demandes de rétablissement d’une ligne résiliée. Pour ce qui concerne les administrateurs provisoires d’entreprises juives, ils doivent écrire la mention «je m’engage à interdire l’utilisation d’un poste par un juif.» La note est signée Lafay.

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Dès l'été 1942, le téléphone est interdit aux personnes juives. L'usage des cabines publiques, comme ici dans le métro parisien, est également prohibé. © DR

Questionné par l’ordre des médecins en juillet 1942, le Commissariat aux Questions Juives interroge les services allemands sur la possibilité qu’il y aurait de laisser aux médecins juifs la disposition de leur téléphone. La réponse, cinglante, se fait attendre six mois: «Le public français qui désirerait encore à l’heure actuelle se voir soigné par des médecins juifs, pour des raisons incompréhensibles, devra s’accommoder des inconvénients que la suspension de la ligne téléphonique des médecins juifs entraine. Je vous serais reconnaissant de ne plus me soumettre de demandes de ce genre.» SS Obersturmfuhrer SD. 19/01/1943

Le 13 avril 1943, le général Kersten insiste auprès du secrétariat général des PTT pour qu’il vérifie si certains Juifs ne disposent pas encore du téléphone. La Délégation française pour les transmissions à la commission d’armistice répond le 6 juillet en soulignant «l’importance et la difficulté du travail» demandé. Si «la confrontation entre les listes de Juifs établies par les préfectures et les listes des abonnés au téléphone n’a pas posé de problèmes en raison du nombre relativement faible des abonnés et des Juifs», en revanche, pour l’agglomération parisienne, les PTT ont comptabilisé environ 380'000 abonnés. Par ailleurs, la préfecture de police dispose d’un fichier de 150'000 Juifs. Et les PTT d’expliquer: «Pour avoir la certitude mathématique qu’aucun abonné juif n’échappe aux opérations de révision, il faudrait que la préfecture de police confronte, sans erreurs, le nom des 380'000 abonnés de Paris avec ses 150'000 fiches de Juifs.» Mais, impossible n’est pas français et, à une époque où l’ordinateur n’était pas encore né, les PTT peuvent annoncer enfin qu’entre le 3 septembre 1942 et le 30 juin 1943, 6100 abonnés juifs de Paris ont eu leur abonnement résilié.

La chasse aux Juifs

La France est le seul pays européen à avoir promulgué ses propres lois antijuives. C’est une manière pour le gouvernement de Pétain de faire valoir ses droits et son autonomie dans l’administration du pays. Encouragée au plus haut niveau, l’administration française a coopéré à l’entreprise nazie d’extermination des Juifs. En décembre 1941, un recensement systématique des Juifs est mis en place. De nombreux camps de regroupement sont ouverts à Gurs, Rivesaltes, Vernet, Noé… Ceux de Pithiviers, Beaune-la-Rolande, Drancy reçoivent les Juifs raflés par les Allemands. Leurs conditions de détention sont lamentables et beaucoup d’entre eux meurent là. Les autres partiront pour les camps d’extermination de l’est européen.

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Un contrôle d'identité de personnes juives arrêtées à Paris en 1941. © Archives fédérales allemandes

Les 16 et 17 juillet 1942, l’opération «Vent printanier», encadrée par les policiers français, se révélera, malgré le doux nom dont on l’a affublée, un exemple particulièrement dramatique de la barbarie nazie. Près de 13'000 Israélites, hommes, femmes et enfants, sont arrêtés, parqués au Vélodrome d’hiver avant de partir pour les camps de la mort. Plus de 75'000 Juifs seront déportés cette année-là, dont 10'000 enfants ou adolescents. Himmler avait exigé des quotas, les Pays-Bas devaient livrer 15'000 Juifs, la Belgique 10'000 et la France 100'000. Dans la mesure où l’Allemagne et la France collaboraient à une œuvre commune, les frais de ces transferts (700 marks allemands par tête) incombaient tout naturellement à l’Etat français. La police et les préfets se montrent parfois zélés dans la chasse aux Juifs. La gendarmerie assure, elle, la surveillance des convois au cas où un de ces malheureux chercherait à s’échapper des wagons plombés.  

Les lettres que nous avons lues illustrent une imprégnation antisémite, ancrée depuis longtemps et réactivée par les circonstances. Beaucoup de Français se laissent aller entre eux à des mouvements d’humeur contre les Juifs, mais leur hostilité se borne à alimenter les conversations. Seuls quelques extrémistes pensent que leur devoir est de contribuer à l’œuvre du gouvernement en l’aidant à débarrasser la nation de tous ces Juifs. Beau prétexte pour laisser libre cours à des sentiments antisémites longtemps refoulés!

Les lettres de dénonciation s’amoncellent sur les bureaux du commissariat aux Questions juives. L’acharnement de certains surprend. Ainsi, Jacques R., de Lyon, n’aura de cesse que de voir «éclater» l’équipe de la compagnie d’assurances La Protectrice. L’affaire commence en décembre 1941 par un rapport détaillé qu’il fournit au commissariat:

«Je viens vous signaler les faits suivants: parmi le personnel de la Cie La Protectrice, compagnie d’assurances repliée en zone libre à Marseille, 20, rue Montgrand, se trouvent:
1° M. Sacerdoti Pierre, déjà fiché, Italien israélite, marié à une Allemande israélite; il exerçait jusqu’à ce jour les fonctions de directeur, mais actuellement a le titre de conseiller technique tout en continuant à occuper les mêmes fonctions, en s’abstenant toutefois de signer le courrier;
2° M. Rosa Henri, Israélite, qui exerce les fonctions de secrétaire général;
3° M. Meyerhoff, dit Mouneray, Israélite allemand naturalisé français, qui occupe les fonctions de chef de contentieux;
4° M. Wolf Frédéric, ex-sujet autrichien, Israélite, qui occupe les fonctions d’actuaire;
5° M. Kessler Bernard, ex-sujet autrichien, Israélite, comptable-rédacteur à la branche Vie;
6° Docteur Grabois, médecin-chef de la compagnie;
7° Docteur Backri, médecin-contrôleur de la Compagnie (ces deux derniers sont israélites, venus de Paris et réfugiés à Marseille).
Je passe sous silence les autres membres du personnel, mais suis persuadé qu’un tiers est d’origine israélite. Vous savez que les décrets en vigueur interdisent aux Israélites d’exercer toutes fonctions dans les assurances, mais jusqu’à ce jour, en camouflant au besoin leurs fonctions, tous ces personnages continuent à collaborer à ladite Compagnie. Pour ce faire, ils ont fait appel au concours du sieur Gabriel Jacquet, agent d’assurances, 10, rue Maxo à Marseille (domicile: 9, rue Sylvabelle), légionnaire radié par le Tribunal d’honneur à la date du 21 novembre dernier, comme franc-maçon, et qui, usant et abusant des relations qu’il a pu se créer lorsqu’il a été délégué au cabinet du préfet pendant la guerre par le sieur Daladier, ancien président du Conseil, a pu faire maintenir tous ces gens en fonction.
Malgré cet appui, et lors de la parution il y a quelques jours du décret interdisant le métier d’assureur à tous ses échelons aux Israélites, ces messieurs de la famille ont câblé jeudi dernier à Me Lévêque, avocat du Barreau de Paris, en résidence à Vichy, membre du Directoire, lequel est arrivé dès le lendemain matin à Marseille pour conférer avec M. Mille (probablement franc-maçon, sûrement gaulliste et probablement aussi d’origine juive), et tous les personnages en question.
A l’issue de cette entrevue, qui a duré trois heures, Me Lévêque, dont on a l’impression qu’il ne saurait rien refuser à M. Mille, est allé à la Préfecture sans doute pour essayer de leur obtenir un permis spécial de continuer leurs fonctions.
Je vous avise par ailleurs que je suis certain que Me Lévêque doit intervenir personnellement en leur faveur au Commissariat aux Questions juives, à Vichy.
A plusieurs reprises, Me Lévêque a fait des démarches au profit soit de M. Mille, soit de ses amis, et a toujours obtenu satisfaction des autorités compétentes.
La Cie La Protectrice occupe à Marseille un personnel composé de 160 personnes qui, constatant le maintien de ces gens en place, voudraient bien que justice soit faite et les décrets appliqués; ils seraient surpris d’apprendre que dérogation aux lois a été accordée sur l’intervention d’un membre du directoire de la Légion.»

Huit jours plus tard, il envoie une seconde lettre dans laquelle transparaît sa jalousie à l’égard de ceux qui manipulent autant d’argent, «La Protectrice encaisse 150 millions par an».

Le 10 décembre 1941, Lyon
Jacques F.

«Cher Monsieur,
Je vous mets ces deux mots pour vous rappeler l’affaire “Protectrice”.
Tous les éléments indiqués sont à Marseille. Il y en a d’autres à Paris mais, sans doute, sont-ils dispersés.
Monsieur Mille, bien qu’officiellement aryen (encore difficile à prouver) est l’homme de paille de toutes ces combinaisons comme il l’a été pour le Phénix autrichien pendant quinze ans. Sa vie entière a été passée avec les Juifs et il en héberge toujours un ou plusieurs dans sa propriété de Saint-Loup, près Marseille. L’adresse exacte de cette propriété est la suivante: Villa Les Pervenches, chemin des Prud’hommes à Saint-Loup.
Mille est un gaulliste acharné et il dit à tous qu’il attend avec impatience la fin de la pourriture actuelle et le retour des temps passés.
Il sera facile de vérifier le bien-fondé de mes dires. D’ailleurs, il a certainement un dossier mais ce dossier est certainement incomplet car il est inconcevable de voir pareille “couverture” de Juifs se cacher aussi peu. J’attire votre attention sur le fait que Mille signe pour Sacerdoti, mais que ce dernier continue à tout mener. J’ai, même, de ce dernier, des lettres toutes récentes, lettres de direction.
Cette affaire est des plus importantes car La Protectrice encaisse 150 millions par an et vous vous rendez compte du mal que ces gens peuvent faire à la tête de cette affaire.
Je vous enverrai sous peu une étude sur la Concorde.»

Signé: F.

Cette insistance à dénoncer M. Sacerdoti et ses collègues tourne carrément à l’obsession et, sous couvert de faire son devoir de citoyen, ce Lyonnais bien intentionné au ton obséquieux veut en fait prendre la place de ceux qu’il dénonce. J’ai retrouvé il y a plusieurs années le fils de Monsieur Sacerdoti à Milan qui après lecture de cette interception m’a fait parvenir le courrier suivant:

 «Cher Monsieur,
J’ai lu avec émotion les dénonciations contre mon père Piero Sacerdoti (mort en 1966). J’en ai parlé avec ma mère, qui est mentionnée dans la dénonciation, ainsi qu’avec son ancien collaborateur à la Protectrice, Henry Rosa, également mentionné, qui habite 3 avenue Ingres à Paris.
Ce dernier pense que la dénonciation a été faite par un ancien collaborateur de la compagnie, agent à Lyon qui avait licencié et dont il se souvient bien.
Personne n’était au courant de la dénonciation qui sûrement fit courir des risques à tout le monde. Moi-même je suis né à Nice en mars 1943, après qu’à la suite de l’occupation allemande de la zone libre Marseille était devenue trop dangereuse même pour des juifs italiens.»

Giorgio Sacerdoti
Inauguration à Paris de l'exposition antisémite Le Juif et la France en 1941. © INA

Les hommes d’affaires, en général, ne passent pas pour des tendres. Mais on a quand même froid dans le dos en apprenant que cette grande firme photographique, la société Photomaton, propose, en mai 1941, ses services aux autorités allemandes afin d’accélérer la procédure d’identification des Juifs.

«Nous pensons que le rassemblement de certaines catégories d’individus de race juive dans des camps de concentration aura pour conséquence administrative la constitution d’un dossier, d’une fiche ou carte, etc.
Spécialistes des questions ayant trait à l’“Identité”, nous nous permettons d’attirer tout particulièrement votre attention sur l’intérêt que présentent nos machines automatiques Photomaton susceptibles de photographier un millier de personnes en six poses et ce, en une journée ordinaire de travail.
Lorsqu’il s’agit de photographier d’importants effectifs, nous déplaçons nos machines avec un opérateur et c’est ainsi que nous avons été chargés d’exécuter dans l’intérieur même des ateliers les photos d’identité du personnel des principales usines françaises.
Nous avons également effectué des travaux photographiques dans des camps de travail et de prisonniers.
Nous joignons à la présente quelques spécimens de bandes photographiques obtenues avec nos machines Photomaton. Ainsi que vous pourrez le constater, les photos sont d’une grande netteté. En outre, la qualité très spéciale du papier ne permet ni retouche ni truquage, et ne subit aucune altération.
Vous trouverez également un spécimen de notre système breveté M… dont le cadre métallique pratiquement inusable comporte un système de verrouillage à œillet mordant sur la photo qui, en empêchant la sortie de la carte hors du cadre, évite ainsi toute falsification. Enfin, sur la carte peuvent être portés tous les renseignements utiles à l’identité.
L’application de nos procédés permet de réaliser une grande économie de temps et d’argent […]»

Les imaginations vont bon train et les combines aussi. Quelques opportunistes se mettent à l’affût de toutes les affaires potentielles à réaliser aux dépens des Juifs et ils en parlent au téléphone:
Marseille: – Allô, 15-32? Dis-moi, F. va acheter les établissements Uniprix à Dreyfus frères de Mulhouse à deux millions, il m’a demandé si on pouvait l’aider.
Perpignan: – Il faut faire attention avec ces maisons.
M: – Oui, mais je prends une garantie. D’abord, je décaisse les deux millions en faisant une avance sur les bénéfices d’Uniprix. Ensuite je ferai faire l’opération par l’intermédiaire de la Banque Italienne où je connais très bien Mandoloni.
P: – Une participation sans intérêts, ce n’est pas intéressant. Ils achètent un peu de tout et ne gagnent pas grand-chose.
M: – Mais une fois qu’on est à l’intérieur de l’affaire on pourra y fourrer le nez dedans. C’est une boîte à succursales multiples. Le fonds de commerce vaut au minimum quatorze millions. Alors pour les achats en gros nous serons en premier plan, et nous en aurons un monopole.
P: – Vous avez vu vos amis pour l’autre affaire?
M. – J’ai vu C., et je lui ai dit de transformer sa boîte en société anonyme. J’ai même trouvé un de mes amis qui sera très heureux pour me rendre service de se mettre à la direction. Il a un nom bien français, décoré, il ferait bien paravent.
P: – Ça serait épatant.

Cet homme d’affaires d’Alger voit dans les mesures de saisie des fortunes juives «une réédition des biens de 89» (il fait allusion à la confiscation des biens qui avait touché les nobles lors de la Révolution française). Il imagine assez bien l’opportunité qu’il y aurait à placer un de ses amis comme administrateur, de manière à récupérer ultérieurement une part de gâteau et il lui écrit à Lyon:

«Mon vieux Marnot,
J’apprends ton retour à Saint-Saturnin, j’attends avec impatience une lettre de toi, me donnant tes impressions et tes observations au cours du voyage que tu viens de faire. Tu as dû voir et entendre bien des choses intéressantes, raconte-moi tout cela. Nous sommes loin à Alger, nous ne savons les choses que par contrecoup. Un sujet est particulièrement intéressant – je l’entendais débattre l’autre jour: c’est la question des biens juifs en France. Quelqu’un disait, mon ami S. que tu connais bien, c’est là une réédition des biens nationaux de 89. Le fait que les biens juifs doivent en France représenter une masse assez considérable, peut-être d’un ordre de grandeur à peu près égal. Mais, ajoutons-le, les Juifs sont plus malins que les émigrés de 89. Ils vont chercher parmi des “Aryens pur sang” et ayant une position sociale de premier plan des personnes susceptibles de fonder des sociétés qui reprendront ce qu’il est possible de reprendre de leurs affaires. Il y a, disait-il en terminant, pour des Aryens pur sang et de haute position sociale, des situations extrêmement intéressantes à prendre. Supposez M. X…, conseiller d’Etat, fondant une société aryenne pour recueillir d’accord avec les anciens titulaires les intérêts et surtout la clientèle de la Banque Lazard, par exemple. Voilà ce que l’ami S., à l’affût des choses, me racontait. As-tu entendu pareilles choses à Paris, et toi que penses-tu de tous ces bruits?»
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Poste de contrôle à la frontière entre la France libre et la France occupée en 1941. A droite, le panneau indique aux personnes juives, en allemand puis en français, qu'il leur est interdit de franchir la ligne de démarcation sous peine d'emprisonnement ou d'amende. © Archives fédérales allemandes

[...] Parfois c’est la peur d’être accusé de complicité mêlée à l’espoir d’une récompense qui amène à rédiger des lettres de dénonciation telle celle-ci, émanant de Saint-Maur, en février 1942.

Monsieur le Haut-Commissaire aux Affaires juives
Place des Petits-Pères Paris (2e)
13 février 1942.

«Monsieur,
J’ai l’honneur de porter à votre connaissance les faits suivants:
Il y a un an environ, à pareille époque, mon mari, M. Pierre C., faisait au cours d’un voyage la connaissance d’un habitant de la Varenne-Saint-Hilaire, M. René Prévost demeurant 50 bis, quai du Mesnil dans cette localité. Celui-ci, apprenant que nous avions des animaux de forte taille et que nous étions dans l’impossibilité de les nourrir, s’offre aimablement à nous faciliter l’achat de nourriture pour eux. A cet effet, il vint visiter notre maison qui est vaste et me demanda, en échange du service rendu, de vouloir bien prendre en dépôt un piano de forme “crapaud” qu’il enlevait de son appartement parisien et ne pouvait loger chez lui faute de place. J’acceptai et il apporta le piano accompagné d’un fauteuil bergère cassé, qu’avec son assentiment je devais envoyer chez un de mes fournisseurs en vue d’une réparation.
Il apportait en outre six grands tapis qui se détérioraient, me dit-il, dans son garage où ils étaient relégués. Je fus bien étonnée de ce surcroît d’objets déposés surtout quand je constatai que l’un de ces tapis déjà bien abîmé par les rongeurs était un Aubusson de grande valeur et les autres des tapis d’Orient également beaux.
Les mois passèrent au cours desquels Mme Prévost me fit des confidences assez gênantes concernant son intimité conjugale, incriminant son mari et l’accusant notamment de sévices; au mois de juillet dernier, ayant été violemment frappée au ventre, elle me pria de prendre connaissance de divers certificats médicaux constatant les violences, me fit part de son intention de divorcer, et, par une lettre en date du 5 juillet, me demanda de considérer comme propriétaire du piano son amie intime, Mlle Germaine Parot, boulangère, 81, avenue du Bac à la Varenne-Saint-Hilaire.
Dans les premiers jours d’août, pendant une absence de M. Prévost, elle me supplia de l’aider à sauver des convoitises de son mari, un dépôt sacré appartenant à une personne chère actuellement à l’étranger; sur lequel dépôt il s’était déjà approprié un tableau qui avait été vendu cent cinquante mille francs.
Une fois de plus, j’accédai à sa demande et, le 9 août, je recevais dans mon garage les objets qu’elle voulait entreposer: je renonce à décrire ma stupéfaction quand je vis arriver un important déménagement! Meubles anciens, tableaux de maître, statues, tapis, argenterie, etc., cela, me confia-t-elle alors, représentait trois millions cinq cent mille à quatre millions de francs et avait été déménagé clandestinement de l’hôtel particulier occupé rue Henri-Heine par M. et Mme André Séligman, antiquaires israélites, afin de soustraire ces objets aux autorités occupantes!
Je n’ignorais pas que Mme Séligman était la fille de Mme Prévost, celle-ci m’ayant peu de temps auparavant priée de faire une démarche indirecte en vue d’obtenir pour elle une audience de M. L., conseiller à l’ambassade d’Allemagne à Paris (audience qui fut refusée d’ailleurs en raison des inexactitudes contenues dans les renseignements fournis), mais effrayée de la tardive confiance qu’elle me témoignait au sujet des valeurs apportées chez moi et surtout de leur source, je la pressai de reprendre en hâte tout ce matériel et de m’en débarrasser au plus tôt.
En conséquence, le mardi 12 août, c’est-à-dire trois jours après, un camion de déménagement procuré par M. Dupuy, directeur de SVP paraît-il (ami personnel de Mme Prévost et au courant de la situation, me dit-elle), vint reprendre le tout. Ce monsieur lui indiquait également un garde-meubles – Bedel, je crois – et les objets furent déposés là au nom de Mlle Germaine Parot et assurés pour la somme d’un million. Pour moi, regrettant de m’être fourvoyée dans cette affaire équivoque, je respirai dès que j’eus remis à cette dame tout ce qui était chez moi, moyennant une décharge en bonne et due forme. Il reste néanmoins le fauteuil bergère dont mon fournisseur absent n’a pu jusqu’à présent effectuer la réparation et que je tiens à la disposition du commissariat.
Je crois savoir que Mme Prévost, actuellement réconciliée avec son mari, vient de faire opérer pour son compte personnel une vente de cinq cent mille francs d’objets en vue de l’établissement d’un café-hôtel aux bords de Marne. Ne tenant aucunement à être mêlée davantage à ce détournement et connaissant la publicité de mauvais aloi faite par les époux Prévost à cette affaire dans un milieu plein de périls; n’étant entrée involontairement dans ceci que pour le relatif avantage d’acheter par intermédiaire de la nourriture pour mes animaux, je préfère prendre l’initiative d’une franche déclaration que je signe ce jour.
Veuillez agréer…»
L'inauguration en 1941 à Paris de l'Institut d'étude des questions juives. © INA

[...] Dans une lettre du 10 septembre 1942, le directeur de L’Œuvre, journal collaborationniste, se porterait volontiers acquéreur de certaines propriétés appartenant à des Juifs. L’occasion est trop belle de pouvoir s’offrir des biens longtemps convoités et jusque-là inaccessibles.

«Monsieur le Haut-Commissaire,
J’ai l’honneur de vous faire savoir que je serais intéressé par la vente de propriétés appartenant à des Juifs et sises en Seine-et-Oise. Je désirerais avoir des renseignements précis sur les domaines appartenant à M. David Weil situés sur les communes de Pontchartrain, Montfort-l’Amaury et La Queue-les-Yvelines. Propriétaire à Orgerus, j’aimerais avoir également des renseignements sur trois propriétés qui appartiennent à des Juifs: le château des Ifs à Mme Bufnoir (Américaine israélite), le manoir du Parc à M. Lucien Feist et Pré-Bois à M. Maroni. Enfin, je m’intéresse à la propriété de M. Georges Garfunkel, 42 bis, rue Aristide-Briand aux Mureaux. D’autre part, un de mes bons amis, M. Gallo, industriel en beurre, fromages et œufs, serait acquéreur d’un local commercial à Paris d’une superficie de 4'000 mètres carrés, la moitié au rez-de-chaussée, la moitié au premier étage. Si vous pouviez m’indiquer un emplacement, et me donner des indications précises, je vous en serais reconnaissant. Veuillez agréer, Monsieur le Haut-Commissaire, l’assurance de mes sentiments les plus distingués.»

Maurice L.

Cette lettre d’un lieutenant-colonel en retraite qui se met à la disposition de l’administration afin de «délivrer la patrie des parasites qui l’ont pillée» est un modèle du genre.

Monsieur Xavier Vallat
Commissaire aux Questions juives, Vichy

«Monsieur le Ministre,
J’ai appris que, pour des fonctions d’administrateur dans les entreprises juives, vous manquiez d’hommes intègres, énergiques pour poursuivre l’œuvre d’épuration indispensable à notre pays. Je suis un de ces hommes, désireux de toute mon âme de voir ma patrie délivrée des parasites qui l’ont pillée et voulant collaborer à l’œuvre de redressement entreprise. Lieutenant-colonel d’artillerie en retraite depuis quatre ans, ma vie militaire m’a conduit en Russie (mission Messel) en 1917 et 1918, où j’ai pu me rendre compte que le soviétisme était une invention juive – en Pologne où j’ai vécu pendant sept ans où j’ai pu constater que ce malheureux pays était en fait une immense colonie juive en Europe centrale – au Maroc et en Algérie où j’ai passé dix ans et où j’ai pu voir les Juifs protégés par le décret Crémieux pousser les Arabes à la révolte ouverte contre leurs bienfaiteurs. Là je suis devenu antijuif – j’ai eu l’honneur d’avoir mon nom affiché à la synagogue d’Oran comme un des ennemis d’Israël. Je connais à fond les Juifs, leur histoire, leurs méfaits et les questions juives que j’ai étudiées particulièrement. Je dispose de quelques heures journellement et me mets à votre disposition, soit comme administrateur d’une ou de plusieurs affaires juives, soit pour un autre emploi. Je parle le polonais, l’anglais, encore assez correctement l’allemand et comprend le russe.
Veuillez agréer, Monsieur le Ministre, l’expression de mon profond respect.»

Signé: V.

Les Juifs se dénoncent eux-mêmes

[...] Les lettres de dénonciation les plus surprenantes sont celles qui émanent de certains Juifs. Certains font preuve d’une grande naïveté et s’imaginent qu’au pays des libertés et des lois, leur bon droit sera reconnu. M. H. est bien candide d’avouer, dans un courrier du 7 janvier 1942, avoir détourné les lois sur les Juifs pour préserver son patrimoine. Candide et imprudent! Il s’adresse à Monsieur le Consul d’Allemagne à Vichy pour dénoncer les Français qui l’ont spolié.

Résumé du service du contrôle technique
Lettre édifiante sur la mentalité d’un Juif étranger avouant avoir fait d’énormes bénéfices de guerre, et avoir effectué des cessions fictives à des employés pour parer aux lois sur les Juifs. Accuse maintenant ces employés d’avoir volé deux millions dans son ex-affaire et demande leur châtiment auprès du consul d’Allemagne.

Lettre recommandée Marseille-Saint-Ferréol 880, avec accusé de réception: Monsieur le Consul d’Allemagne, Consulat d’Allemagne, Vichy (Allier).

«Monsieur le Consul,
J’ai l’honneur de porter à votre connaissance:
1° Que je suis juif, mais que mon fils ne l’est pas autant que je connaisse la législation en zone non occupée, n’ayant que deux grands-parents juifs (ma femme, décédée, était catholique pratiquante).
2° Que j’étais à fin 1940 propriétaire de 90 pour cent des parts de la Société Établissements H., 18, rue du Temple, Paris (Usine: 47, rue Armand-Carrel à Montreuil-sous-Bois, Seine).
Cette Société, dont j’étais le gérant, a exécuté pour plusieurs millions de francs de travaux pour le ministère de l’Armement, et pour plus de quatre millions pour l’unité allemande Feldpostnummer 20963, à Bricquebec, puis Valcones. Le délégué à Paris de l’Intendance, M. Huebschmann, hôtel Solférino, rue de Lille, voulait même me faire délivrer ce qu’il appelait un “certificat de bonne conduite”. La société en question s’appelle maintenant Etablissements T.
3° Lors des deux décrets touchant l’organisation des entreprises, j’ai voulu céder à mon fils, non juif, mais j’en ai été empêché parce qu’il était mineur. De ce fait, sur les conseils d’un homme d’affaires, au lieu de vendre mes parts, j’ai effectué des cessions fictives à des employés en qui j’avais confiance. Or, sans pouvoir accuser nommément personne pour le moment, je suis en mesure d’affirmer qu’il y a eu pour au moins deux millions de francs de vols dans mon ex-affaire depuis mai 1941, date de mon départ de Paris, à ce jour. Dans un certain sens, et même en admettant que l’autorité militaire allemande reconnaisse la validité de la cession à mon fils, c’est cette administration qui se trouve volée en tant que gérante de biens juifs. Quant à moi, je subis une perte relativement minime, puisque ces sommes provenaient de bénéfices de guerre, et que je n’aurais jamais conservé des bénéfices provenant d’une telle source, ainsi que j’ai eu plusieurs fois l’occasion de l’écrire aux autorités françaises et allemandes.
4° Je pense donc que le nécessaire sera fait pour faire rendre gorge aux répugnants voleurs, et les punir à la mesure de leur délit. J’ai en main les preuves de la fictivité des cessions à Messieurs: André T. Maurice P.
Je suis également en mesure de donner toutes indications utiles pour que l’enquête, si elle est menée rapidement, aboutisse de façon certaine, et je crois qu’une lettre de moi à certains ouvriers serait de nature à délier bien des langues. Il serait toutefois peut-être bon que l’enquête fût menée par les autorités françaises: avec ou sans contrôle allemand.
5° Je désirerais, si, comme je le crois, une certaine somme peut être versée mensuellement aux ayants droit juifs sur la liquidation de leurs biens, que cette somme soit versée sur la tête de mon fils, que j’avais laissé à Paris à la garde du premier bénéficiaire susnommé des cessions fictives. Si l’autorité allemande agrée à ce qu’il soit finalement le bénéficiaire des cessions, je pense que la question ne souffrira pas de difficultés. Quant à moi, je me charge de subvenir moi-même à mes besoins. Je vous remets inclus copie de la lettre que j’adresse par même courrier à notre ministre des Finances et, dans l’espoir de vous lire, et d’être tenu au courant du suivi, je vous prie de vouloir bien agréer, Monsieur le Consul, l’assurance de ma considération distinguée.»

Signé: H.

«PS. – Comme je ne suis pas en mesure, étant étranger, de me rendre à Vichy, à moins d’un sauf-conduit, et que je ne suis pas non plus en mesure d’engager des dépenses, j’espère qu’il me sera éventuellement possible de m’expliquer, si tel est votre désir, avec un délégué local des autorités allemandes.»

Le plus extraordinaire, c’est que, dans sa candeur, M. H. s’adresse à une administration qui est, par avance, son ennemi déclaré, mais en des termes qu’elle peut entendre puisque ce sont ceux de la délation, du détournement de bénéfices… Dans quel désespoir doivent se trouver ces hommes, prêts à tout, pour sauver leurs enfants!

Etre considéré comme indésirable est difficile à vivre, devoir fuir son pays est douloureux, mais se faire, en plus, spolier par son employé, voilà qui est trop pour ce commerçant juif exilé au Portugal. Il ne sait pas encore qu’il n’a aucune chance de récupérer un jour ses biens qu’il a confié à «un aryen».

Lisbonne le 18 décembre 1942.

«Monsieur,
[…] Après environ trois mois de silence, j’ai la possibilité de vous donner de mes nouvelles qui sont très bonnes. Je veux vous parler aussi d’une affaire qui m’intéresse beaucoup: comme vous le savez, vous avez été nommé administrateur pour mon magasin 20, rue de la Pomme, mais voulant faire du zèle, vous vous êtes nommé de votre propre (?) initiative administrateur pour ma maison et pour mes capitaux personnels, ce qui constitue un abus de pouvoir. Je vous avertis donc, par la présente, que je vous tiens pour responsable, à vous personnellement, pour tous les préjudices qui m’ont été ou qui me seront occasionnés dans mes biens mobiliers ou immobiliers. J’espère que bientôt je pourrai revenir régler les comptes avec vous, et dans cet espoir je vous souhaite bonne santé jusqu’à mon retour.»

Eichen
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Les policiers français procèdent à une rafle à Paris en 1941. © Archives fédérales allemandes

C’est le désarroi qui pousse M. L. à dénoncer ses voisins, juifs comme lui. Cependant, M. L., n’a «rien à se reprocher», c’est un «bon» Juif.

Le 14 juillet 1942.

«Monsieur le Commissaire général,
Je vous informe que la famille Avimelef, demeurant 41, rue Bréguet, Paris (11e) dans le même immeuble où je demeure moi-même, pratique le marché noir depuis longtemps, ils vont au café Béhar, 17, rue Popincourt, Paris (11e) pour écouler toute leur marchandise, et quand ils savent qu’il doit y avoir une rafle pour les Juifs dans le quartier, ils se cachent tous chez la fille mariée, Mme Laudrigue, 57, rue Sedaine. Au 41, rue Bréguet, Monsieur le Commissaire général, débarrassez-nous de ces gens qui contaminent les autres familles juives honnêtes qu’on emmène à Drancy et qui n’ont pas à se reprocher ce que eux ne peuvent pas en dire autant. Je suis un ancien interné de Drancy et je ne voudrais pas à cause d’eux qu’il y ait une rafle dans la maison et me payer encore Drancy. Vous pourrez faire constater si je vous dis la vérité, ils sont connus dans tout le quartier, car ils sont au nombre de cinq grandes personnes, le père, la mère, et les trois grands fils et fille dont celle mariée. On était déjà venus les ramasser l’année dernière, mais ils ont réussi à se cacher tous, et ils disent maintenant qu’ils se fichent pas mal de la police. Montrez-leur s’il vous plaît une bonne leçon. Ils sortent après 8 heures du soir, et les filles vont au cinéma, au café, en cachant l’étoile alors que tous ici nous suivons les règlements, nous avons assez d’une telle injustice et nous espérons que votre intervention réussira une fois pour toutes, et de finir de voler les Juifs honnêtes car à cause d’eux, on nous dit dans tout le quartier, les Juifs sont des voleurs, si eux le sont, d’autres n’ont rien à se reprocher. Dans l’espoir que vous ferez le nécessaire rapidement, recevez, Monsieur le Commissaire général, l’assurance de mes sentiments dévoués.»

Votre tout dévoué, L.

Une poignée de révoltés

Si, au début, la politique d’antisémitisme n’est pas contestée parce qu’elle émane du gouvernement, au milieu de l’année 1942, la situation est différente: il s’agit maintenant d’opérations policières qui choquent l’opinion publique. A la méfiance et à l’hostilité se substitue la compassion de tous ceux qui ont vu ou appris le sort réservé aux Juifs, sans distinction d’âge ni de sexe. Certains préfets signalent au gouvernement les revirements de l’opinion qui s’indigne, réprouve les autorités et plaint les victimes.

Pour la première fois depuis le début du régime de Vichy, une opposition se manifeste. Il est vrai que les institutions protestantes et une partie de l’épiscopat français ont rompu le silence et s’élèvent, jusque dans leurs sermons, contre la barbarie nazie. Ce qui n’est pas sans gêner le gouvernement Laval, contraint de limiter l’ambitieux programme de déportations qu’il avait promis aux autorités allemandes.

Le 22 août 1943, la lettre édifiante de Mme G.H., membre de la Croix-Rouge, nous montre une personne qui, à l’instar de beaucoup d’autres, s’insurge, au nom de la morale humaine, contre une «telle cruauté» mais qui, néanmoins, ne cache pas ses sentiments antisémites.

«Ils ont arrêté l’autre jour 35'000 Juifs, de l’Europe centrale la plupart, pas de Français en principe: irruption chez les gens au lever du jour, emmenés quel que soit leur état de santé. 27'000 parqués au Vélodrome d’hiver pendant une semaine, hommes, femmes, enfants ensemble. W-C insuffisants. Ils font leurs besoins dans tous les coins; vous pensez ce que cela pouvait être.
Je n’y suis pas allée, étant au Secours suisse, mais je connais des infirmières qui ont fait la corvée pendant la semaine que cela a duré. Elles m’ont dit que c’était atroce. Des femmes ont eu des hémorragies, d’autres sont devenues folles, d’autres ont essayé de se tuer, une a tenté d’étrangler son enfant, enfin des scènes atroces. On a séparé les familles, les enfants dans les hôpitaux à l’Assistance publique (pas vérifié, je vous le donne sous toutes réserves: on dit qu’on aurait supprimé leur identité). Les femmes ont été expédiées dans des wagons à bestiaux plombés en Pologne pour servir (selon leur âge, je pense), les hommes de leur côté pour travailler aux mines, ou aux usines je ne sais pas où en Allemagne. Les enfants: on l’ignore, mais on m’a affirmé que certains convois avaient été dirigés par la gare d’Austerlitz vers le sud-ouest de la France. Ces gens-là n’avaient eu le droit d’emporter qu’une couverture et les vêtements qu’ils avaient sur eux (à 5 heures du matin), dix minutes pour se préparer, les enfants qu’on obligeait à rester ou qu’on séparait de leur mère s’accrochaient à elle – des hurlements de bêtes blessées, m’ont dit des témoins… Certains agents en pleuraient, mais la Gestapo ne les lâche pas et ils doivent obéir.
Certes, nous avions besoin d’être débarrassés de cette racaille, mais ne pouvions-nous le faire d’une manière plus humaine et plus adroite sans nous rendre complices d’une telle cruauté!
Et maintenant on ne parle des Juifs qu’avec des sanglots dans la voix! C’est de bon ton de s’apitoyer sur eux! Ce sont des martyrs! Et ayant osé dire dans un milieu Croix-Rouge, avec quelques femmes d’officiers présentes, que c’était sans doute le seul service que Hitler nous rendrait mais qu’il était de poids, j’ai été honnie! Mais j’ai maintenu mon opinion.
Quant aux autres, ils circulent avec leur étoile jusqu’à 8 heures du soir, mais restaurants, cafés, théâtres, cinémas, music-halls leur sont interdits et interdit l’accès des magasins, sauf de midi à 3 heures (ce sont les heures de fermeture pour la plupart), les marchés et les foires interdits. Les Aryens qui feront les commissions des Juifs seront emprisonnés. Dans le métro, le seul wagon de queue leur est accessible.
Résultat: les gens se mettent en quatre pour la juiverie.
Les Français ont la mémoire courte et sont de belles andouilles.
Quant à moi, et j’ai bon nombre d’amis qui pensent de même, nous nous trouvons mieux, plus “entre nous”, sûrs de pouvoir parler sans éléments louches parmi nous.»

Dans certains villages et hameaux de la zone libre, on n’a jamais entendu parler des Juifs avant la guerre, et voilà que déferlent des populations entières. Les habitants se sentent envahis, d’autant que la pénurie qui commence à sévir contribue à l’accentuation des sentiments xénophobes. Malgré cela, le Français reste un «être sensible» qui n’accepte pas «la sauvagerie» quand elle touche les enfants, ainsi qu’en témoigne cette conversation téléphonique entre deux standardistes des PTT (1942):
Taine: – Les restaurants ont affiché des menus à 40 francs et 45 à Reignac… toujours à cause des Juifs… c’est le commerce local!
Perret: – Ici, qu’est-ce qu’il a défilé dans la salle d’attente un vrai troupeau… jamais je n’en ai tant vu! Mais comment font-ils pour passer? Ils ont des passeports?
T: – Non, ils risquent le coup… ils arrivent en bandes… seulement les autres tirent dessus… la dernière fois ils ont tiré sur un pauvre pêcheur… neuf balles! Il était pourtant couché dans sa barque… Ah! ils ont le triomphe peu généreux… Ils sont d’une arrogance remarquable… c’est de la barbarie! Il se passe des scènes… ils dispersent les familles… arrachent les enfants des mères… Il n’y a pas si longtemps que cela, M. Delalande, marchand de tissus, rue Richelieu, me disait qu’à Paris c’était de la sauvagerie… tout le monde en avait les larmes aux yeux… les agents de la police eux-mêmes pleuraient… Les enfants de 2 à 10 ans sont retirés de la famille et envoyés à l’orphelinat… Ce n’est pas du roman!

Nous n’avons retrouvé que ces deux témoignages où l’on sent poindre un sentiment de révolte face aux persécutions des Juifs, encore s’agit-il de femmes qui ne supportent pas de voir la souffrance d’êtres humains. Leur réaction est plus viscérale que fondée sur des principes antiracistes. Il est vrai qu’avec le climat de suspicion ambiant, bien peu s’aventurent à exprimer dans le courrier ce genre de sentiment. Ne risque-t-on pas d’être arrêté pour délit d’opinion ou comme sympathisant? Dans le doute, beaucoup se sont abstenus, trop peut-être. Gageons que tous ceux qui ont été actifs n’ont pas trouvé opportun d’en faire mention dans leur correspondance.

L’angoisse

En ce qui concerne les réactions des Juifs eux-mêmes, nous avons vu que certains se croient sous la protection de l’Etat, d’autres pensent que leur salut réside dans l’obéissance, d’autres encore fuient vers l’Espagne ou l’Amérique, d’autres enfin espèrent que ce cauchemar se terminera un jour. Quant aux plus lucides, ils n’espèrent plus rien. Ce qu’ils ont en commun, c’est ce même sentiment partagé par tous: la peur.

La peur conduit certains à choisir la mort immédiate plutôt que l’horreur des camps, comme nous l’apprend une conversation téléphonique du 13 décembre 1941 entre deux employés du ministère de la Justice:
– Alors, qu’est-ce qu’il y a de nouveau?
– Il y a eu hier 721 arrestations d’Israélites, plus 300 pour le camp de Drancy. Dans tous ces Israélites il n’y a pas d’avocat, il y a des journalistes, des intellectuels, d’anciens fonctionnaires dont certains magistrats. Je peux vous assurer qu’il y a dedans Robert Dreyfus et… [inaudible] Hier lorsqu’on est venu arrêter un chirurgien dans un grand hôpital de Paris, un nommé Bloch, il absorba une dose importante de véronal; il est mort ce matin.

En cette année 1942, les familles vivent dans la terreur et cherchent désespérément ce qui pourrait les sauver.

«Chère Tante, chère Oncle,
Depuis quelques jours, nous vivons dans un cauchemar constant. Nous sommes cachés quelque part; Fritz là, moi, ici, le petit Fredi ailleurs; car on cherche les Juifs pour les déporter en Pologne (où l’on crève de maladie et de faim). Les enfants, séparés des parents, sont changés de papiers d’identité, afin que, plus jamais, ils ne puissent retrouver leurs parents.
Notre cher Fredi ne peut rester longtemps là où il est, et aussi n’y est-il pas en sécurité suffisante. Pour pouvoir mieux le protéger, je vous appelle au secours!
Est-ce que notre cher enfant pourrait venir à Moissac? Pourriez-vous le mettre chez des amis en disant que ce garçon, venant de Villars-de-Lans (sa carte d’alimentation est de ce lieu heureusement), Français, est seul, que ses parents sont obligés de vivre à l’étranger, etc. Naturellement, il faut dire que Fredi est catholique. L’enfant lui-même ne se trahit pas. Il a compris. Quand on lui demande d’où il est, il dit: “De Villars-de-Lans.” Où sont ses parents, il dit: “Je sais pas, à l’étranger.” Es-tu catholique? “Oui.”
S’il vous plaît, mes chers, répondez vite à l’adresse de Mme Léna, 24, avenue de l’Egala, Meylan. Ce serait aussi cette amie qui amènerait Fredi à Moissac. Il faut agir vite, vite. Si vous n’avez pas trouvé tout de suite quelqu’un qui prenne l’enfant, pourriez-vous le prendre chez vous jusqu’à ce que vous ayez trouvé quelqu’un?
Le paiement se fera chaque mois par un ami à nous, gérant de nos valeurs. Mais il ne faut pas qu’on prenne trop cher.
Nous-mêmes, pour nous faire de l’argent, sommes en train de vendre quelques meubles.
Chaque jour, chaque nuit, chaque heure peut amener l’irréparable. Je vous supplie de nous aider. Et merci, merci mille fois d’avance! Je vous embrasse,»

Votre Lise K…
1er septembre 1942.

La situation s’aggrave. De nouvelles mesures sont prises par Vichy et par les Allemands. Elles n’échappent pas à ce correspondant de Toulouse qui sent bien que le projet nazi est de «déporter tous les Juifs étrangers». Un responsable de la communauté essaie de comprendre ce que trame Pétain:

«Mon cher ami,
Je dispose de très peu de temps. Ecrivant en français je ferai plus vite. Dans l’ensemble, je n’ai pas grand-chose à vous écrire. En revanche, je voudrais avoir votre opinion sur le sujet suivant: Radio-Paris et Le Matin ont publié une note assez longue de laquelle il résulte que Darquier va proposer des mesures selon lesquelles:
– toutes les naturalisations de Juifs et demi-Juifs depuis 1927 seraient annulées;
– que celles datant depuis 1870 seraient sévèrement révisées;
– que l’Union serait dissoute;
– ces initiatives ont pour objet de trouver 1'500'000 nouveaux Juifs à déporter.
Que ces nouvelles soient entièrement ou seulement partiellement fondées, peu importe. Elles trahissent en tout cas le désir de déporter tous les Juifs étrangers ou naturalisés et, tout au moins, de s’en prendre à ceux qui sont protégés par l’Union. Chez vous on doit savoir plus qu’ici. Répondez d’urgence. Vous pouvez vous servir par le même messager. Les frais sont couverts par moi. Adressez réponse à M. Vilhotte (sur la deuxième enveloppe). Ecrire à cette adresse pour la correspondance à me faire parvenir.»

En 1943, il n’est plus question de zone occupée ou de zone libre. Le danger est partout. Les rafles et les déportations ne laissent pas beaucoup de répit aux Juifs, qui sentent l’étau se resserrer.

Marseille, le 27 janvier 1943.

«[…] Tu dois être au courant des événements de Marseille. En l’espace de vingt-quatre heures, j’ai tout perdu, appartement, magasin, entrepôts et immeuble, car on a évacué et l’on va démolir les vieux quartiers, cela ne compte pas, je ne suis pas inquiet à ce sujet mais ça va très mal pour nous à Marseille, tous les copains arrêtés et enfermés. Je crois même déportés, il y a quatre jours que je ne dors pas, impossible de manger, je crois que je deviens fou, des enfants de moins de 15 ans et des vieux de 70 ans, c’est dix fois plus terrible qu’à Paris, tous nos amis des milliers, impossible de te donner des noms, Max Charles, Charles Azoulai son père, mère, sœur, combattants blessés de guerre, c’est incroyable. Par une mesure exceptionnelle, ma famille et moi avons été libérés, mais le pauvre Charlot, depuis vendredi midi, plus de nouvelles.»

Quelques inconscients se bercent encore d’illusions. Nous sommes le 3 mai 1943.

«[…] Je suis à Grenoble, parce qu’à Lyon ce sont les Allemands qui sont là et on ne sait ce qui peut nous arriver, tandis qu’ici ce sont les Italiens qui règnent et sont vraiment très chics avec nous […] Tu m’écris que tu voudrais venir ici, je te crois, car ici c’est la vraie Palestine, et on peut s’amuser comme dans le vieux temps. Je sais, malheureusement, que tu n’as pas d’argent, ici il y a un comité qui donne 300 francs par personne et par mois, et un autre qui donne 400 francs par mois et par personne, c’est l’argent américain…»

La lettre qui suit est probablement la plus tragique. À la fois lucide et résigné, M. Blumenau sait désormais ce qui l’attend. L’appel au secours qu’il adresse en Suisse à Berty Guggenheim, en août 1942, est un cri pour sauver «au moins ses enfants».

«Notre situation a sensiblement empiré ces derniers jours. Vous aurez déjà entendu que la plus grande partie des internés de Gurs et des autres camps ont été déportés en Pologne et en Roumanie et que les maris, femmes et enfants ont été séparés, de sorte que l’on ne sait pas où vont les autres. Ces mêmes mesures sont mises en exécution à Marseille et on redoute ici leur prochaine application. Dans un état de profond danger moral et corporel, je vous demande s’il n’y aurait pas une possibilité pour nous, au moins pour nos enfants, d’aller en Suisse. J’ai une fille de 19 ans et un fils de 17 ans. Nous devons sauver notre vie, car un voyage en Pologne équivaut pour nous comme pour des dizaines de milliers des nôtres à une mort certaine. Le monde n’a pas le droit d’avoir d’autre souci en ce moment que de sauver ceux qui peuvent encore être sauvés. C’est inimaginable ce qui nous arrive nuit et jour. Aidez-nous, aidez au moins les enfants.»

Dans la même enveloppe, un autre message destiné à Mme Sochas aux Etats-Unis.

«C’est probablement ma dernière lettre de ce monde. Au moment où ces lignes arriveront en votre possession nous serons déjà à… Dieu seul le sait. Les déportations en Pologne sont déjà mises à exécution dans nos parages […] Des scènes indicibles et inimaginables se jouent quotidiennement. C’est notre tour maintenant. Nous ne savons encore rien de positif. Les jours prochains nous feront connaître la solution. Hélas la situation est telle qu’il n’est plus question de vie ou de mort, mais seulement de mort…»

Cette lettre désespérée sera qualifiée sans honte par le contrôle postal de Vichy: «Propos tendancieux sur la situation des Juifs en France.»