Salzbourg, hiver 1943-1944. La convocation, aux termes limpides mais inhabituels, arriva peu avant la fin de sa permission, lui enjoignant de regagner immédiatement son unité. Une précision y figurait: outre son uniforme, il devait également se munir de vêtements civils. Le comte Johannes Czernin von Chudenitz, dit Ako, fils de feu Paul et de la comtesse Maria Gabriele Orsini-Rosenberg, accueillit l’ordre sans trop savoir s’il devait s’en féliciter ou redouter ce qu’il annonçait. Issu d’une des plus prestigieuses lignées de l’ancien empire austro-hongrois, docteur en droit, parlant couramment l’allemand, le français et le tchèque, l’Obergefreiter, c’est-à-dire le caporal-chef, Ako Czernin comprit que ce rappel mettait un terme à son travail routinier. L’ordre concernant les vêtements civils ne pouvait signifier qu’une seule chose: il allait enfin être mêlé de près à des opérations de guerre. Depuis sa mobilisation dans l’armée allemande en 1939, un an après l’Anschluss (annexion) de l’Autriche, Ako Czernin avait certes vu du pays, mais il n’avait jamais connu le feu de l’action. Il avait suivi quelques cours de russe dans une école de Vienne, puis rejoint son régiment en Russie pour en repartir presque aussitôt, à la suite d’une banale blessure au doigt. Il allait donc retrouver ses quartiers au fond d’une caserne sinistre, le fort Saint-Irénée, dans une ville hostile: Lyon. Cela faisait plus d’un an qu’il avait été affecté au quartier général de la station lyonnaise des Services secrets militaires allemands, l’Abwehr, à la section III, celle du contre-espionnage. Jusqu’alors il avait travaillé dans l’administration de la section contre-espionnage de l’Abwehr (IIIC), un labeur ennuyeux. Toute la journée, il plantait des petits drapeaux sur des cartes murales illustrant les actions de groupes de résistants dont l’existence restait abstraite. Le danger était pourtant réel: il valait mieux ne pas trop s’aventurer seul en ville lorsqu’on portait un uniforme allemand. Maintenant qu’on lui demandait de se munir de vêtements civils, sa nouvelle affectation le mettrait directement en contact avec l’ennemi. Il allait traquer les résistants, se mesurer avec les agents des Services secrets anglo-saxons opérant à Lyon, car il dépendrait désormais de la section IIIF, chargée directement de la répression. Il allait, à son corps défendant, découvrir que l’Abwehr avait bien à tort la réputation d’être le plus «propre» des services spéciaux du IIIe Reich.
Un informateur anonyme leur ayant signalé qu’un des cafés du quartier des Brotteaux servait de lieu de rendez-vous à la Résistance, une dizaine d’hommes de la section IIIF, dont Ako Czernin, organisèrent une descente. L’officier responsable de l’opération avait pris la tête du commando. Le café se trouvait légèrement en contrebas, et on apercevait la salle depuis la rue. Arrivé devant le café, sans un mot et avec un calme que Ako Czernin n’était pas prêt d’oublier, l’officier ouvrit le feu sur les clients; ses hommes l’imitèrent. Puis les membres de l’Abwehr pénétrèrent dans l’estaminet. Czernin fut désigné pour garder les blessés tandis que les autres fouillaient l’établissement de fond en comble. On le laissa seul dans la salle au milieu des victimes du massacre. Le temps lui semblait long. Il se demandait si les autres ne l’avaient pas oublié quand il entendit des moteurs rugir. Il sortit en courant, ses collègues s’apprêtaient à repartir sans lui! Leur fouille n’avait rien donné; ils rentraient bredouilles, l’information n’était pas bonne. Pendant que la voiture roulait dans les rues à moitié désertes, Ako Czernin, bouleversé, s’interrogeait encore sur la folie de cette boucherie et celle de ses collègues. Le véhicule s’arrêta net. L’officier responsable sortit et se dirigea vers un attroupement. Après avoir dégainé son Luger, il ouvrit le feu dans sa direction. Une fois le groupe jugé séditieux dispersé, l’officier remonta dans le véhicule qui reprit le chemin du fort Saint-Irénée. Czernin venait de découvrir la sauvagerie d’une guerre encore plus sale que les autres.
Le jeune comte eut la chance de plaire à son nouveau chef, l’Obersleutnant Ernst Dernbach, qui lui accorda sa protection au moment où l’Abwehr traversait une totale mutation due à une redistribution du pouvoir dans le monde du renseignement du Reich. Certaines sections se voyaient dissoutes, d’autres – comme celle de Czernin – changeaient de nom. Désormais, l’Abwehr allait être inféodée à un maître redoutable: le Sicherheitsdienst (SD, le Service de la sécurité du Reichsführer-SS), et travaillerait en étroite relation avec la Gestapo. Ako Czernin n’aimait pas la Gestapo, dont les méthodes lui semblaient par trop expéditives. Et quand Dernbach lui ordonna de se rendre au quartier général de la Gestapo pour participer à un interrogatoire en tant qu’interprète, il s’y plia de mauvaise grâce. Il se retrouva assis seul dans une pièce, face à un bureau inoccupé, attendant l’arrivée du prisonnier et de ses tortionnaires. Au fond, une porte capitonnée d’où filtraient des gémissements. S’il avait respecté les ordres, il n’aurait jamais dû se lever et ouvrir la porte; s’il avait eu deux pfennige de raison, il aurait sans doute oublié qu’il avait vu un prisonnier, pauvre forme humaine déchirée de plaies, recroquevillé à même le sol, gémissant dans l’attente d’un autre interrogatoire, de nouvelles souffrances. En apprenant qu’Ako Czernin s’était enfui à la vue du corps torturé, Ernst Dernbach n’avait rien dit. Mais quand l’Autrichien lui remit sa démission de l’Abwehr, le chef de la section IIIF lui répondit:
– Il n’y a qu’un moyen de quitter l’Abwehr, c’est d’aller dans les bataillons disciplinaires. Vous ne voulez pas vous retrouver dans les bataillons disciplinaires? Bon. Je vais voir ce que je peux faire pour vous. Je vais vous affecter à mon service personnel en tant qu’interprète.
Il en était de l’Abwehr comme de tout autre groupe. Outre les jalousies qu’elle suscitait, la bienveillance du chef ne manquait pas de créer de nouvelles amitiés. Les plus habiles parmi les agents secrets du Reich recherchaient désormais sa compagnie. En toute lucidité, Ako Czernin n’en devint pas moins l’ami de l’Unteroffizier, le sergent Franz Oehler, dit Francis, «représentant en tissus d’ameublement et tapis» dans le civil, originaire de Stuttgart. Le comte autrichien et le marchand de tapis allemand devinrent inséparables. Ils prenaient désormais presque tous leurs repas ensemble dans les petits restaurants lyonnais. Jugeant que ses supérieurs ne l’appréciaient pas à sa juste valeur, Oehler avait besoin de Czernin. Quoi qu’il en soit, il était évident que le mépris dont l’accablait Dernbach portait offense au travail, sinon aux qualités de l’agent du contre-espionnage qu’il était. Sans doute dans l’intention d’impressionner son nouvel ami, Franz Oehler lui livra quelques-uns de ses secrets. Le marchand de tapis avait remarqué que les résistants se servaient régulièrement de fausses boîtes aux lettres dans les halls d’entrée de certains immeubles lyonnais. Il avait méticuleusement repéré certaines des boîtes aux lettres de la Résistance et s’en servait pour appâter les courriers. Il venait ainsi d’arrêter deux gamins de seize et dix-huit ans qu’il espérait exploiter ou retourner. Comment expliquer autrement ses visites à la prison et ses préoccupations quant à leurs conditions de détention? Il avait demandé à Czernin de rendre une visite de politesse à la mère d’un des courriers. Ako Czernin trouva la mère en larmes. Quelques heures auparavant, des soldats allemands avaient extrait son malheureux fils de sa cellule pour le conduire, en compagnie d’autres détenus, dans une forêt où ils avaient été exécutés comme otages. En voyant la mère se précipiter sur lui pour hurler entre deux sanglots: «Qu’avez-vous fait de mon enfant?» l’agent de l’Abwehr prit conscience du drame qui s’était joué à son insu.