L’homme qui n’existait pas (5/6)

© Charles Habib
Dimitrij au réveil. 

Cinquième épisode de notre plongée dans la Suisse des clochards avec Dimitrij. De nationalité tchèque, il a fui son pays en 1981 pour l'Allemagne de l'Ouest. Sans papiers, il échoue en 2018 dans la galerie marchande de la gare de Bâle.

Le 9 janvier 2019 à 16 h 49, j’envoie ce message Whatsapp: «Bonjour Roger, comment s’est passé l’entretien avec l’immigration le 17 décembre?»

9 janvier 2019, 18 h 07: Comme on pouvait s'y attendre, ça n’a pas été facile. Ils nous ont prévenus que Dimitrij devra retourner à Lörrach; naturellement, ils savent que s’ils l’expulsent, il vivra quelques jours dans la rue là-bas et reviendra très vite à Bâle. Depuis hier soir, il est à Porrentruy chez Charles où il peut rester jusqu'au 21 janvier, date à laquelle il devra à nouveau se présenter au service de l’immigration. Charles a rencontré Dimitrij à la gare, son état l’a choqué et il l’a invité à passer quelques jours chez lui. L’APEA (Autorité de protection de l'enfant et de l'adulte de Bâle-Ville, nda) ne fait rien, ils estiment probablement qu’il n’est pas en danger puisqu’il passe les fêtes de fin d'année dans une famille et que je lui donne un peu d’argent!

25 janvier 2019, 18 h 26: Bonjour Roger, est-ce que votre rendez-vous avec l’immigration du 21 janvier a eu lieu?

25 janvier 2019, 19 h 44: Je n'étais pas là. Etaient présents: Dimitrij, Charles ainsi qu’une représentante de l’APEA. Le fonctionnaire de l’immigration a informé Dimitrij qu’il doit quitter la Suisse et a pris contact avec les services concernés à Lörrach. Dimitrij y est attendu pour un premier entretien avec la direction du service d'aide aux sans-abris. On ne sait pas ce qui se passera ensuite. Le fonctionnaire l’a aussi averti que s’il se représente en Suisse, il sera refoulé, et que s’il disparaît à nouveau d’Allemagne, la police fédérale l’expulsera probablement vers la République tchèque. Charles le conduira avec ses affaires à Lörrach.

La première fois que j’ai rencontré Dimitrij, c'était le dernier mercredi de novembre 2018, un jour glacial et pluvieux. Quand je suis arrivé dans la cour de Soup&Chill – un espace de rencontre pour personnes en difficulté juste derrière la gare de Bâle –, deux hommes discutaient avec animation. Un grand gaillard d’âge moyen engoncé dans un lourd manteau essayait de convaincre un vieillard en fauteuil roulant d’entrer se réchauffer un moment. Couverture crasseuse sur les jambes, ce dernier, visage décharné et dévoré par une barbe sauvage, coiffé d’une vieille toque style moujik dont les oreillettes faisaient comme des petites ailes autour de ses joues creuses, agrippait de ses deux mains le guidon d’un caddy rempli de trois gros sacs à ordure. Le fanion genevois en haut d’une antenne fixée à la chaise pour infirme a piqué ma curiosité:
– Excusez-moi, Messieurs, êtes-vous par hasard de Genève? demandé-je.
– Malheureusement non, répondit le grand.
– Moi non plus, ajouta l’handicapé avec un large sourire édenté. Mais j’y ai passé quelques semaines très agréables et j’ai accroché ce petit drapeau pour me rappeler ces bons souvenirs.

Tout le monde a ri. Le plus jeune s’appelait David, son compagnon Dimitrij; c’est ainsi que l’homme qui n’existait pas est entré dans ma vie. Soup&Chill étant fermé, David proposa de nous rendre dans un endroit qu’il connaissait, non loin de là. L’idée nous parut excellente et nous nous mîmes en route dans une drôle de procession: Dimitrij dans son fauteuil poussé par David qui marchait d’un bon pas, et moi, zigzagant péniblement derrière avec le caddy. Avez-vous déjà poussé un caddy sur les trottoirs? Il dérive sans arrêt et à la moindre différence de hauteur, il vire à gauche ou à droite. Cahin-caha, nous sommes finalement arrivés au Backwaren Outlet, une boulangerie-pâtisserie qui, l’après-midi, vend à bas prix les produits de la vieille des boulangeries voisines, puis les offre après 19 heures. Tant bien que mal, nous avons hissé Dimitrij et son charriot à l’intérieur. Le magasin est minuscule: à droite, un comptoir où une vendeuse bavarde avec deux clientes assez âgées; en face, un coin salon avec deux fauteuils, une table, un piano. A peine avons-nous installé Dimitrij à côté des fauteuils qu’il s'assoupit en souriant, le menton posé sur sa poitrine. David s’assied au piano et se met à jouer. Une mélodie incroyablement belle s’empare soudain du lieu, nous transportant dans un monde de pureté absolue. Les clients qui entrent s’immobilisent, stupéfaits, puis, comme moi, se laissent emporter. Au bout d’une quinzaine de minutes, David referme le couvercle du piano. Tout le monde applaudit, le patron nous offre les cafés et on nous oublie. J’apprends que l’homme de 39 ans est pianiste professionnel et qu’il vient d’interpréter les Six Ecossaises de Beethoven et la Valse de l’adieu de Chopin. Allemand d’origine russe, David habite chez son amie à Bâle en attendant de trouver un poste dans un orchestre. Il m'explique que Dimitrij est à la rue, qu’il vit depuis mars sur la galerie marchande de la gare, la «passerelle», comme on dit ici. Quand il a repéré cet handicapé farouche et apparemment inamovible, il l’a abordé. Une affection réciproque est née, basée sur la mémoire de l’Est et la connaissance de la langue russe. Le chômeur ne peut malheureusement pas aider financièrement son aîné, mais il le voit régulièrement. Après ce concert improvisé, nous sommes allés manger un kebab dans une échoppe turque, un peu plus loin. Ensuite, nous avons raccompagné Dimitrij à la gare. David l’a installé dans un recoin de la passerelle, entre le kiosque Au Roi du Bretzel et une grosse poutre faitière en acier. «C’est ma chambre d’hôtel», lance ironiquement Dimitrij. En partant, David m’apprend qu’un homme du nom de Roger, une sorte d’avocat, s’occupe de Dimitrij et qu’ils ont rendez-vous le vendredi 30 novembre à 15 heures au café Spettacolo, juste en face. Il me propose de me joindre à eux.

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