Le complotiste des ponts de Bâle (1/6)

© Charles Habib
2 heures du matin, Benno se rend au parc de la Solitude pour passer la nuit au bord du Rhin. 

Premier épisode de notre plongée dans la Suisse des clochards avec Benno qui a changé de vie aussi souvent que muent les serpents: enfance petite-bourgeoise, CFC de mécanicien, travailleur temporaire, clochard, conspirationniste, amateur éclairé de drogues psychédéliques, fan de heavy metal, guide de ville...

Né en septembre 1966 à Langenbruck par un dimanche chaud et très ensoleillé, Benno a vécu les dix premières années de sa vie dans ce village de 968 habitants «tout au fond et tout en haut du canton de Bâle-Campagne». A 5 ans, il apprend à lire avec sa grand-mère. Des classiques pour enfants, d’abord: Huckleberry FinnMoby DickRobinson Crusoé; à 12 ans, il se découvre une passion pour les récits de science-fiction, qui ne l’a plus quittée depuis. Sa famille, «un exemple typique de la classe moyenne inférieure», déménage ensuite à Lausen, puis à Liestal, deux petites villes du canton où il fait sa scolarité obligatoire. Son père, employé de commerce devenu comptable, reprend une société qui fera faillite. Sa mère, quant à elle, travaille comme téléphoniste-réceptionniste dans l’industrie horlogère pendant des années avant de devenir invalide à la suite d’une grave maladie. Benno a également une soeur d’une année sa cadette. L’atmosphère à la maison n’est pas très chaleureuse: «Ça aurait pu être pire, mais bien mieux aussi. Après sa journée de travail, mon père s’enfermait dans sa chambre avec un six-pack de bières. Les disputes étaient fréquentes et ma mère avait peu d’autorité sur nous, ses enfants, très tôt livrés à nous-mêmes. La promenade du dimanche après-midi était mon cauchemar: j’aurais préféré lire ou jouer au lieu de marcher dans les bois. Parfois, mon père m’emmenait voir des matches de football ou nager à la piscine. J’attendais avec impatience les camps de ski et de vacances, car j’aimais le sport. Deux fois par année, nous partions en vacances à Meiringen dans l’Oberland bernois; jamais dans des hôtels ou en appartements, mais dans les Naturfreunde (auberges familiales), l’option la meilleure marché.» C’est au cours de son adolescence que Benno découvre que «tout le monde n’est pas logé à la même enseigne. Bien que nous ne manquions de rien, je devais me contenter du vieux tourne-disque de ma mère alors que certains de mes camarades exhibaient une grosse chaîne stéréo dans leur chambre, parfois même un poste de télévision. J’étais toujours celui qui avait le moins d’argent de poche en colonie.» Une jeunesse «à l’étroit financièrement» qui aurait forgé ses convictions politiques et son penchant antinucléaire, proches des aspirations de son père, un militant convaincu qui l’a emmené aux manifestations contre la centrale de Kaiseraugst en Argovie à la fin des années 1970. «Je n’ai cependant jamais rejoint de parti, car aucun ne correspond à mes idées. Je suis d'extrême gauche et pacifiste, mais, si un gros bonnet capitaliste vivant aux dépens des autres ou un politicien véreux est victime d'une tentative d'assassinat, je ne m'en attristerai pas. Je ne passerai jamais à l'acte, mais je peux comprendre et accepter ce genre de violence.»

En 1989, maturité en poche et école de recrues derrière lui, Benno commence à étudier les langues et l’histoire à l’Université de Bâle. «Je me suis vite rendu compte que ce n'était pas mon monde; la fac, c’est pas pour les fauchés.» Il abandonne donc après deux semestres et travaille dans l’atelier d’un importateur de machines agricoles qui lui propose, après une année, un apprentissage de mécanicien. Il obtient son CFC au moment où l’entreprise part en faillite. Entre 1995 et 2000, il cumule les emplois temporaires jusqu’à ce qu’une société de commerce de détail l’embauche. Il y restera dix ans. «J’étais la "fille à tout faire": je naviguais d’un département à l’autre, selon les besoins.» Fin 2010, l’entreprise déménage à Egerkingen, dans le canton de Soleure. «Comme il était hors de question que je quitte Bâle-Campagne, j’ai fait la navette pendant quelques mois... jusqu’au jour où j’ai réalisé que j’étais complètement "kaputt" (cassé): lever à 5h, une heure de train pour me rendre au boulot, bosser toute la journée, rentrer à 21h, préparer à manger – avec quoi, d’ailleurs? Les magasins étaient toujours fermés quand je sortais du travail.» S’en suivent deux ans dans une usine de tubes métalliques qui, à son tour, tombe en faillite. «Les machines ont été vendues à une société en Slovaquie qui fabrique les mêmes produits avec les mêmes machines pour les mêmes clients...» Début 2013, Benno travaille comme magasinier dans une entreprise de câbles électriques. Mais, au bout de trois ans, la direction décide de regrouper ses activités en Suisse romande. «On m’a bien proposé un poste, mais penduler cinq heures quotidiennement était impensable.» Nouveau licenciement et retour aux agences de travail temporaire. «J’avais presque 50 ans, le krach boursier de 2008 avait définitivement mis fin aux années d’abondance et je ne voulais en aucun cas quitter le canton de Bâle, car j’avais une passion qui occupait tous mes moments de liberté, la musique.»

Enfant, Benno jouait de la flûte – «comme tout le monde ici». Mais quand il a voulu étudier la guitare à la Musikschule, ses professeurs lui ont objecté que c’était impossible «parce que j’avais les doigts comme des saucisses»! N’ayant pas l’énergie d’acheter une guitare et d’apprendre à jouer en autodidacte, il cherche quand même quelque chose dans le monde de la musique: il sera roadie (machiniste itinérant) et tourne avec un groupe de rock amateur formé par quelques jeunes de son école. A 20 ans, le voici apprenti journaliste; il couvre des petits festivals open air locaux pour un quotidien régional: «Ils réunissaient peut-être 30 spectateurs, mais ils ont tous eu leur article dans le journal!» Plus tard, quand sont apparus les fanzines – des publications indépendantes autoéditées et élaborées «par les fans pour les fans» –, il réalise des reportages sur des groupes suisses allemands dont plusieurs sont devenus célèbres comme Krokus. Bien sûr, il n'est pas rémunéré, mais Benno a assisté gratuitement à quantité de concerts avec accès backstage et s’est constitué une jolie collection de plus de 200 CD. L’aventure dure une dizaine d’années jusqu’à ce qu’internet coule les fanzines et mette de facto un terme à sa carrière de reporter.

«Ma vie se divise en tranches de 10 ans, me précise-t-il. De 20 à 30 ans, ce fut ma période rock-metal; tous les week-ends, je dansais comme un ours dans des discos de campagne. Entre 30 et 40 ans, c’était la techno: la rumeur courait que ses adeptes prenaient des drogues. Comme cela m’intéressait, je me suis rendu à l’une de ces fêtes où un type m'a donné une demi-pilule d'ecstasy. J'ai dansé jusqu’au matin suivant, une expérience incroyable. Ensuite, j’ai fréquenté les Goa Trance Parties dans les champs; on consommait non seulement de l'ecstasy, mais aussi des hallucinogènes comme le LSD et les champignons. Je dis toujours que c'est un avantage d'avoir 30 ans quand on découvre les drogues, car on est plus mûr. J'ai pris des risques et fait des expériences dangereuses, mais j’ai su garder les pieds sur terre et me protéger pour ne pas tomber accro. Ce qui n'est pas forcément évident, surtout avec le speed (amphétamines, nda)» Quand il quitte Liestal pour Bâle au début des années 2000, Benno passe tout son temps libre sur internet et rencontre ainsi Catrin, «la petite», bien qu’elle le dépasse de quelques centimètres... «J’étais membre d’un groupe de chat (discussion, nda) qui réunissait des Suisses, des Allemands et des Autrichiens. En été 2004, j’ai organisé un week-end afin de se rencontrer physiquement; on s'est retrouvé à quinze, dont Catrin. C'était super! Il y avait de la musique et de la bière toute la nuit. J’ai beaucoup discuté avec Catrin qui est revenue me voir à plusieurs reprises. Depuis, on est ensemble, chacun chez soi, dans son pays. Côté musique, elle est plutôt hard rock, alors on a commencé à aller l’été aux festivals de metal en Allemagne qui coûtent nettement moins cher qu'en Suisse.» Benno n’a jamais vécu en couple, car «je n'ai pas eu beaucoup de copines, j'avais autre chose dans la tête et je ne peux pas avoir d’enfants.»

Toute son existence, Benno s’est débattu avec les difficultés financières, entre emplois fixes et temporaires. «Comme la majorité de mes jobs duraient moins de trois mois, mes employeurs avaient le droit de me licencier avec effet immédiat. J'avais le choix de m’inscrire au chômage à chaque fin de mission – sachant que, pendant les deux mois nécessaires à la constitution de mon dossier, je devrai vivre sur mes économies – ou de rester inscrit pour que le chômage me verse des indemnités entre deux missions. Mais cela impliquait de chercher en permanence un job et de me rendre à des entretiens. Après 8 à 9 heures passées à charger et décharger des camions, je n'avais plus la force le soir d’aller sur internet et d'envoyer chaque mois mes huit candidatures sous peine de voir mes allocs réduites. Alors, dès que j’avais un job, je me désinscrivais et le cirque recommençait... Le travail temporaire, c’est une suite de trous et de bosses.» Corollaire inéluctable de cette situation précaire, Benno s’est endetté, surtout auprès des impôts et de l’assurance maladie. En Suisse, si vous êtes inscrit aux poursuites, aucune agence immobilière ne vous loue d’appartement. Benno a donc dû être «créatif». Mais la colocation n’est pas toujours la panacée, surtout l’âge aidant, «mon intimité en a souffert». Entre tensions et conflits, Benno s’est replié socialement: «A part au travail et quelques mots échangés avec mes colocataires, je ne parlais qu’avec ma copine. Je passais mon temps dans ma chambre à écouter de la musique sur mon laptop tout en travaillant à distance. Pourquoi aller dans les bistrots rencontrer des gens que je ne connais pas? C'était aussi une façon d'économiser le peu d'argent que je gagnais.» Quand son dernier colocataire a résilié le bail de l’appartement qu’ils partageaient pour aller vivre chez son amie, la société immobilière a, contre toute attente, accepté de lui louer un petit deux-pièces qui possédait même un balcon de 50 cm de profondeur, «juste assez pour entreposer les sacs-poubelle!» Pendant deux ans, il s’est débattu pour le conserver, luttant avec l’office de poursuites, l'agence pour l'emploi et l’aide sociale. En vain. «Les services sociaux me disaient que je gagnais trop, mais ils n’ont jamais voulu considérer que mes revenus étaient irréguliers. Je n’ai même pas eu droit à une aide pour l'assurance maladie. Alors, au début de l'été 2015, j’ai décidé de tout laisser tomber. J'étais fatigué, c'était trop, j'en avais assez...» Ce fut comme une délivrance: «La bataille était certes perdue, mais elle était surtout terminée.» Alors qu’il pensait pouvoir rester dans son logement encore trois ou quatre mois, le temps de s’organiser, la police a débarqué un matin de septembre, changé les serrures et vidé toutes ses affaires. Benno se retrouve sur le trottoir avec pour seuls bagages un sac à dos et un sac de sport contenant le strict nécessaire. Sans argent pour récupérer ses affaires au poste, tous ses biens ont disparu: livres, CD, albums photo, vêtements, souvenirs... «J'ai eu l'impression d'avoir été bombardé. Je me suis senti déraciné, sans nulle part où aller.» Ses débuts en tant que SDF sont épuisants: il ne connaît personne, il travaille la journée et doit se débrouiller chaque soir pour trouver un endroit où dormir. «Au bout de deux ou trois semaines, j’ai arrêté de bosser. Concilier activité professionnelle et vie dans la rue n’est pas possible. En tout cas, pas quand tu es magasinier, car tu transpires et tu as besoin d’une douche quotidienne. Il y en a bien à la gare, mais ça coûte 12 francs les 20 minutes. Tu peux aussi aller à la piscine municipale couverte si tu paies l’entrée. Et puis, quand tu travailles, il faut changer de vêtements, faire la lessive... et manger. C'est extrêmement difficile!» Avec le temps, Benno a rencontré des gens, appris à survivre et trouvé sa niche.

Quand je l'ai rencontré pour la première fois, en mai 2018, Benno était SDF depuis plus de deux ans. C’est lui qui m’a appelé: «Bonjour, c’est Benno. Jessie (un responsable de la Gassenküche, une cantine sociale dans le Petit-Bâle, nda) m’a parlé de ton projet sur les sans-abris et je suis intéressé.» Nous nous sommes donné rendez-vous pour le lendemain matin. A 10 heures, un homme d’une quarantaine d’années – en fait, il en a dix de plus –, plutôt petit, le crâne rasé, un visage tout rond traversé par une petite moustache et posé sur un corps en forme de barrique entre dans mon atelier. Il porte des pantalons cargo, un T-shirt, des baskets et, sur le dos, un énorme Rucksack (sac à dos) étanche qu’il peine à faire passer par la porte avant de s’en débarrasser lourdement. Je lui explique que je souhaite le suivre pendant plusieurs jours, photographier sa vie et l’interviewer. Il est tout de suite d’accord et nous décidons de nous retrouver la semaine suivante. Après une solide poignée de main, Benno se plie en deux, endosse péniblement son sac à dos, vacille un peu et disparaît. Je le retrouve le 29 mai à 8 h 30 fumant devant l’entrée de la Gassenküche. Une femme l’aborde pour lui demander une cigarette: «Non, tu ne les rends jamais!» lui répond-il sèchement. Il salue amicalement un jeune qui passe. Benno l’aime bien: «Il a quitté sa famille et vit dans la rue depuis une année, c’est un philosophe.» Sa clope fumée, nous partons à la Wallstrasse, une structure d’accueil de jour pour les sans-abris, établie dans un immeuble anonyme et relativement récent donnant sur une petite rue éponyme. L’endroit est d’autant plus discret qu’il se situe à l'orée du quartier des affaires, en face de la gare. «Ici tu peux "chiller" (s'offrir du bon temps à ne rien faire, nda) toute la journée et prendre une douche», m’explique-t-il en montant les escaliers. Nous pénétrons dans une grande salle baignée de lumière équipée de quelques tables, de chaises chromées, de deux sofas dans un coin, de plantes vertes et d’une peinture abstraite accrochée à l’un des murs blancs. Benno pose son sac à dos sur l’une des tables, sort son laptop et s’installe en me désignant la chaise en face de lui, avant de se perdre dans son ordinateur. Laissé en rade, j’observe le lieu qui propose, à droite de la porte d’entrée, une petite pièce fermée par une porte en verre en guise d’espace fumeurs et, à gauche, une cuisine, séparée de la salle de séjour par une longue table, dans laquelle la responsable des lieux fait bouillir du café et coupe des tranches de gâteau. Ici sont servis des encas durant la journée ainsi qu’un repas simple à partir de 11 heures. Tout est gratuit. Je demande à Benno s’il connaît la dizaine de personnes qui nous entourent: «Les deux qui dorment sont des junkies qui s’approvisionnent auprès d’un dealer qui vend en bas dans la cour. Les Arabes qui jouent aux dominos, je les vois de temps en temps à la Gassenküche. Le gros Hongrois en short, assis dans le sofa avec sa copine, est là tous les jours; on dit qu’il a fait 20 ans de prison. Les autres, je sais pas.» A la table voisine, deux Italiens d’une cinquantaine d’années discutent à voix basse: – Qu’est-ce que tu fais ces jours-ci? demande le premier.
– Ça va, je travaille à Allschwill (une commune du canton de Bâle-Campagne, nda). Je coupe l’herbe, je ramasse les déchets, je balaye.
– Pas avec la bouteille, j’espère!
– Non, ça, c’est pour après. C’est mieux comme ça, affirme-t-il souriant.
– Bravo! l’encourage son compatriote en lui donnant une barquette de myrtilles.

Le silence retombe. Une télévision murale diffuse un reportage d’Arte sans son. «Dis Benno, qu’est-ce que tu fais derrière ton portable?» lui demandé-je au bout d’un moment. Il me fait signe de m’asseoir à côté de lui: «Ici, le réseau est hyper lent, impossible de télécharger des séries ou des clips, mais c’est suffisant pour m’informer. Je suis des blogueurs, des sites d’information et je copie les liens qui m’intéressent sur ma page Facebook», me détaille-t-il à voix basse en me montrant les quatre posts qu’il a publiés depuis que nous sommes arrivés.
– Tu écris aussi des textes?
– Non, je publie juste des liens et je réponds aux commentaires… si j'ai envie.

Une fois retourné à ma place, je parcours l’historique de son compte. En septembre 2006, le mois où Facebook est devenu accessible à tous, Benno a été l’un des premiers Suisses à s’inscrire. Puis, plus rien jusqu’au 31 décembre 2010, où il envoie son premier message à 12 h 57: «!!Fly free!!» Suivent sept posts en janvier 2011 pour atteindre le nombre de 168 en décembre. Durant les cinq années suivantes, alors qu’il travaille encore, il republie chaque soir en moyenne cinq à six articles: des textes, des caricatures, des photos drôles, quelques clips de groupes de metal, des attaques contre ses ennemis jurés: le lobby du nucléaire, l’extrême droite, les institutions de maintien de l’ordre en tous genres (NSA, CIA, BND, etc.) Ainsi que des articles soutenant les causes qu’il défend comme la légalisation des drogues, la lutte contre le pouvoir de l’Etat, la pollution, le réchauffement climatique, la création d’un revenu universel, etc. On y trouve aussi une chronique «critique» de l'actualité qui amalgame des théories du complot sur les attentats du 11 septembre, Snowden, Assange et Wikileaks avec des messages de soutien à Poutine et même à Assad, des caricatures de Merkel, de la CDU ou de l'impérialisme américain (surtout de Bush et Obama, beaucoup moins de Trump) et quelques pamphlets anti-islamistes. Certains proviennent de blogs et de sites d’information «alternatifs» ou «non censurés», très rarement de la presse traditionnelle, mais la grande majorité est reprise d’un blog conspirationniste allemand. Un peu plus de 200 personnes suivent sa page et ses publications sont likées par 3-4 personnes avec très peu de commentaires. Tandis que je suis plongé dans sa réalité alternative, Benno me tape soudain sur l’épaule et m’entraîne prendre un café et des sandwichs. De retour à notre table, il râle contre un homme d’une quarantaine d’années, pantalon de velours, chemise à carreaux, cheveux poivre et sel, lunettes, qui met des tranches de gâteau dans un sac en papier: «Il s’appelle Jean-Pierre et possède une maison en Alsace, m’explique-t-il. C’est un vrai parasite: il aide aux cuisines, ici et à la Gassenküche, ce qui lui permet de piquer les meilleurs produits et de recevoir en plus des tickets-repas gratuits. Comme il est toujours volontaire pour faire la plonge, il ramasse les restes. Quand j’en parle aux responsables, ils lèvent les bras au ciel et me répondent: "Qu’est-ce que tu veux qu’on fasse?" C’est un être sans scrupule, je peux pas le sentir.» Sitôt dit, il se replonge dans son laptop pendant que je prends des notes.

A 17 heures, nous quittons la Wallstrasse pour aller dîner à la Gassenküche. Nous rejoignons une trentaine de personnes qui patientent. «C’est notre dealeuse maison», me souffle Benno en me montrant du doigt une femme assez âgée, très maigre, habillée de noir tendance gore, assise sur les marches de la maison voisine. Dès l’ouverture des portes, nous nous pressons les uns contre les autres dans le petit couloir qui mène à la cuisine: «En été, crois-moi, ça sent pas la rose», me précise Benno. Nous défilons ensuite devant une longue table où trois volontaires remplissent nos assiettes. Les rares invités, qui comme moi n’ont pas de bon pour un repas, s’acquittent de 3 francs auprès du plongeur en bout de table. Ici, on parle peu ou pas; une fois le plateau rempli – soupe, salade, goulasch et yoghourts maison –, chacun s'éloigne, se répartit dans le réfectoire, les yeux rivés sur son assiette. Une fois les affamés rassasiés, l’atmosphère commence à se détendre; alors que certains s'éclipsent rapidement, d’autres restent à table pour discuter en buvant un café. En sortant, j’aperçois la dealeuse assise à une petite table dans le couloir qui échange bruyamment avec deux copines. «Comme ça, ceux qui font la queue peuvent se fournir directement avant d’aller manger, reprend Benno. Tant qu’elle vend discrètement et ne s’engueule pas avec ses clients, les gens de la Gassenküche la tolèrent. Sinon, elle a droit à un "Hausverbot" (interdiction d’entrée), mais elle revient toujours.» A l’extérieur de la cantine se sont formés de petits groupes qui rigolent, écoutent de la musique sur leur portable ou échangent les derniers potins. Benno m’annonce qu’il va à Unternehmen Mitte (un café du centre-ville avec internet gratuit sans obligation de consommer, nda) pour parler avec Catrin sur Whatsapp comme chaque soir. «Enfin, pas exactement dans le bâtiment, mais dans la ruelle qui longe le café...» bredouille-t-il. 
– Ah bon! Pourquoi? – Yo! J’y suis allé tous les jours pendant une année. Je restais la journée et, après avoir mangé quelque chose à la Gassenküche, j’y retournais jusqu'à minuit. J'étais tout le temps sur internet car le réseau est super rapide. Finalement, le patron en a eu assez: «Ce n’est pas ton salon, ici!» m’a-t-il crié avant de m’interdire l’entrée. Maintenant, je reste devant, ça suffit pour capter leur WiFi.

En marchant vers le parc de la Solitude où Benno m’attend, à l’ouest de Bâle, je traverse «Roche City», un quartier de gratte-ciels en construction illuminés comme en plein jour. Au fond du parc, un abri Jugendstil (Art nouveau) en bois rouge faiblement éclairé avec quelques tables. Benno est attablé à l’une d’elles penché sur son smartphone, des écouteurs aux oreilles, son énorme sac à dos à ses pieds et son vélo à portée de vue. «J’ai mis huit cannettes d’Anker à tremper dans la fontaine à côté», me lance-t-il en souriant. La marque de bière préférée des SDF, car, à 1,20 franc la cannette dans les épiceries et kiosques turcs, elle est la moins chère de Bâle. Nous partageons ses écouteurs pour visionner un épisode de Star Treck sur son téléphone, cannettes et cigarettes inclues, suivi d’un épisode de Dark Matter (une autre série culte de science-fiction, nda), toujours accompagné de bières et de clopes et, cette fois-ci, d’un joint. Brusquement, Benno se lève, arrache son écouteur et se précipite vers la fontaine. Il en revient très énervé: «J’avais bien vu, un salaud m’en a piqué une.» Pour se calmer, il se roule un nouveau joint, s’empare des écouteurs et regarde un concert du groupe de heavy metal américain Savatage. La pleine lune éclaire le Rhin et les maisons sur l’autre berge. C’est beau et incroyablement calme. «Toutes mes nuits se ressemblent, finit-il par lâcher. Je suis ici, toujours tout seul, et je regarde des séries de science-fiction, des documentaires ou des conférences que j'ai téléchargés sur Youtube.»
– Tu refuses de t’inscrire au social, qu’est-ce que tu aimes dans cette vie de sans-abri?
– Je ne suis pas obligé de travailler pour la société et je peux décider ce que je fais, où je vais. Bien sûr, il y a une certaine routine – manger, se laver, etc. – mais c'est moi qui me l’impose et elle me laisse beaucoup de temps libre pour faire toutes les choses qui m'intéressent sur internet. Ces temps-ci, par exemple, je m’informe sur le revenu de base universel: si quelqu'un ne veut pas travailler et se satisfait du strict nécessaire, pourquoi l’Etat ne peut-il pas lui verser un peu d’argent pour qu’il puisse manger et avoir un toit au-dessus de sa tête. Je ne vois pas ce qu’il y a de répréhensible dans cette idée. Les Suisses pensent qu'il faut travailler! Conneries! Je me demande ce qui ne va pas chez eux, ils sont si têtus... Travail, travail, TRAVAIL!!! Je suppose qu'ils ne peuvent pas imaginer qu'il y a des gens qui ne veulent pas de ça.
– Donc, tu ne demandes rien à la société?
– Non, je ne suis pas soutenu par l'Etat comme certains qui passent leurs journées dans les centres d’accueil, le cul sur une chaise en touchant l’aide sociale. Ils sont paresseux comme des cochons.

Pour couvrir ses dépenses – le tabac, les bières et parfois les repas –, Benno a besoin de 13 francs par jour, haschisch non inclus. Un jour toutes les deux semaines – plus souvent s'il y a des remplacements à faire –, il travaille à la Gassenküche, ce qui lui rapporte 36 francs et un ticket-restaurant auxquels s'ajoutent les 100 euros que lui envoie chaque mois Catrin. Qui lui paie aussi le billet de train pour qu’il passe deux ou trois semaines chez elle, à côté de Sarrebruck, quand il ne travaille pas: «Là-bas, je me repose et ça me permet d’être au chaud en hiver, de me remettre en forme. Pendant qu’elle est au boulot, j'essaye d'aider, je cuisine, fais les courses et la lessive, nettoie l'appartement et je m'occupe aussi du chat.»
– Comment vit-elle cette situation?
– Elle n'est pas très heureuse, c'est normal. Elle pense que ce serait le moment que je trouve quelque chose. Il y a parfois des tensions, mais pas vraiment de disputes. Elle dit toujours: «Notre relation est plus forte que l’Araldite, je ne te quitterai jamais.» C'est beau qu’on puisse vivre cela, tout le monde n'a pas cette chance.

Il est 3 heures du mat. Benno jette soigneusement les cannettes vides, ramasse sa blague à tabac, le sachet de shit et son Samsung, embarque son sac et prend son vélo. Nous marchons sur la promenade qui longe le Rhin en direction de la ville. Quelques mètres plus loin, il cadenasse son vélo et nous descendons une volée d’escaliers à la faveur de la pleine lune pour nous retrouver sur une petite plateforme au bord de l’eau. Dissimulés par les arbres, personne ne peut nous voir depuis les quais. «Installe-toi, c’est ici que nous allons dormir», m’annonce-t-il avant de dérouler son Isomatte (tapis de sol isolant), puis son sac de couchage. En se glissant dedans, il me souhaite une bonne nuit et commence immédiatement à ronfler. De mon côté, après avoir essayé en vain de gonfler mon matelas, je déplie mon sac de couchage et tente de rentrer dedans dans une longue suite de contorsions douloureuses. A peine installé, les cailloux qui me piquent méchamment le dos m’obligent à me relever pour balayer rageusement le sol à mains nues. Coincé dans mon cercueil modèle momie, je regarde les étoiles en écoutant le Rhin couler. Au bout d’une heure, bloqué dans tous mes mouvements, je renonce à dormir et me lève pour regarder l’aube se lever. Quand la lumière commence à poindre, je photographie Benno qui dort entouré de verdure, comme dans un petit nid. A 8 heures, il se réveille, grogne un peu, regarde autour de lui, puis s’extirpe de son duvet. Après quelques élongations, entrecoupées de bâillements, il emballe soigneusement tout son matériel, l’enfourne dans son sac à dos et nous remontons sur la promenade en direction de la Gassenküche où nous attendent tartines et café au lait.

Quelques jours plus tard, je retrouve Benno au St. Johanns-Park vers 16 heures. Nous faisons d'abord une halte à Schwarzer Peter, une association située non loin du parc qui vient en aide aux gens en difficulté et fait office de poste restante pour les sans-logis. Benno y passe une fois par semaine afin de récupérer son courrier. Après une pause bière-cigarettes, nous reprenons nos vélos, traversons le Rhin et roulons dans le Petit-Bâle jusqu’à la Gassenküche. Devant la cantine, toujours des gens qui patientent sur le trottoir en fumant. Benno est tout heureux de retrouver son copain Boris, un quadra accro à la coke qui a longtemps fait partie d'un groupe rock amateur. «C’est un junkie, me dit-il en se retournant. Il ne se lave jamais, mais c’est le seul qui connaisse le heavy metal aussi bien que moi.» Ils se jettent à la figure des noms de groupes dont je n’ai jamais entendu parler, croassent des bouts de chansons, grattent des riffs d’enfer sur des guitares imaginaires en secouant violemment la tête. Certains les encouragent ou rigolent en douce. Quand la porte s’ouvre enfin, nous nous mettons en file indienne. Au menu, aujourd’hui: salade ou soupe, légumes, frites, poulet grillé, crème à la vanille. La dealeuse s’est installée à sa table habituelle et parle toujours aussi bruyamment avec ses éternelles deux copines quand, soudain, elle apostrophe les gens qui attendent leur tour: «Hé! Qui veut du shit?» L’un des employés l’entend. S’en suivent engueulades, jurons et mise à la porte musclée des trois mignonnes. Tandis que je saisis mon assiette, un type en training, visage maigre et bouc agressif, me bouscule pour vider son plateau dans les bacs de plonge avant de se faire, lui aussi, jeter dehors pour je ne sais quelle raison. Le repas terminé, nous sortons avec notre gobelet de café, car Benno fume beaucoup et tousse davantage encore. Il fait chaud, c’est le début du mois de juin. Boris et deux de ses copains sniffent une ligne de coke sur le rebord d’une fenêtre. «Dès qu’ils touchent leurs allocs, ils les claquent immédiatement dans la drogue et l’alcool, commente Benno. J’en connaissais un à Unternehmen Mitte qui, les premiers jours de chaque mois, s’achetait une bouteille de vodka au comptoir, la vidait en quelques heures puis s’endormait sur l’un des canapés. Quand il n’avait plus d’argent, le patron le jetait dehors jusqu’au mois suivant.» Quelques jeunes dansent sur du rap, un quinquagénaire boit une bouteille de vin au goulot en apostrophant les passants qui gardent les yeux rivés au sol; la dealeuse tient à nouveau boutique, cette fois sur les marches d’escalier de la maison voisine. «L’atmosphère est un peu explosive, ça doit être la pleine lune, me glisse Benno. Je vais aller téléphoner à la petite, on se retrouve plus tard.»

Vers 21 h 30, je pédale sous un violent orage. Quand je le rejoins, il regarde Youtube sur son portable; les cannettes sont déjà dans la fontaine du parc de la Solitude. Une nuit pareille à la précédente commence, la pluie en sus, les étoiles en moins. Je lui demande ce qu’il écoute; il me passe ses écouteurs, des hurlements résonnent dans mes oreilles; je les lui rends immédiatement en lui disant que ce n’est vraiment pas mon style. Benno m’expose alors avec patience et en français fédéral les différences entre hard-rock, progressive rock, metal, heavy metal et progressive metal. La pluie a cessé. Soudain, un jeune type tout maigre dans un uniforme de Securitas détrempé, grandes lunettes rondes, surgit de l’obscurité. Après avoir salué Benno, l’agent lui dit: «Tu sais, mon projet de film avance, je rencontre demain un type de la télé. Prépare-toi, je vais bientôt te proposer le rôle dont on a parlé.»
– Ah! Ouais? Fais-moi déjà lire le scénario, on verra après.
– C'est pour bientôt. Bon, je dois y aller, mon collègue m’attend. T'as pas une sèche?

Une fois parti, Benno me raconte que les Securitas patrouillent toutes les nuits, dont Hans qui s'arrête souvent pour discuter et lui demander des cigarettes contre un peu d’argent. Réalisateur de cinéma, il fait ce travail en attendant de trouver un producteur pour son scénario, une sorte de dystopie qui se passe après une guerre atomique pendant le carnaval de Bâle. Il veut absolument que Benno joue dans son film, mais lui pas du tout. Nous ouvrons deux Anker et je profite de ce moment pour lui demander de me citer quelques points positifs de sa vie dans la rue.
– Les contacts sociaux, me répond-il du tac au tac. A part un peu au travail et ma copine avec qui je discutais au téléphone, je ne parlais quasiment à personne avant d’être dans la rue. Je passais tout mon temps libre derrière mon ordinateur. Aujourd’hui, je rencontre des gens avec qui j'échange dans les différents Treffpunkte (lieux de rencontre) et à la Gassenküche. Et surtout, je suis libre! Tu n’es jamais aussi libre que lorsque tu ne paies plus d’impôts. L’Etat ne me donne rien, mais il n’obtient rien de moi non plus. Bien sûr, je suis dépendant de la Gassenküche, des accueils de jour Glaibasel ou de la Wallstrasse, et je suis évidemment heureux de pouvoir bénéficier d’un repas chaud. Mais je suis encore et toujours libre. La liberté, c'est ce que je chéris le plus dans ma situation.
– Je te trouve quand même très solitaire. Tu es toujours plongé dans ton smartphone ou ton ordinateur et, à part Boris, tu parles assez peu avec les autres…
– Yo! C’est toujours plus que quand je n'avais personne autour de moi. Je parle donc forcément plus.
– Et les points négatifs?
– Le mépris des gens! Pas de tous, mais de beaucoup. Dès qu’ils te voient, ils fuient ton regard et ne te laissent aucune chance. Pour moi, ce ne sont que des déchets du consumérisme. Quand ils me font sentir combien je suis un être inférieur à leurs yeux, je n’arrive pas à rester indifférent, même si je sais à quel point ils sont idiots. Et puis, cette vie n’est ni confortable ni agréable. Chaque matin, je dois remettre toutes mes affaires dans mon sac à dos: ma trousse de toilette, un linge, deux paires de chaussures, deux pantalons, ou trois en été, deux vestes, mes sous-vêtements, plus chauds et plus lourds en hiver, mon sac de couchage, les protections thermiques pour le sol et les renforts en plastique pour protéger les reins. Et après, toute la journée, je traîne ce poids de 25-30 kilos.
– Tu attaches de l’importance à ton aspect extérieur?
– Il s'agit de pouvoir se déplacer anonymement dans la ville. Notre époque étant dominée par le «Kleider machen Leute» (l’habit fait le moine), il ne faut pas te faire remarquer au risque d’entendre une remarque stupide du genre: «Oh! Regarde chéri, un clochard.» Tu dois donc faire attention à te couper les cheveux, à garder les ongles courts et propres et à avoir un minimum d'hygiène corporelle. Je ne suis peut-être pas habillé comme un banquier, mes vêtements sont vieux et usés, mais ils sont raisonnablement propres et sans trous. J’ai déjà lu le dégoût dans les yeux des passants quand un junkie en haillons demande sur un ton hyperagressif: «Hé! Mec, t’as pas une clope?» Ça n'a pas de style, ça ne marche pas. Moi aussi, je dois mendier des cigarettes, mais je le fais d’une voix assurée: «Excusez-moi, pourrais-je avoir une cigarette, s'il vous plaît?» Et j'en reçois souvent deux ou trois, parfois même une poignée de tabac. C'est aussi une question de respect de soi.

Les dernières bières sont bues, il est bientôt 3 heures. «Ce soir, notre chambre à coucher, c’est le Schwarzwaldbrücke, m’annonce-t-il. Mais avant, il faut que je te raconte une histoire. En avril de cette année, il pleuvait beaucoup et, comme c’est l'un des rares endroits abrités, j’y ai dormi plusieurs jours de suite. J’avais bien remarqué qu’il y avait quelqu’un d’autre quand j’arrivais, mais comme il y avait assez de place, ça ne me dérangeait pas. La quatrième nuit, à peine m’étais-je endormi qu’un bruit m’a réveillé; j'ai sorti la tête de mon sac de couchage et j'ai allumé ma lampe de poche: un gars rampait à côté de moi, en gémissant. Je me suis levé et j'ai essayé de lui parler, mais il ne répondait pas; il devait avoir une trentaine d’années, type asiatique, très maigre et vraiment mal en point. Comme le problème me dépassait, j'ai alerté la police et les secours. Environ huit minutes plus tard, l'ambulance est arrivée. L’infirmière a immédiatement commencé un massage cardiaque. A chacune de ses pressions, un jet de sang jaillissait de sa bouche, formant un filet rouge qui coulait lentement vers le Rhin. Elle a ensuite branché un défibrillateur. Sans succès. Au bout de dix minutes, le médecin urgentiste est arrivé, il l’a examiné et déclaré que l'homme était décédé. La police a pris le relais et j'ai dû attendre au moins deux heures avant qu’un inspecteur m'amène au poste pour prendre ma déposition. L’infirmière est la seule qui m’a demandé comment j’allais...» Nous enfourchons nos vélos et reprenons l’allée le long du Rhin, cette fois-ci dans la direction opposée à la ville. Benno s’arrête juste avant l’arche du pont: dans l’obscurité se détachent des silhouettes en train d’exécuter des graffs. Benno me dit qu’il connaît un autre endroit. Nous remontons jusqu’à l’entrée de l’autoroute et posons nos bicyclettes sur un parking qui surplombe le Rhin. «Ne fais pas de bruit», me prévient-il avant de disparaître dans un escalier métallique que je n’aurais jamais remarqué dans la nuit. Je le suis et nous nous retrouvons sur un quai à fleur d’eau, juste derrière le pont. «Voilà, tu peux pas dire que je ne t’amène pas dans les meilleurs hôtels de Bâle, pieds dans l'eau et avec vue sur le Rhin», rit-il. Il se soulage dans le fleuve, puis va s’asseoir sur une marche et se roule une clope. Nous discutons encore un peu avant le cérémonial du coucher. A 4 heures du matin, j’apprends encore trois choses essentielles: primo, ne jamais pisser contre le béton, car l’odeur reste; secundo, toujours avoir une sangle sur soi pour attacher son sac à sa main afin de ne pas se le faire voler et tertio, la fameuse recette de la soupe aux asperges de sa mère… Surtout ne pas oublier d’y ajouter les restes du pain à fondue pour bien l’épaissir! Trois heures plus tard, assis sur un gros caillou, j’attends que Benno se réveille en admirant au loin les arbres enveloppés de brume et le soleil qui se lève. A quelques mètres de nous, un canoë glisse en silence. Quelle paix! A 8 h 30, nous partons déjeuner à la Gassenküche, puis marchons à nouveau jusqu’au foyer de la Wallstrasse. Là, nous retrouvons l’un de ses potes, Jeffrie, un jeune latino-suisse en fin de droit qui vit dans une tente quelque part en forêt. Enfoncé dans le premier canapé, il lit un énorme bouquin; penchés sur un téléphone, le gros Hongrois et sa copine se partagent le deuxième; des Roumains discutent à voix basse autour d’une table; un junkie ronfle dans le fumoir et la responsable coupe une nouvelle tarte. Benno s’installe à la même place que la semaine dernière et disparaît une nouvelle fois happé par son laptop. Je descends faire un tour au rez-de-chaussée, passe devant les douches inoccupées et débouche dans l’arrière-cour; sous un avant-toit, quelques jeunes assis auprès d’un type plus âgé discutent en fumant. Dès qu’ils me voient, ils s'interrompent et me fusillent du regard; je préfère rebrousser chemin. «Le plus vieux, c’est le dealer dont je t’ai parlé», me précise Benno quand je lui raconte l’épisode. La journée sans fin est une répétition de la veille: même Alsacien chapardeur, même silence, même lumière. Vers 15 heures, je quitte Benno et rentre chez moi.

Fin juin, Benno me donne rendez-vous à l’accueil de jour Gleibasel où il va passer sa journée. Je n’y suis jamais allé et j’ai de la peine à trouver l’endroit. Le foyer occupe un appartement au rez-de-chaussée d’un locatif anonyme de la Feldbergstrasse, une longue rue bordée de maisons vétustes qui traverse le Petit-Bâle de part en part. Le petit vestibule distribue les pièces: à droite, la salle de séjour, un peu plus petite que celle de la Wallstrasse, précédée du minuscule bureau-cagibi du responsable; à gauche, une cuisine qui donne sur une chambre transformée en réfectoire. Benno est assis seul à une table avec son ordi, juste à côté de la fenêtre. Une dizaine d’autres personnes discutent à voix basse ou lisent le 20 Minuten; un groupe de Noirs tapotent des messages sur leurs smartphones. Je rejoins Benno et lui demande ce qu’il a fait depuis notre dernière rencontre: il me répond en mode télégraphique qu’il a passé 15 jours en Allemagne chez la petite et que, sinon, tout est normal «wie kaltes Kaffee » (aussi normal que du café froid), puis replonge aussi sec dans son écran. Une heure et demie plus tard, il m’annonce que c’est l’heure de manger et nous prenons place dans la petite queue devant la cuisine, juste derrière son copain Boris; chacun prend l’assiette gratuite de spaghettis-tomates que nous tend une grand-mère au sourire émouvant. Benno s’installe à une table du balcon en fer forgé qui donne accès au jardin.
– J’ai lu dans une interview que la rue endurcit, c'est une question de survie, qu'en penses-tu? lancé-je pour engager la conversation.
– Je ne suis pas vraiment à dure école, m’affirme-t-il. En Suisse, quand tu es dans la rue, tu reçois beaucoup d’aides, et je peux toujours aller me ressourcer chez ma copine en Allemagne. Ça aurait pu être bien pire. Je n'ai jamais atteint le niveau ultime de la déchéance, peut-être parce que je ne suis pas dépendant à la drogue ou à l’alcool. Peut-être aussi qu'à Bâle, ce n'est pas aussi dur qu’à New York, Londres ou Paris.

Nous retournons dans le séjour où Benno a laissé son laptop et son sac à dos.
– Tu n’as pas peur de te les faire voler?
– Non, pas vraiment, tout le monde me connaît et je fais confiance au «contrôle social», chacun veille sur l’autre.

Vers 16 heures, nous partons pour la Gassenküche où nous arrivons bien trop tôt. Installés sur le banc en face de la cantine, je lui demande:
– Tu as de bonnes relations avec tes camarades?
– Il y en a avec qui je m’entends mieux que d'autres, et certains que je n’encaisse pas du tout. C’est pareil avec les employés de la Gassenküche: tu apprécies plus celui-là que cet autre, bien que tu saches très peu de choses sur chacun, car ils gardent leurs distances, ce qui est très bien.
– Les gens qui viennent ici me semblent stressés et irritables; la dernière fois, j’ai entendu dans la queue, des gens qui faisaient des remarques racistes sur les Africains.
– Je ne supporte pas ce racisme quotidien des Suisses. Parfois, j’explose et je leur réponds; après, crois-moi, ils se sentent tout petits.

Nous nous revoyons plusieurs fois jusqu’à la fin de l’année 2018, soit au Gleibasel, soit devant la Gassenküche ou le dimanche, à la cantine Soup&Chill, derrière la gare. Si je n’ai pas de questions précises, auxquelles il répond toujours amicalement, nos échanges varient peu: je lui demande comment il va, il me répond que ça va suivi d’un witz qu’il est obligé de traduire en français, car je ne le comprends jamais; quand je lui parle de ce que je fais ou de mes expériences avec les autres personnes rencontrées dans le cadre de ce reportage, il m’interrompt au bout d’une ou deux minutes pour me montrer une vidéo sur Youtube ou les derniers émojis et gifs sur son portable. Au début, j’ai mis ça sur le compte de la langue, mais, avec le temps, je réalise que son attitude n’est pas très différente avec ses camarades: il émet des opinions souvent à l’emporte-pièce et si on lui parle de quelque chose qui ne l’intéresse pas ou qu’il ne connaît pas, il répond par une blague ou une remarque ironique, et coupe court. Un matin que nous étions assis par terre en face de la Gassenküche, Jeffrie a sorti de son sac à dos le gros bouquin qu’il lisait lors de ma deuxième visite à la Wallstrasse; un roman de David Foster Wallace, Infinite Jest (L’infinie comédie), son livre préféré qu’il emmène partout et ne cesse de relire, m’a-t-il précisé, comme en témoignent la couverture déchirée, les pages écornées et les innombrables annotations. Comme je lui avouai mon ignorance, Jeffrie m’a brièvement expliqué l’œuvre de cet auteur américain dépressif avant de demander à Benno s’il le connaissait. Après avoir jeté un œil au livre, il l’a rendu à Jeffrie en lui disant qu’il n’avait pas le temps pour de telles bêtises et s’est replongé dans son smartphone. Connaissait-il Wallace? Je ne le saurai sans doute jamais.

Ce 18 janvier 2019, Benno dîne chez moi. Il a fait les commissions et nous a préparé une excellente flammekueche «maison» avec beaucoup de speck (lard), d’oignons et de la crème fraîche sur une pâte fine et croquante. Avec le café, nous abordons les théories conspirationnistes.
– Comment les as-tu découvertes?
– Quand j'ai eu accès à internet, vers 2006, j’ai lu un jour un article sur les attentats du 11 septembre et je me suis dit que ce qui était écrit avait du sens et était logique. Alors j’ai commencé à m’intéresser à la chose, à chercher des informations et à regarder Youtube. Quand tu as un peu de bon sens, tu comprends vite que tout ce qu'on nous raconte «officiellement» pue du début à la fin.
– Et tu penses que ces théories sont vraies?
– Avec le temps, toutes les théories officieuses s'avèrent vraies. Mais, comme les médias les appellent des «théories complotistes», plus personne n’en parle.
– Alors qui sont les responsables des attentats?
– Beaucoup affirment que ce sont les Israéliens. Moi, je dis, pourquoi les Israéliens alors que des milliers d'agents de la CIA et du FBI sont à disposition? Je suis convaincu que c’étaient des forces spéciales et des services secrets encore inconnus du public, le deep state, secondé par les membres du gouvernement Bush, Cheney et les autres.
– Quels sont les buts de ce deep state?
– Tout le monde sait qu’il est contrôlé par une infime minorité qui possède la majorité des richesses mondiales et, à mon avis, ils essaient d’éliminer la classe moyenne, car, quand les gens sont pauvres, ils sont plus faciles à contrôler. Et s'ils n'obéissent pas, paf, tu envoies les Robocops!
– Et comment les combats-tu?
– En informant pacifiquement! J’ai commencé par poster des liens sur Facebook, puis j’ai créé en 2016 un site web au titre aussi simple que clair: «Conspirationniste». Si tu veux en savoir plus, va voir.

Ce que j’ai fait. Un énorme !!PENSE!! s’affiche sur la page d’accueil, suivi d'un court manifeste dans lequel Benno reprend les arguments et les buts qu’il m’a déjà exposés ainsi que des extraits d’auteurs «de réalité alternative». La barre de menu est bien fournie: trois onglets sont consacrés au World Trade Center et aux Etats-Unis, un quatrième mène aux mensonges de l’Union européenne, un autre aux théories complotistes «confirmées», et le dernier relaye les vidéos de l’historien suisse controversé Daniele Ganser, figure de la complosphère antiaméricaine. Plus inattendu, son site propose aussi des sections dédiées aux réfugiés, au génocide des Amérindiens, et même une page en anglais qui porte sur les groupes d’entraide en ligne. Sacré exercice d’équilibriste que de concilier ses convictions d’extrême gauche et antinazies avec des théories qui proviennent – comme il le mentionne d’ailleurs dans son manifeste – presque toutes des milieux racistes, antisémites et d’extrême droite!

Deux ans ont passé durant lesquels Benno et moi sommes restés sporadiquement en contact par textos, gifs ou échanges sur Messenger. En 2020, COVID-19 oblige, les foyers d’accueil ont fermé et les cantines n’offraient plus que des plats à emporter, bien que les médias titraient régulièrement sur l’augmentation croissante de la pauvreté dans notre pays... Comment Benno a-t-il vécu le confinement? Sa vie a-t-elle changé avec la pandémie? Qu’est-il devenu? C’est pour connaître les réponses à ces questions que je l’ai à nouveau invité chez moi, ce vendredi 8 janvier 2021. A 16 heures précises, engoncé dans une superbe veste d’hiver rouge vif, il sonne à ma porte. Accolades joyeuses et... masquées. Hormis sa toux chronique qui ne s’améliore pas, il a pris du poids et fume toujours plus. Il m’assure qu’il se porte comme un charme, qu’il ne boit presque plus, préfère un café noir et sans sucre à sa bière fétiche. Je suis vraiment content de le revoir et surtout d’apprendre que les choses vont beaucoup mieux pour lui. En été 2019, il a en effet décidé qu’il ne voulait plus passer l'hiver dehors. «J'en avais assez du froid, de l'humidité et de toutes les conditions néfastes qui accompagnent cette vie», me résume-t-il. Il en parle autour de lui, notamment à un ami guide au sein de l’association Surprise. Créée à Bâle en 1997, l’organisation d’utilité publique édite un magazine de rue du même nom, consacré aux problèmes des laissés pour compte touchés par la pauvreté, la maladie ou l’exclusion, que des personnes en difficulté vendent dans les gares, aéroports et magasins. Présente également à Zurich et à Berne, l'association a lancé en 2003 la Ligue de football de rue et, en 2013, les tours de ville sur les thèmes de la pauvreté, de la violence contre les femmes, de la vieillesse, etc. Avant la pandémie, plus de 8’000 personnes, en majorité des écoliers et des étudiants de la Haute école de travail social de Berne, ont participé à ces visites conduites par des personnes touchées par ces problématiques. Formés et rémunérés par Surprise, qui assure la promotion de ces événements, ces guides «sociaux» sont au nombre de seize en Suisse. A Bâle, ils sont six dont Benno. Intéressé par son parcours, l’association lui a en effet proposé de créer un circuit révélant le quotidien d’un sans-abri: «Fin 2019, ils ont payé ma formation et, sans le COVID-19, j'aurais déjà eu au moins deux tours complets l’année dernière. Ils m’ont aussi aidé à trouver un studio pas loin du Rhin, et c’est grâce à eux que je me suis finalement inscrit au social.»
– Mais pourquoi tu ne t’es pas inscrit il y a cinq ans au lieu de devenir clochard? Tout Suisse dans le besoin y a droit.
– C’est vrai, j'aurais pu. Mais à 51 ans, j'aurais aussi dû chercher un travail! Quand Surprise m’a proposé ce poste de guide, je suis allé au service social et je leur ai dit: «J'ai 55 ans et les employeurs rigolent quand ils me voient arriver. J'ai cette offre, c'est un début et ensuite je pourrai peut-être trouver autre chose.» C'est comme ça que j’ai pu m’inscrire sans qu'ils me forcent à aller bosser en usine. J'en ai marre de cette exploitation sans fin! Tu travailles pour que les actionnaires puissent mettre une deuxième ou troisième Ferrari dans leur garage. Ça me révolte de voir les bénéfices de mon travail atterrir sur un compte au noir quelque part dans une république bananière alors que, chez nous, les budgets des hôpitaux et des autres services publics sont en permanence sabrés. C'est un problème politique; les sans-abris sont aussi un problème politique même si je peux comprendre que certains cercles tentent de cacher la pauvreté ou s’offusquent des mendiants qui envahissent nos rues.

Après une pause cigarette, je lui demande des nouvelles de ses camarades. Comme tout est fermé, Benno ne voit que très peu de monde: quelques courses à la Migros, des meetings avec Surprise, souvent via Zoom, un entretien pour la promotion de son tour. Le reste de son temps, il le passe dans son studio derrière son écran ou avec Catrin sur Whatsapp. Retour à l’isolation sociale de sa vie d’avant la rue. Quand les frontières se sont rouvertes, il s’est rendu chez elle et, depuis qu’il a un domicile, elle vient aussi de temps en temps. «Aujourd'hui, conclut-il, je vis dans une pièce, reçois l'aide sociale et, dès que nous retrouverons une vie normale, je reprendrai mon travail, gagnerai un salaire et verrai plus de gens. C’est pas génial?»

Avec le soutien de Journafonds.

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