Mémoires d’un monde disparu

© Werner Haug
Mi-juillet 2003, des maisons en pisé, des places et des jardins ont été rasés par les bulldozers chinois sur une surface de quatre hectares autour de la mosquée Id Kah dans le centre de Kachgar. 

La tragédie ouïghoure provoque l’effroi. Pourtant, ses signes avant-coureurs sont ancrés dans l’histoire de ce peuple lointain, aussi riche que méconnue. Quant à son patrimoine culturel, il est tout bonnement effacé petit à petit par Pékin. Comme à Kachgar dont la destruction de la vieille ville a été documentée par le photographe Werner Haug. Témoignage rare et exclusif.

Carrefour de l’Eurasie depuis quatre millénaires, le Xinjiang regorge de ressources naturelles. C’est l’un des points stratégiques des nouvelles routes de la soie, une pièce maîtresse du grand «rêve chinois» de Xi Jinping, sur l’autel duquel le parti a décidé de sacrifier un peuple entier, les Ouïghours. Ainsi que le révèle l’édifiante enquête de la journaliste française spécialiste de la question ouïghoure Laurence Defranoux, dont nous publions ici un extrait. Une tragédie qu’a immortalisée le photographe et sociologue suisse Werner Haug en 2003, à une époque où, malgré les destructions à grande échelle, la population ouïghoure vivait encore selon ses traditions. Regards croisés.

L’âge d’or des anciens Ouïghours

Durant 70 ans, la répression des Ouïghours par la République populaire de Chine est restée sous le radar de l’Occident. A la différence de leurs voisins tibétains, les Ouïghours ne sont pas unis autour de la figure d’un dalaï-lama à l’aura planétaire ni localisés sur le mythique toit du monde. Jusque très récemment, leur nom était inconnu du grand public. Le 8 juillet 2009, quand Bernard Kouchner, alors ministre des Affaires étrangères français, mentionne sur France Info les émeutes qui enflamment Urumqi, la capitale régionale, il les appelle les «Yoghourts». Pour justifier la répression, les autorités chinoises les dépeignent comme des paysans bigots et arriérés, paresseux et misérables qu’il faut éduquer et ouvrir à la civilisation. Pourtant, ce peuple doté d’une élite riche et cultivée, traditionnellement ouvert sur le monde, est l’héritier d’une épopée qui remonte à l’Antiquité. Le Xinjiang n’est pas non plus un coin perdu et isolé qu’il faudrait défricher. Grand comme trois fois la France, regorgeant de ressources naturelles, frontalier de huit pays, il est depuis quatre millénaires le carrefour vibrant de l’Eurasie, le creuset de civilisations sophistiquées et le théâtre de terribles guerres. En 1950, l’historien et écrivain américain Owen Lattimore le qualifiait même de «nouveau centre de gravité du monde» [...]

On peut se représenter le bassin du Tarim comme un hippodrome géant, long d’environ 1’400 kilomètres et large de 700. La zone centrale serait occupée par le désert du Takla-Makan, la piste serait jalonnée d’une quinzaine d’oasis, et les tribunes représenteraient de hautes chaînes montagneuses. Cette géographie particulière a longtemps empêché la région de s’unifier autour d’un centre politique et économique. Les petits royaumes-oasis partagent des affinités ethniques, culturelles ou religieuses, et se trouvent parfois sous la coupe des mêmes souverains. Mais ils conservent en général un haut degré d’autonomie et une identité propre. Certains ont d’ailleurs plus de relations avec des peuples voisins, comme les Tibétains, les Indiens ou les Chinois. Ces îlots de fertilité situés dans des immensités arides deviennent à partir du IIe siècle avant notre ère les étapes incontournables de ce qu’un géographe allemand, Ferdinand von Richthofen, baptisera au XIXe siècle les «routes de la soie». Des grandes caravanes composées de centaines de chameaux de Bactriane, ces «colosses» au pelage long décrits avec passion par Joseph Kessel dans Les cavaliers, transportent du jade, des métaux précieux, des tissus, du safran ou des carottes entre la Chine et l’Empire romain. Une route contourne le Takla-Makan par le nord, l’autre par le sud. Ces deux routes se rejoignent à Kachgar, la grande ville du sud du Xinjiang actuel. Située à 3’000 kilomètres à vol d’oiseau de Bagdad et de l’ancienne capitale chinoise Xi’an, à 1’200 kilomètres de Delhi et à 800 kilomètres de Samarcande, c’est un point névralgique des routes commerciales intercontinentales.

Les voyageurs y restent parfois plusieurs mois, bloqués par une maladie, une famine ou une guerre. Commerçants, troubadours, missionnaires et ambassadeurs de toute l’Eurasie se côtoient dans les caravansérails – les hôtelleries fortifiées – et les bazars – les centres commerciaux. Ils y échangent du thé de Chine contre des chevaux de la steppe, mais aussi des connaissances scientifiques et artistiques, des histoires drôles et des recettes de cuisine, des idées politiques et des convictions religieuses. Malgré les relations diplomatiques, culturelles et commerciales que les petits Etats locaux entretiennent avec la Chine, la dynastie chinoise Han (206 av. J.-C.–220 apr. J.-C.) n’arrive pas à imposer sa suzeraineté sur cette contrée stratégique plus de quelques décennies d’affilée. A défaut, les autorités chinoises entretiennent dans cette lointaine région des garnisons chargées de protéger leurs intérêts économiques.

A ce moment-là, les anciens Ouïghours ne vivent pas encore au Xinjiang. C’est un conglomérat de tribus nomades, comme les Dinglings ou les Tieles, qui déplacent leurs campements sur des chariots à hautes roues et guerroient dans les steppes de Mongolie, ces océans d’herbe qui ondulent sous le vent à environ 1’500 kilomètres au nord-est d’Urumqi. Leur existence est mentionnée pour la première fois en l’an 390 dans des annales historiques chinoises. Durant les quatre siècles suivants, ils s’allient à plusieurs empires nomades, les affrontent parfois, s’en inspirent toujours, et finissent par acquérir une solide expérience politique, diplomatique et militaire. Comme tous les peuples des steppes, ils sont chamanistes, et vouent un culte aux divinités de la nature. A partir du VIIe siècle, ils sont évangélisés par des disciples de Nestorius, ancien archevêque de Constantinople banni de l’Empire romain par le concile d’Ephèse après une querelle théologique, et nombre d’entre eux deviennent chrétiens nestoriens.

En 745, les Ouïghours mettent fin à la suprématie de la confédération des Turcs bleus sur les steppes et fondent leur propre empire, le Khanat ou Khaganat ouïghour. Durant cent ans, les empereurs ouïghours, appelés «khans», vont régner sur un immense territoire qui s’étend à son apogée de la Sibérie orientale jusqu’à la mer Caspienne. Les Ouïghours développent une civilisation prospère et structurée, et entretiennent des relations diplomatiques et économiques avec les puissances chinoises, indiennes ou persanes. L’Empire chinois des Tang, fondé en 618, a remis en service des garnisons dans la région, et multiplie les conquêtes militaires. Mais en 751, l’armée chinoise est réduite en pièces par les troupes musulmanes des Abbassides lors de la célèbre bataille de la rivière Talas, à la frontière des actuels Kirghizistan et Kazakhstan. Cette défaite met fin à l’expansion chinoise vers l’Ouest. Lorsque les troupes chinoises se replient, l’Empire tibétain et le Khanat ouïghour se disputent le contrôle du bassin du Tarim. En 757, l’empereur chinois Tang Xuanzong (plus communément appelé Minghuang), menacé par la révolte de son général An Lushan, appelle à l’aide ses alliés. Quatre mille cavaliers ouïghours écrasent les troupes rebelles et le khanat rétablit l’empereur chinois sur son trône. Des princesses des deux bords sont offertes en mariage pour renforcer l’alliance des deux puissances. Mais le khan ouïghour pousse son avantage, exige un dédommagement exorbitant pour la perte des chevaux et laisse ses soldats mettre à sac la prestigieuse ville chinoise de Luoyang. Le khanat impose aussi un droit de passage démesuré sur les routes de la soie et oblige la Chine à lui verser un lourd tribut annuel. Ce douloureux épisode est resté longtemps gravé dans la mémoire chinoise. Mais il est désormais escamoté par l’historiographie officielle qui préfère présenter les khans ouïghours en position de vassaux de la Chine pour bâtir le mythe d’une supériorité éternelle du peuple han.

Au cours de leur expédition militaire sur le territoire chinois, les princes turciques rencontrent des Sogdiens, peuple originaire de Samarcande et de Boukhara qui fuit l’avancée arabo-musulmane. Ces grands marchands les convertissent au manichéisme, une doctrine religieuse créée en Perse qui croit en l’antagonisme de deux principes cosmiques, le bien et le mal. En 763, le manichéisme devient la religion officielle du Khanat ouïghour. Le chamanisme, le christianisme, le zoroastrisme (religion née en Perse prêchée par le prophète Zarathoustra, qui vénère un dieu unique et les quatre éléments, prône l’égalité femmes-hommes, la bonté, la fête et l’humilité, respecte la vie des animaux et rejette toute forme de soumission, nda) et le bouddhisme ne sont pas bannis pour autant. De nombreux émigrés sogdiens s’installent dans le khanat et se mettent au service de l’administration ouïghoure, qui adopte leur alphabet proche du syriaque, plus pratique que les runes turciques. Quand, en 821, le voyageur musulman Tamim ibn Bahr visite la capitale ouïghoure, Karabalsagun (appelée aussi Ordu-Baliq), située dans la vallée de l’Orkhon, dans l’actuelle Mongolie, il décrit une «cité très peuplée» qui abrite de nombreux commerces et artisans, protégée par «douze très grandes portes de fer» et entourée de «terres cultivées et de nombreux villages». Le mode de vie nomade n’a pas complètement disparu: l’empereur ouïghour reçoit les diplomates dans une tente somptueuse qui surplombe son palais, et l’élevage est toujours un pilier de l’économie. Vingt-sept ans plus tard, en 848, amolli par la semi-sédentarité et les intrigues de cour, le khanat est renversé à son tour par des nomades kirghiz venus de Sibérie. Vaincus, les Ouïghours abandonnent pour toujours les steppes de Mongolie et migrent vers le Xinjiang actuel.

Chassés des steppes, les Ouïghours se scindent en deux groupes. L’un part vers le sud-est, et fonde le royaume de Ganzhou, situé dans l’actuelle province chinoise du Gansu. Ses habitants abandonnent rapidement le manichéisme au profit du bouddhisme tibétain. Leurs descendants forment aujourd’hui une microscopique «minorité ethnique», les Ouïghours jaunes (Sarïgh yoghour dans leur langue), dont le nom chinois Yugu est un rappel de leurs origines ouïghoures. L’autre groupe part vers le sud-ouest. Aussitôt arrivé, il fonde, en 856, le royaume de Qocho (appelé aussi Qara-hoja, Idiqut ou Ouïghouristan) qui s’étend de l’oasis de Turpan jusqu’à celles de Qumul (Hami, en chinois) et Kucha, dans le nord-ouest du bassin du Tarim. Les envahisseurs turciques se mélangent peu à peu aux populations autochtones indo-européennes. Sous l’influence d’émigrés sogdiens, la viticulture s’y développe, et le royaume s’arroge le monopole de la fourniture de chevaux et de chameaux aux haras impériaux. Ses ressources principales sont l’élevage, la culture des fruits et légumes, le commerce et l’extraction minière (or, fer, cuivre, argent, etc.).

Sédentarisés pour de bon, les Ouïghours développent une culture préislamique raffinée, qui rayonne dans toute l’Asie centrale et crée un pont entre la Chine et le reste de l’Eurasie. Signe d’un important brassage culturel, des manuscrits rédigés dans des dizaines de systèmes d’écriture différents ont été découverts. Des livrets de pièces de théâtre témoignent d’un art très vivant, où spectateurs et acteurs sont mêlés dans des mises en scène immersives. Les orchestres turciques se produisent jusqu’à Chang’an (Xi’an de nos jours, nda), capitale impériale chinoise qui compte alors un million d’habitants et abrite une grande mosquée. Pour autant, les étrangers ne sont pas forcément bien accueillis en territoire chinois: selon le récit de l’écrivain arabe Abu Zayd Hasan al-Sirafi, en l’an 878, au moins 120’000 commerçants juifs, musulmans, chrétiens et zoroastriens sont massacrés à Canton. Au royaume de Qocho, le manichéisme, affaibli par la persécution qu’il subit en Chine, est supplanté par le christianisme nestorien et le bouddhisme. C’est à peu près à cette époque qu’ont été taillées et décorées les grottes de Bezeklik, situées près de Turpan. Le site compte 77 cavités creusées dans la roche. Chacune des pièces est recouverte de magnifiques fresques représentant Bouddha, parfois entouré de notables étrangers, notamment Indiens ou Européens. Certaines sont de véritables chefs-d’œuvre d’art religieux. Redécouvertes à la fin du XIXe siècle par des explorateurs européens et japonais, nombre de fresques seront volées et dispersées. On peut en admirer quelques-unes au musée de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg. Les plus spectaculaires sont envoyées en Allemagne par l’explorateur Albert von Le Coq. Scellées sur les murs du musée d’ethnologie de Berlin, elles sont détruites par les bombardements alliés durant la Seconde Guerre mondiale.

Les Ouïghours sont alliés avec le grand royaume qarakhanide voisin, fondé par les Qarluqs, des cousins de la steppe qui les avaient aidés à créer le Khanat ouïghour. En 934, le roi qarakhanide se convertit à l’islam, qu’il impose à tous ses sujets. Il conquiert ensuite la cité de Kachgar et presque toute l’Asie centrale jusqu’à la mer d’Aral. Le royaume ouïghour de Qocho, lui, reste stable et majoritairement bouddhiste et chrétien. Les deux Etats parlent quasiment la même langue et entretiennent d’importants échanges culturels. Au contact de la Perse et des civilisations islamiques, l’algèbre, l’astronomie, la philosophie, la poésie et la littérature connaissent un essor spectaculaire dans les Etats d’Asie centrale. Vers 1075, Mahmoud Kashgari, un Qarakhanide originaire de Kachgar, rédige à Bagdad en langue arabe le premier dictionnaire encyclopédique des langues turciques, et dessine un planisphère où l’Orient se trouve au-dessus du reste du monde. A la même époque, son compatriote Yusuf Balasaghuni rédige en langue turcique et en vers le monumental Kutadgu Bilig, que l’on pourrait traduire par «Livre de la sagesse et du bonheur», ouvrage didactique à l’usage des souverains.

Les Ouïghours sont alors de nouveau soumis au mécanisme cyclique qui explique bien des soubresauts de l’histoire de l’Asie centrale et de la Chine depuis 2’500 ans. Dotées de cavaliers-archers hors pair endurcis par la vie difficile des contrées septentrionales, d’une organisation efficace et de grandes facultés d’adaptation, des confédérations nomades montent des expéditions contre des populations sédentaires et, après avoir pillé villes et récoltes, s’installent sur leurs terres. En 1206, Gengis Khan surgit des steppes mongoles et conquiert l’Eurasie à une vitesse phénoménale, grâce à sa cavalerie légère, à des techniques militaires alors sans égales et à un système de reconnaissance et de repérage sophistiqué. Une fois dans la place, ses troupes pillent, incendient, violent et massacrent ceux qui refusent de collaborer. Le royaume de Qocho échappe à la destruction en se soumettant volontairement à l’autoproclamé Empereur océanique. Les Ouïghours fournissent une aide militaire, mais surtout ils apportent leur savoir-faire technique et intellectuel aux envahisseurs, dont ils deviennent en quelque sorte les «professeurs de civilisation», selon les termes de l’historien René Grousset (L’Empire des steppes. Attila, Gengis-Khan, Tamerlan, Payot, 1976). Un linguiste ouïghour adapte l’alphabet ouïghour à la langue mongole, et l’empire adopte cette nouvelle écriture.

Pendant que les hordes mongoles rasent Pékin, conquièrent la quasi-totalité de l’Asie et l’Europe centrale jusqu’à la Hongrie, les Francs ne pensent qu’à organiser des croisades pour reprendre la Terre sainte aux musulmans. La légende du «royaume du prêtre Jean», un souverain chrétien qui régnerait en Orient, est arrivée à Paris, peut-être née de la réputation du royaume ouïghour de Qocho. Le roi Louis IX, dit Saint Louis, décide de proposer à ce mythique «prêtre Jean» une alliance militaire contre les Sarrasins. Il confie cette délicate mission à son ami Guillaume, originaire de Rubrouck, un village situé près de Dunkerque. En 1253, le moine franciscain entreprend de se rendre à cheval, à pied et à dos d’âne en Asie centrale, seulement accompagné d’un collègue. Dans le récit très détaillé qu’il fait de son voyage à Louis IX (Voyage dans l’empire mongol. 1253-1255, Payot et Rivages, 2019), un passage est consacré aux «Uiguri», les Ouïghours. «Dans toutes leurs villes, il y a un mélange de chrétiens nestoriens et de Sarrasins», écrit-il. Alors qu’il visite un temple d’«idolâtres», comme il appelle les bouddhistes, il remarque un saint Michel sur l’autel, et un homme avec une petite croix tracée à l’encre sur la main. «A toutes mes questions, il répondait comme un chrétien. Je lui demandai: "Pourquoi n’avez-vous pas ici de croix ni d’image de Jésus-Christ?" Il me répondit: "Ce n’est pas notre usage"» raconte le moine franciscain, un peu choqué par le syncrétisme local et le «manque de doctrine» de ces chrétiens nestoriens, qu’il voit prier mains ouvertes devant la poitrine, quand ce n’est pas prosternés, le front sur les mains.

Guillaume de Rubrouck continue son difficile chemin jusqu’à Karakorum, la capitale mongole, où il constate que les Mongols sont plutôt chamanistes, mais protègent la liberté de religion, y compris l’islam. Le franciscain décompte deux mosquées, une église nestorienne et douze temples bouddhistes et taoïstes. Il observe que tout le monde se mélange et s’enivre au vin rouge, que l’on peut en même temps adorer la sainte Croix et croire aux sortilèges. A défaut du prêtre Jean, qui n’a jamais existé que dans l’imagination fertile de dignitaires chrétiens, le franciscain demande une audience au khan Mongka, petit-fils de Gengis Khan. En attendant, il rencontre quelques Français faits prisonniers en Hongrie qui ont refait leur vie dans la capitale mongole, et sympathise avec un maître orfèvre, Guillaume Boucher. Capturé lors d’un séjour à Belgrade, ce Parisien enseigne en Mongolie les techniques de l’orfèvrerie française et construit un grand automate en argent en forme d’arbre duquel coulent du lait et de l’hydromel. Pendant le séjour du moine, des imposteurs et des espions mongols l’interrogent avec insistance sur les richesses de la France, ce qui l’inquiète un peu sur leurs motivations. Finalement, le khan confie à Guillaume de Rubrouck une missive à porter à Saint Louis. «Tel est le commandement de Tengri, le Ciel éternel. Il n’y a qu’un Dieu au ciel et qu’un souverain sur la terre, Gengis Khan, fils de Dieu», dit la lettre. Le message est clair, la mission est un échec. Le Flamand repart en sens inverse: il aura parcouru 16’000 kilomètres en deux ans. Quelques années après, en 1271, Kubilai Khan, frère de Mongka, s’installe à Pékin, fonde la dynastie Yuan et devient empereur de Chine. Sous la Pax Mongolica, période de stabilité rendue possible par l’extraordinaire système de relais postal mongol qui sécurise les routes, l’Orient et l’Occident sont particulièrement interconnectés. C’est cette année-là que, à 17 ans, le jeune aventurier vénitien Marco Polo emprunte la route de la soie avec ses oncles pour se rendre en Chine. Après avoir travaillé durant vingt ans pour Kubilai Khan, Marco Polo rentre à Venise par la route maritime, moins pénible. Dans Le devisement du monde, il affirme que le Takla-Makan est peuplé de mauvais esprits conduisant les voyageurs à leur perte.

En 1275, Rabban Bar Sauma («Rabban» signifie «maître», comme «rabbin» en hébreu, nda), un moine chrétien nestorien ouïghour, savant théologien né à l’ombre de la cathédrale de Pékin, entreprend de se rendre en Europe avec l’un de ses disciples. Son but est de chercher des alliés pour redonner de la puissance aux chrétiens d’Orient, menacés par l’avancée de l’islam en Asie. Dans La pérégrination vers l’Occident (Olizane, coll. Objectif Terre, 2020), l’écrivain Pierre Klein raconte les péripéties de son voyage qui durera treize ans. Son compagnon Marcos, lui aussi ouïghour, l’abandonne en cours de route pour devenir, sous le nom de Jabalaha, le «catholicos» des nestoriens, c’est-à-dire le pape de la grande Eglise d’Orient, qui compte alors 250 évêques et 80 millions de fidèles répartis de Chypre à Java. Quand, enfin, en 1287, Rabban Bar Sauma arrive à Paris, Philippe Le Bel, roi des Francs, le reçoit en grande pompe. Mais entre-temps, son grand-père, le roi Saint Louis est mort, et le jeune souverain veut mettre fin aux coûteuses croisades. Il propose au moine diplomate d’envoyer aux Mongols une armée en renfort quand ils seront aux portes de Jérusalem, mais n’envisage pas de soutenir les Chrétiens de Chine. Déçu, Rabban Bar Sauma, probablement le premier Ouïghour à faire du tourisme à Paris, passe un mois dans la capitale, et est très impressionné par sa visite de l’université. La construction de Notre-Dame n’est pas encore terminée, il va prier à la basilique de Saint-Denis. Il prend ensuite le chemin de Bordeaux pour rencontrer Edouard Ier, duc d’Aquitaine. Mais le roi d’Angleterre se contente de lui offrir des présents et de l’argent pour rentrer chez lui. Rabban Bar Sauma, qui, enfant, avait été fasciné par la rive orientale du Pacifique, va méditer sur la côte Atlantique. Il tente sa chance une dernière fois à Rome auprès du nouveau pape. Il est reçu comme un évêque, et on lui demande même de célébrer la messe le Vendredi saint. Les archives du Vatican conservent encore un document officiel portant le sceau du moine ouïghour. Mais nul ne se soucie ici non plus du sort des chrétiens de Chine. Il repart bredouille, accompagné de quatre ambassadeurs francs que les Mongols trouveront «insolents». Malgré plusieurs autres tentatives, l’alliance franco-mongole n’aura jamais lieu.

Le royaume de Qocho subsiste jusqu’en 1335 comme Etat vassal des empereurs mongols qui dirigent la Chine jusqu’en 1368. La région qui va du bassin du Tarim au lac Baïkal reste longtemps contrôlée par les descendants de Djaghataï, le deuxième fils de Gengis Khan (le nom «Turkestan oriental» («pays des Turciques») apparaît en 1347 pour désigner la partie orientale du Khanat de Djaghataï après que Tamerlan prend le contrôle de la partie occidentale. On parle ensuite de Mogholistan («pays des Moghols», d’après le nom donné aux descendants turcisés des souverains mongols), en Dzoungarie et dans le bassin du Tarim, et de Ouïghouristan («pays des Ouïghours»), à l’emplacement du royaume de Qocho, avant qu’ils ne se divisent en petits royaumes, nda). Les Ouïghours continuent à vivre dans la partie orientale du Turkestan, mais ils se désignent simplement par le gentilé de leur oasis, par exemple Kachgari qui signifie «originaire de Kachgar», ou sont appelés «musulmans turciques». Par une fantaisie de l’histoire, l’ethnonyme «ouïghour», qui avait fini par ne désigner que les non-musulmans, notamment les chrétiens et bouddhistes turciques, va peu à peu disparaître avec la conversion de toute la population à l’islam. Durant cinq siècles, il ne sera plus employé que par les historiens.