L’homme qui n’existait pas (5/6)

© Charles Habib
Dimitrij au réveil. 

Cinquième épisode de notre plongée dans la Suisse des clochards avec Dimitrij. De nationalité tchèque, il a fui son pays en 1981 pour l'Allemagne de l'Ouest. Sans papiers, il échoue en 2018 dans la galerie marchande de la gare de Bâle.

Le 9 janvier 2019 à 16 h 49, j’envoie ce message Whatsapp: «Bonjour Roger, comment s’est passé l’entretien avec l’immigration le 17 décembre?»

9 janvier 2019, 18 h 07: Comme on pouvait s'y attendre, ça n’a pas été facile. Ils nous ont prévenus que Dimitrij devra retourner à Lörrach; naturellement, ils savent que s’ils l’expulsent, il vivra quelques jours dans la rue là-bas et reviendra très vite à Bâle. Depuis hier soir, il est à Porrentruy chez Charles où il peut rester jusqu'au 21 janvier, date à laquelle il devra à nouveau se présenter au service de l’immigration. Charles a rencontré Dimitrij à la gare, son état l’a choqué et il l’a invité à passer quelques jours chez lui. L’APEA (Autorité de protection de l'enfant et de l'adulte de Bâle-Ville, nda) ne fait rien, ils estiment probablement qu’il n’est pas en danger puisqu’il passe les fêtes de fin d'année dans une famille et que je lui donne un peu d’argent!

25 janvier 2019, 18 h 26: Bonjour Roger, est-ce que votre rendez-vous avec l’immigration du 21 janvier a eu lieu?

25 janvier 2019, 19 h 44: Je n'étais pas là. Etaient présents: Dimitrij, Charles ainsi qu’une représentante de l’APEA. Le fonctionnaire de l’immigration a informé Dimitrij qu’il doit quitter la Suisse et a pris contact avec les services concernés à Lörrach. Dimitrij y est attendu pour un premier entretien avec la direction du service d'aide aux sans-abris. On ne sait pas ce qui se passera ensuite. Le fonctionnaire l’a aussi averti que s’il se représente en Suisse, il sera refoulé, et que s’il disparaît à nouveau d’Allemagne, la police fédérale l’expulsera probablement vers la République tchèque. Charles le conduira avec ses affaires à Lörrach.

La première fois que j’ai rencontré Dimitrij, c'était le dernier mercredi de novembre 2018, un jour glacial et pluvieux. Quand je suis arrivé dans la cour de Soup&Chill – un espace de rencontre pour personnes en difficulté juste derrière la gare de Bâle –, deux hommes discutaient avec animation. Un grand gaillard d’âge moyen engoncé dans un lourd manteau essayait de convaincre un vieillard en fauteuil roulant d’entrer se réchauffer un moment. Couverture crasseuse sur les jambes, ce dernier, visage décharné et dévoré par une barbe sauvage, coiffé d’une vieille toque style moujik dont les oreillettes faisaient comme des petites ailes autour de ses joues creuses, agrippait de ses deux mains le guidon d’un caddy rempli de trois gros sacs à ordure. Le fanion genevois en haut d’une antenne fixée à la chaise pour infirme a piqué ma curiosité:
– Excusez-moi, Messieurs, êtes-vous par hasard de Genève? demandé-je.
– Malheureusement non, répondit le grand.
– Moi non plus, ajouta l’handicapé avec un large sourire édenté. Mais j’y ai passé quelques semaines très agréables et j’ai accroché ce petit drapeau pour me rappeler ces bons souvenirs.

Tout le monde a ri. Le plus jeune s’appelait David, son compagnon Dimitrij; c’est ainsi que l’homme qui n’existait pas est entré dans ma vie. Soup&Chill étant fermé, David proposa de nous rendre dans un endroit qu’il connaissait, non loin de là. L’idée nous parut excellente et nous nous mîmes en route dans une drôle de procession: Dimitrij dans son fauteuil poussé par David qui marchait d’un bon pas, et moi, zigzagant péniblement derrière avec le caddy. Avez-vous déjà poussé un caddy sur les trottoirs? Il dérive sans arrêt et à la moindre différence de hauteur, il vire à gauche ou à droite. Cahin-caha, nous sommes finalement arrivés au Backwaren Outlet, une boulangerie-pâtisserie qui, l’après-midi, vend à bas prix les produits de la vieille des boulangeries voisines, puis les offre après 19 heures. Tant bien que mal, nous avons hissé Dimitrij et son charriot à l’intérieur. Le magasin est minuscule: à droite, un comptoir où une vendeuse bavarde avec deux clientes assez âgées; en face, un coin salon avec deux fauteuils, une table, un piano. A peine avons-nous installé Dimitrij à côté des fauteuils qu’il s'assoupit en souriant, le menton posé sur sa poitrine. David s’assied au piano et se met à jouer. Une mélodie incroyablement belle s’empare soudain du lieu, nous transportant dans un monde de pureté absolue. Les clients qui entrent s’immobilisent, stupéfaits, puis, comme moi, se laissent emporter. Au bout d’une quinzaine de minutes, David referme le couvercle du piano. Tout le monde applaudit, le patron nous offre les cafés et on nous oublie. J’apprends que l’homme de 39 ans est pianiste professionnel et qu’il vient d’interpréter les Six Ecossaises de Beethoven et la Valse de l’adieu de Chopin. Allemand d’origine russe, David habite chez son amie à Bâle en attendant de trouver un poste dans un orchestre. Il m'explique que Dimitrij est à la rue, qu’il vit depuis mars sur la galerie marchande de la gare, la «passerelle», comme on dit ici. Quand il a repéré cet handicapé farouche et apparemment inamovible, il l’a abordé. Une affection réciproque est née, basée sur la mémoire de l’Est et la connaissance de la langue russe. Le chômeur ne peut malheureusement pas aider financièrement son aîné, mais il le voit régulièrement. Après ce concert improvisé, nous sommes allés manger un kebab dans une échoppe turque, un peu plus loin. Ensuite, nous avons raccompagné Dimitrij à la gare. David l’a installé dans un recoin de la passerelle, entre le kiosque Au Roi du Bretzel et une grosse poutre faitière en acier. «C’est ma chambre d’hôtel», lance ironiquement Dimitrij. En partant, David m’apprend qu’un homme du nom de Roger, une sorte d’avocat, s’occupe de Dimitrij et qu’ils ont rendez-vous le vendredi 30 novembre à 15 heures au café Spettacolo, juste en face. Il me propose de me joindre à eux.

Le lendemain, je retrouve Dimitrij dans son fauteuil roulant, à la terrasse du café, la toque enfoncée jusqu’aux yeux, la mine revêche. Quand il me voit, son visage s’éclaire d’un sourire d’une douceur presque enfantine. Une fois installé à ses côtés, il m’expose en style télégraphique, mais dans un allemand châtié, la chronologie en lambeaux et assez contradictoire de son parcours. De nationalité tchèque, Dimitrij Marsal est né le 8 mars 1956 à Prague, derrière le rideau de fer, d’un père bulgare, ingénieur civil, et d’une mère au foyer tchèque. Il n’a que 62 ans, en paraît bien dix de plus! Sur son enfance, il n’a rien à raconter... Des frères et sœurs? Pas de réponse... Tout ce qu’il me concède c’est qu’il a été à l’école primaire et au gymnase, puis au service militaire jusqu’en 1977. A-t-il fini ses études? Silence. En 1981, son cousin et lui décident de fuir en Allemagne de l’Ouest en passant par la Yougoslavie, un itinéraire apparemment peu risqué. En Croatie, ils achètent des visas de touriste pour l’Allemagne, puis se séparent à Villach en Autriche. Son cousin est arrêté à Salzbourg et envoyé dans un camp de réfugiés près de Vienne. Dimitrij, lui, continue jusqu’au camp de Zinsdorf, près de Nuremberg, et dépose une demande d’asile politique. Il me raconte ensuite une histoire bizarre et incompréhensible: il aurait voyagé avec un passeport bulgare au nom de Dimitrov qu'il aurait troqué contre le passeport tchèque de son cousin au nom de Marsal. Pourquoi un passeport bulgare et l’identité Dimitrov alors qu'il est tchèque et s’appelle Marsal? Silence. Pourquoi cet échange d'identités? «Pour des raisons de sécurité!» Quelques mois après son arrivée en Allemagne, il obtient la carte de séjour de réfugié politique et, en 1983, il rend visite à son cousin qui s’est installé à Lörrach, une petite ville allemande proche de Bâle. Dimitrij garde le passeport du cousin et lui donne sa carte de réfugié avant de partir s'installer à Franzburg au bord de la mer Baltique. Fin 1990, coup de téléphone paniqué du cousin: le service de l’immigration le menace d’expulsion car le rideau de fer est tombé. Dimitrij revient à Lörrach et le convainc de s'exiler en Angleterre; le cousin récupère son passeport et Dimitrij, la carte de réfugié. En 1991 ou 1992, quand la police la lui confisque, Dimitrij se retrouve sans papiers. Comprenne qui pourra.

Surgie de nulle part, une femme d’un certain âge interrompt son récit. Elle pose une pièce de deux francs sur la table et s’éloigne rapidement, sans un mot. «Merci beaucoup», lui crie Dimitrij, mais elle a déjà disparu. Il met la pièce dans la poche de son anorak et reprend le cours de son histoire. Au début des années 2000, son cousin revient à Lörrach et, pendant une quinzaine d'années, ils survivent de petits boulots. Printemps 2016, il reçoit un permis de séjour allemand au nom de Dimitrij Marsal. Comment? Mystère! Et son cousin de disparaître définitivement... En juillet, il se sent très fatigué et n’arrive plus à respirer; il tombe dans les escaliers et se retrouve à l’hôpital qu’il quitte début octobre dans un fauteuil. Quand Dimitrij veut rentrer dans sa chambre, sa logeuse lui annonce froidement: «Comme elle était inoccupée depuis des mois, j’ai jeté toutes vos affaires – y compris son certificat de naissance original, son passeport et sa carte de séjour, dixit Dimitrij – et je l’ai louée à des saisonniers.» Ce qui lui fait le plus de mal, c’est la cupidité mesquine de cette femme, les services sociaux payant en effet chaque mois son loyer. Dimitrij se retrouve ainsi à la rue. Fin 2017, il se déplace en Suisse pour récupérer des photocopies de son acte de naissance qu’il avait laissées chez une amie, séjourne à Genève, Soleure et Delémont et, en mars 2018, échoue dans la galerie marchande de la gare de Bâle. «Voilà, c’est tout ce que j’ai à dire, conclut-il. Maintenant, je vais aller fumer une cigarette.» Je saisis son fauteuil et nous descendons tout en bas de la rampe d’accès à la passerelle. Il y souffle un froid glacial; à peine sa cigarette finie, nous remontons dare-dare au Spettacolo, où il fait presque aussi froid, les courants d’air en moins. La serveuse pose devant Dimitrij une assiette avec une tranche de gâteau aux abricots «de la part d’une dame qui passait». Tout souriant, Dimitrij enveloppe la tarte dans une serviette et la range dans son caddy «pour la manger plus tard». Je suspecte qu’il se gêne de me montrer qu’il n’a plus de dents. Je lui demande si ce genre de cadeaux se produit souvent: «Au moins deux ou trois fois par jour, me répond-il avec son doux sourire. Ce sont toujours des femmes, jamais des hommes!» Dimitrij accepte les cadeaux, mais ne tend pas la main, sa fierté lui interdit la mendicité; il préfère encore la faim. Il est bientôt 20 heures et nous nous souhaitons une bonne nuit. Dimitrij traverse les dix mètres qui le séparent de «sa chambre d’hôtel». La gare est quasi vide, seuls quelques voyageurs frigorifiés traversent le hall en silence tandis que des patrouilles de policiers et de garde-frontières vadrouillent tranquillement, faisant comme si l’ombre affalée dans la chaise roulante n’existait pas.

Le lendemain, quand j’arrive à 9 heures, le vieil homme dort encore, emmitonné dans sa couverture qui le recouvre jusqu'à la tête. Je le secoue doucement, il s’ébroue, se frotte longuement les yeux avant de les ouvrir précautionneusement. Nous reprenons place au Spettacolo et, une fois nos cafés terminés, il décide d’aller fumer. Je l’observe se faufiler avec adresse au milieu des gens: comme il ne peut pas utiliser ses mains qui dirigent le précieux caddy avec toutes ses affaires, il fait avancer son fauteuil à coup de puissantes poussées du pied droit, façon trottinette. Quelques minutes plus tard, il réapparaît, balayant vigoureusement le sol, la tête penchée en avant, les deux oreillettes de sa toque voletant autour de son visage renfrogné.
– Tu sais ce que tu vas faire à l’avenir?
– J’aimerais retourner en Allemagne sous mon nom de Marsal, pas de Dimitrov. Je m’appelle Marsal, hurle-t-il soudain en tapant sur la table.

Choqué par cette soudaine explosion de violence qui interpelle aussi les gens alentour, je lui demande de m’expliquer ce qu’il veut dire. Il hurle à nouveau: «Dimitrov, jamais! Jamais!» Puis se mure dans un mutisme soudain. Pour le calmer, j’essaye de changer de sujet, mais il ne répond plus. Son regard fixe s'ouvre sur le vide. Après de longues minutes, il s'éloigne fumer une cigarette et disparaît. Après avoir attendu une demi-heure, je paye, me lève et rentre chez moi. Quel est donc le problème avec son identité? Quel est son vrai nom?

Le lendemain, 30 novembre, à 15 heures, je rejoins Dimitrij, David et Roger au Spettacolo: la rencontre a pour objectif de préparer le prochain rendez-vous de Dimitrij avec le service de l’immigration qui veut l’expulser. Roger a remis au fonctionnaire chargé de l’affaire une copie de son certificat de naissance tchécoslovaque au nom de Marsal. S’il l’a fait traduire en allemand, l’administration pourrait entamer d’autres démarches, comme une demande de passeport auprès de l’Ambassade tchèque à Berne à moins qu'elle place Dimitrij en détention dans l’attente d’une expulsion vers l’Allemagne. Après une longue discussion, nous prenons congé de notre protégé. David nous quitte devant la gare sous une pluie battante. Je ne l’ai plus jamais revu depuis. Resté seul avec Roger, un géant d’une soixantaine d’années aux cheveux blancs et au regard bleu clair chaleureux, je lui propose d’aller boire un café à la pâtisserie Bachmann en face.
– Quel est ton métier? Es-tu avocat? Travailleur social? lui demandé-je une fois attablés.
– Ni l’un ni l’autre. Je suis retraité bien que je sois encore très actif. Je travaillais dans les services financiers où je me suis longtemps occupé du recouvrement de créances.
– Ah bon!

Il sourit en voyant mon étonnement.
– Comme je connais bien les lois et l’administration, je m’occupe bénévolement depuis plus de 25 ans de personnes en difficulté, j’essaie de les aider dans leurs démarches administratives, je fais des plans de remboursement de leurs dettes, je négocie avec les autorités, etc.
– Comment as-tu rencontré Dimitrij?
– Je suis tombé sur lui en 2010 devant la Badische Bahnhof (la gare ferroviaire de Bâle qui dessert principalement les lignes vers l’Allemagne, nda). Son visage était maussade, barré d’une petite moustache inspirée d’un certain caporal autrichien. Il portait un béret, un long manteau de cuir noir boutonné jusqu’au cou avec un pin’s du NSDAP (le parti national-socialiste des travailleurs allemands ou parti nazi, nda) à la boutonnière et tenait une petite mallette à la main. Je l’ai abordé pour lui signaler qu’on ne portait pas de tels insignes en Suisse. Il a eu l’air étonné, puis il s’est éloigné. Quelques mois plus tard, je l’ai revu, même mallette, même moustache, même manteau, mais sans la croix gammée! Les années suivantes, je l’ai croisé à plusieurs reprises, car j’allais souvent à Lörrach et lui passait ses journées à Bâle. Nous échangions quelques banalités.

Je lui résume tout ce que Dimitrij m’a raconté. «Crois-tu à l’existence de ce cousin?»
– C’est difficile à savoir. Personnellement, je pense que Dimitrij avait deux passeports tchèques l’un au nom de Dimitrov, l’autre de Marsal.
– T’a-t-il confié ce qu’il a fait pendant toutes ces années en Allemagne?
– Depuis que je le connais, je n’ai pas l’impression qu’il a travaillé. Avant, il a dû vivre de petits boulots; une fois, il m’a parlé d’une place d’aide en cuisine dans un restaurant.
– Vivait-il légalement là-bas?
– Je ne sais pas s’il avait une carte de séjour, mais il devait avoir une certaine existence officielle puisque l’aide sociale lui a effectivement payé une chambre jusqu’à sa sortie de l’hôpital. Quand ils l’ont envoyé se rétablir en maison de santé, ils ont révoqué le bail. C’est probablement ce qu’il t’a raconté à sa façon avec l’histoire de la logeuse. Après, il a vécu quelque temps dans le foyer pour sans-abris de la Wallbrunnstrasse à Lörrach. Comme il n’aimait pas partager sa chambre, un jour, il a pris ses cliques et ses claques pour devenir clochard en Suisse. Quand je l’ai retrouvé l’été dernier dans son fauteuil roulant squattant à la gare, personne ne s’occupait de lui ou ne lui prêtait attention, c’était comme s’il n’existait pas. Il fallait que je l’aide, sinon qui d’autre? Sa situation est inextricable. En Suisse, il est connu sous le nom de Dimitrov et l’Ambassade tchèque de Berne lui a fourni un passeport sous ce nom en 2010. En Allemagne, il a vécu 37 ans sous le nom de Marsal. Pour ne rien arranger, il refuse obstinément ce nom de Dimitrov et devient enragé dès qu’on le mentionne. Bien que ses raisonnements tiennent la route et soient logiques, et qu’il s’exprime clairement, Dimitrij doit avoir des problèmes psychiques qui remontent à longtemps comme le laisse supposer sa manière de s’habiller. Malheureusement, les conditions épouvantables dans lesquelles il vit ont fortement détérioré son état physique et mental. Il y a une semaine, je l’ai fait examiner par un médecin à l’infirmerie de la gare. Il ne semble pas avoir de graves problèmes de santé si ce n’est des inflammations dues aux poux – il ne se lave pas – et une grande faiblesse physique: s’il peut se lever quelques instants, il lui est en revanche impossible de marcher. Quant à sa fixette sur le nom de Marsal et ses accès de rage, le médecin a conseillé un examen approfondi par un spécialiste.

Roger m’expose ensuite son combat kafkaïen contre les fonctionnaires ne témoignant pour toute empathie qu’une indifférence absolue. Fin juin 2018, il a fait une demande d’aide matérielle auprès de la commune de Lörrach puisque Dimitrij y a vécu des dizaines d’années. Il a essuyé un refus au prétexte qu’il n’y vit plus. Alors, le 11 octobre, il a déposé une requête d’aide d’urgence auprès de l’APEA expliquant que Dimitrij présente des troubles psychiques et physiques qui mettent sa vie en danger, ce qui correspond à leurs conditions d’intervention. L’organisme lui a répondu une semaine plus tard que son cas allait être étudié. Le 28 octobre, le service d’immigration, qu’il informait régulièrement, a accordé à Dimitrij une aide d'urgence fournie par le service d'aide sociale de la ville de Bâle. Or, trois jours plus tard, ces mêmes services dits sociaux ont refusé de payer au motif que Dimitrij Marsal peut repartir à tout moment en Allemagne! Le 21 novembre, Roger a conduit Dimitrij au foyer pour hommes de l'Armée du Salut sur recommandation de l’APEA et du service de l’immigration. Deux jours plus tard, il était de retour à la gare; l'Armée du Salut l’avait en effet renvoyé, car la question des frais journaliers, soit 40 francs, n’avait pas pu être réglée. Le même jour, Roger a reçu un courriel de l’APEA regrettant «les circonstances difficiles dans lesquelles M. Marsal a dû quitter le foyer pour hommes». Le 28 novembre, le jour où j’ai rencontré Dimitrij, l’APEA a écrit à l'aide sociale de Bâle-Ville pour confirmer que M. Marsal ne pouvait pas quitter la Suisse en raison de son état de santé et qu'il dépendait donc d'une aide financière d’urgence. Mais pour cela, il faut que Dimitrij Marsal s’inscrive auprès de leur service, ce qui permettrait de transmettre son dossier au département juridique pour examen et lui donnerait ainsi une chance de recevoir éventuellement une aide financière. «Je n’ai pas réussi à lui donner une vie digne, conclut amer Roger. Même si son aspiration était de se promener en ville avec son long manteau en cuir, sa moustache à la Hitler et son attaché-case, c’était uniquement envisageable pour moi s’il disposait d’une chambre propre, pouvait prendre un bain par semaine et bénéficier de trois repas par jour. Malheureusement, j’ai échoué. En Suisse, tant qu’un individu se détruit, mais ne tente pas de se suicider, les possibilités de le sauver sont extrêmement réduites.» Comme convenu, son ami jurassien Charles l’a emmené à Lörrach.

Le 12 février 2022 à 12 h 13, j’envoie ce nouveau message Whatsapp à Roger: «Bonjour, après cette période de pandémie, je voulais savoir si tu avais des nouvelles de Dimitrij?»

12 février 2022, 15 h 54: Oui, son histoire est vraiment sans fin… Il y a environ deux semaines, je l'ai rencontré par hasard à Riehen (canton de Bâle-Ville, nda). Il était toujours dans sa chaise roulante et paraissait épuisé. Il m'a raconté son odyssée depuis janvier 2019. Après avoir été ramené en Allemagne, il s'est rendu à Rotterdam où il s’est fait enregistrer comme réfugié. Avec quel argent? Aucune idée. Les Hollandais ont fini par l’expulser par avion vers Prague où il a été placé dans un établissement médico-social. Il est retourné à Lörrach... Comment? Aucune idée. De là, il est revenu à Bâle et s’est réinstallé à la gare! J'ai été stupéfait quand il m'a montré son nouvel acte de naissance, son passeport et sa carte d'identité délivrés par la République tchèque au nom de... Dimitrij Marsal! Contre toute attente, il a donc gagné la bataille! Quand je suis tombé sur lui, il sortait de la prison du Waaghof à Bâle pour une amende impayée. Il s'y était beaucoup plu. Bonne nourriture, bon lit, télévision. A sa libération, le service social du Waaghof lui a donné l’adresse du service de l’immigration de Frauenfeld lui disant qu’il allait l'aider. Je les ai contactés et ils m'ont confirmé qu'ils avaient un logement à sa disposition. Je lui ai donc acheté un billet de train. A Frauenfeld, un fonctionnaire de l’immigration lui a annoncé qu'il devait aller à Kreuzlingen, car la commune n’avait plus d'hébergements disponibles. Dimitrij a alors demandé de l’aide à la gare de Frauenfeld, mais ils l'ont malheureusement mis dans le mauvais train… direction Stuttgart! A son retour à Bâle, j'ai examiné la situation avec lui. Selon moi, il n’avait qu’une solution: repartir à Lörrach, d'autant qu'il était encore affilié là-bas à une assurance maladie. Je lui ai donc conseillé de se faire hospitaliser et examiner par un psychiatre. Il a accepté après de longs palabres. Comme les psychiatres de Lörrach étaient tous complets, on m’a suggéré d’écrire au Diakonisches Werk, l’œuvre diaconale; ce que j’ai fait par un mail, leur précisant «que Mr Marsal était une personne en danger». Le 4 octobre, j'ai réussi à joindre par téléphone un travailleur social de l'institution. Il m'a dit que premièrement il n’y avait pas de consultations possibles avant un mois, que deuxièmement ça ne se faisait pas d’écrire des «avis de personnes en danger» et que troisièmement Dimitrij était lui-même responsable de sa situation! Après un échange musclé, il m’a rappelé pour m’informer qu’il avait obtenu un rendez-vous à la clinique psychiatrique ambulatoire de Lörrach pour le lendemain. La psychiatre a tout de suite compris que Dimitrij avait de sérieux problèmes. A son avis, il se déplaçait en fauteuil roulant en raison de troubles de la personnalité, mais que, pour le moment, il était bien trop faible pour s’en passer. Elle a proposé de l'envoyer à la clinique psychiatrique d'Emmendingen, à l’est de l'Allemagne. Là-bas, il serait également possible de lui faire renoncer progressivement au fauteuil avec des séances de physiothérapie. Dimitrij a catégoriquement refusé, bien que nous ayons envisagé ce scénario ensemble et qu’il m’avait donné son accord. La psychiatre a donc téléphoné au centre d'hébergement pour sans-abris de Lörrach afin que Dimitrij obtienne au moins un lit. En raison de son comportement, je lui ai dit que je ne pouvais plus l’aider. En partant, je lui ai donné 20 euros et recommandé de se rendre immédiatement au centre. Aujourd’hui, j'ai reçu un coup de téléphone de l'assistant social du centre qui m’a informé avoir discuté le financement des nuitées de Dimitrij avec la mairie de Lörrach. Laquelle a catégoriquement refusé, étant uniquement disposée à payer un billet de train aller simple pour Prague. Au vu de la situation, soit Dimitrij continuera à végéter à la gare de Bâle et mourra un jour de fatigue et de froid, soit il sera déporté en Tchéquie et sera peut-être accueilli dans un établissement médico-social adapté à son cas. La vie de Dimitrij me fait penser à cet homme dans un bateau qui prend l’eau. Il rame pour rejoindre la côte et écope en même temps, mais les courants le repoussent en permanence vers le large. J'espère sincèrement que son odyssée et ses souffrances connaîtront un jour une fin heureuse. Peut-être y aura-t-il à nouveau une surprise inattendue? Comme avec le passeport.
Salutations Roger

A ce jour, personne ne sait où se trouve Dimitrij.

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