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M. Neil M. Smith, secrétaire des Finances des îles Vierges britanniques, dans son bureau de Road Town, sur l’île de Tortola. Ces îles sont l’un des centres de services financiers les plus importants du monde et le leader mondial de l’immatriculation de sociétés.© Paolo Woods & Gabriele Galimberti / courtesy Editions Delpire

«Les paradis fiscaux nous concernent tous»

Quand Paolo Woods s'attaque aux paradis fiscaux, cela donne de surprenantes images très léchées rassemblées dans un livre à charge.

Comptes offshore, évasion fiscale, optimisation financière… Les paradis fiscaux, ces pays ou territoires à fiscalité réduite ou nulle, tout le monde connaît, sans comprendre grand-chose à leur fonctionnement. «C’est justement parce que je n’y connaissais rien que je m’y suis intéressé», indique le photographe italien Paolo Woods. Ce dernier avait précédemment travaillé sur Haïti, où il a vécu plusieurs années. A priori, rien ne lie les deux thèmes. Quoi que. «Pour Haïti, je voulais montrer un Etat qui s’effondre, ce qui n’est pas facile. Les paradis fiscaux, c’est encore plus difficile à raconter. Mais c’est vrai que ce projet, tout comme la série Pèpè sur les t-shirts haïtiens, est une histoire emblématique d’un certain type de globalisation. Et bien sûr, ce sont des sujets très actuels.»

Sur une période de trois ans, les photographes Paolo Woods et Gabriele Galimberti ont donc choisi de se rendre dans douze pays ou territoires à la fiscalité très avantageuse, de l’Etat américain du Delaware au Panama en passant par les îles Vierge, Singapour, Londres et les Pays-Bas. Résultat: 80 images en apparence disparates mais qui forment les pièces d’un puzzle de la finance globalisée. Chacune est longuement légendée et permet de mieux comprendre le contexte. «Elles montrent qu’il y a plusieurs niveaux de signification. Ce que vous voyez sur l’image n’est pas forcément ce que vous croyez.» Des légendes d’autant plus nécessaires que les images s’enchaînent dans un ordre qui semble n’avoir ni queue ni tête, sans que l’on sache très bien si leurs auteurs ont sciemment voulu brouiller les pistes… Une manière, peut-être, de montrer la complexité et l’inextricabilité desdits paradis.

Parmi les images réunies dans le livre Paradis, rapport annuel, on voit Richard G. Geisenberger, secrétaire d’Etat adjoint de l’Etat américain du Delaware, photographié dans ses bureaux de Wilmington en train de superviser l’une des 300 immatriculations quotidiennes du Delaware. «Un enregistrement se fait en quelques minutes seulement […] Plus de 50% des entreprises américaines cotées en Bourse […] sont immatriculées dans cet Etat […]» Parmi elles: Apple, Coca-Cola, Google ou Bank of America. On voit aussi un employé de Google au travail dans les locaux du géant américain à Singapour. Extrait de la légende de l’image: «En 2011, Google a échappé à environ 2 milliards de dollars de taxes mondiales en déplaçant 9,8 milliards de bénéfices vers des sociétés-écrans»; un homme blanc et ses caddies noirs sur le golf Mangais, à une heure de Luanda (Angola). Légende: «[…] Mercer, l'une des principales sociétés de conseil financier, estime que Luanda est la ville la plus chère au monde. Ce, malgré le fait que deux tiers de la population de l’Angola vit avec moins de deux dollars par jour. […] La fuite des capitaux dont a souffert l’Angola entre 1970 et 2008 s’élève à 80 milliards de dollars.»

Les images ne sont pas volées, mais pas posées non plus, pas même celle de cet Australien astiquant sa Ducati rutilante sous l’œil de sa petite amie au balcon à Grand Caymon, sur les îles Caïman. «Nous passions en vélo un dimanche matin dans ce quartier plutôt huppé, raconte Paolo Woods. Et nous avons aperçu cette moto puissante, alors que l’île compte une seule route de 50 kilomètres… On a aimé cette ironie, cette absurdité. Et il s’est avéré que cet homme était le directeur général d’une société de zone franche (zone géographique offrant des avantages fiscaux afin d’attirer l’investissement, ndlr).» Face à certains clichés, on se dit qu’enquêter sur ces lieux-là, ça doit être plutôt sympa: mer turquoise, palmiers et villas somptueuses sont les photos les plus évidentes du projet. «Nous n’avons pas passé beaucoup de temps dans l’eau, rit Paolo Woods. C’était tout sauf des vacances! On a travaillé d’arrache-pied pour réaliser ces reportages très difficiles. Obtenir les accès ou un rendez-vous nous a pris des semaines, des mois entiers. Notre budget était très restreint, on dormait dans un Airbnb ou on faisait du couchsurfing. Sans parler du fait qu’on avait un matériel très lourd!» Pour aller «contre la vogue des serial photographers qui mitraillent à tout va, et surtout pour que les détails soient le mieux rendus possible et l’aspect patiné», le tandem a choisi de travailler avec une chambre photographique (appareil de grand format permettant une définition et une sensibilité remarquables, ndlr).

Pensé comme leur propre rapport annuel, le livre de Paolo Woods et Gabriele Galimberti est surprenant et fascinant. «On a poussé la métaphore le plus loin possible», sourit Paolo Woods. Ils ont même monté leur propre société, bidon évidemment, au Delaware: The Heavens LCC. Les photographies y côtoient un long texte intitulé «La grande évasion» divisés en chapitres didactiques du remarquable journaliste britannique Nicholas Shaxson (auteur de Les paradis fiscaux. Enquête sur les ravages de la finance néolibérale, paru en 2012). Etonnante au premier abord, l’absence visuelle de la Suisse, à laquelle Nicholas Shaxson consacre par contre une grande partie de son récit. «D’abord, c’est vrai que la Suisse a été beaucoup vue sur ce sujet. On voulait montrer autre chose, comme les Pays-Bas, dont beaucoup ignorent le rôle d’eldorado fiscal, explique Paolo Woods. Et puis, notre projet aurait dû comporter l’histoire d’un ancien employé de banque suisse qui ouvrait des comptes à des patrons américains, et qui a été sacrifié par sa direction. Peu avant de mettre le livre sous presse, le banquier a renoncé à témoigner.»

Ce que l’ouvrage dans son ensemble, textes, cartes et images réunies, illustre de manière implacable, c’est que «nous sommes tous concernés par les paradis fiscaux, et que ce n’est pas du tout quelque chose de lointain ou d’exotique destiné seulement aux ultra-riches et aux multinationales», pour reprendre les termes de Paolo Woods. Comme l’écrit Nicholas Shaxson en ouverture: «Vous êtes, cher lecteur, que vous le vouliez ou non, un client assidu des paradis fiscaux» […] Et à moins que vous ne soyez richissime, il y a fort à parier que les paradis fiscaux ont contribué à détériorer votre quotidien.» Une chose est sûre: en refermant Les Paradisrapport annuel, on regardera d’un autre œil sa banane Chiquita ou son latte Starbucks. En méditant les mots de Richard Coles, ancien gouverneur des îles Caïmans et ferveur défenseur du droit de son paradis à agir en tant que centre offshore: «Ce que nous faisons ici pourrait ne pas être considéré comme moral, mais c’est tout à fait légal.»