Pauvreté Suisse Michael Pauvreté Suisse Michael
Michael à la fenêtre de la Gassenküche, une cantine sociale du Petit-Bâle. © Charles Habib

Dérive et rédemption au pays des Läckerli (2/6)

Deuxième épisode de notre plongée dans la Suisse des clochards avec Michael qui a grandi dans un petit village picard entre un grand-père alcoolique, une grand-mère psychorigide et une mère schizophrène. Une relation toxique le précipite à 35 ans dans l'alcoolisme, une longue chute qu’il achèvera dans les rues de Bâle.

8 décembre 2018, une heure du matin. Je suis avec Michael dans son squat du moment, une petite cabane en bois sur Uferstrasse. Pas âme qui vive dans cette zone d’entrepôts et de terrains vagues au bord du Rhin à 200 mètres de la frontière allemande. Le vent s’est levé; il tombe une pluie verglaçante et le thermomètre indique -4°C. Accoudés derrière le comptoir ouvert sur l’extérieur de la Landestelle, une buvette estivale, nous regardons les lumières de la ville de Bâle en buvant des bières. Nous allons dormir dans un espace d’à peine 2 m2, sur une grille métallique sous le comptoir. Pour faire un peu de place, nous sortons les sacs-poubelle remplis de cannettes vides. Patatras! Rongés par les rats, tout leur contenu se répand par terre avec fracas. Jurant et zigzaguant dans le noir, nous tentons de récupérer ces saletés qui se cachent derrière les cailloux, roulent plus loin à chaque rafale de vent dans un bruit métallique qui perce le silence. Une fois la révolte des boîtes en fer blanc matée, rassemblées dans un coin, piétinées rageusement et recouvertes d’un vieux carton immonde, nous regagnons notre clapier, trempés et transis. Michael a de la peine à se rouler une cigarette tant ses doigts sont engourdis. Nous continuons à boire des bières en écoutant sur son portable une playlist de chansons françaises des années 80. Pour tenter de nous réchauffer, nous sautons sur place et gueulons en chœur avec Renaud et Lavilliers. La pluie tombe de plus en plus fort et s’infiltre maintenant dans notre refuge.

J’ai rencontré Michael, nom de rue Michel «à la französich» ou Eddy Merckx, c’est selon, en octobre 2018 à la Gassenküche, une cantine sociale du Petit-Bâle. Par une belle après-midi d’automne, j’attendais avec une trentaine de marginaux l’ouverture des portes, lorsqu’un type, la petite cinquantaine, affublé comme un coureur cycliste a déboulé. De taille moyenne, maigre, un visage en lame de couteau noirci par une barbe de trois jours et la peau mate, l’homme a cadenassé son vélo, enlevé son casque, salué l’un ou l’autre devant l’entrée avant de sortir son tabac à rouler. «Pourquoi ne vas-tu pas le trouver, il parle ta langue», m’a alors suggéré Benno en me poussant du coude. Michael a accepté que je photographie sa vie. Nous avons passé plusieurs semaines ensemble et sommes, depuis, devenus des amis proches.
– Bon, le magnétophone tourne, dis quelque chose de gentil.
– Non, je peux pas dire quelque chose de gentil, c'est pas possible!
– C'est pas toi?
– Non, vraiment pas. Quelque chose de gentil, Pffuit!
– Alors raconte la vie du SDF Michel.
– J'aime pas trop le mot SDF, je préfère encore clochard! SDF, je trouve ça un peu hypocrite, comme hôtesse de caisse au lieu de caissière. Un jour, on finira par nous appeler les pensionnaires de la rue! (sourire)
– OK, et si tu racontais l'histoire de Michael Lehmann?

«C’est en serrant au maximum un gros ceinturon sur son ventre que ma mère a réussi à cacher sa grossesse à ses parents, commence Michael d’une voix tranquille sans émotion apparente. Au moment d’accoucher, elle s'est barrée à Compiègne où mon oncle effectuait son service militaire; après, nous sommes restés six mois chez ma tante. Quand mon oncle a fini l’armée, il nous a emmenés chez mes grands-parents à Erlon, un petit village de Picardie. L’idée était de me laisser là, le temps qu’il s’installe à Paris où il devait commencer l’école de police et de me reprendre ensuite chez lui. Mais mes grands-parents ont décidé de me garder. L'effet Michael: l'essayer, c'est l'adopter! Mes parents, qui s’étaient mariés tout en noir au village, ont divorcé l’année de ma naissance. Ils n'ont jamais vécu ensemble. Mon père, un Allemand, est retourné à Sarrebruck le lendemain de la cérémonie. Je suis sûr que ma mère aimait mon père. Mais voilà, elle était psychiquement instable et la barrière des langues a aussi dû jouer un rôle. Apparemment, je suis arrivé sur un coup de camping de trois jours. Quelques mois après ma naissance, mon père s'est mis en ménage avec ma grand-tante Geneviève. Ma grand-mère avait deux sœurs: Denise, une comique, et Geneviève, une croqueuse d'hommes. Alors tu t’imagines, quand elle a vu arriver mon père en pleine détresse parce que mes grands-parents ne voulaient pas qu’il voie son fils: "S'il débarque, je le tue à coups de fourche", disait toujours mon grand-père dans ses périodes d’ébriété. Bref, des histoires de famille… la fille, puis la grand-tante… Je sais pas trop et, à la limite, je ne veux même pas savoir. Plus tard, à l’uni, j'ai eu ma période de chasse et de retrouvailles. J’ai rendu visite à ma famille en Allemagne et, avec ma tante paternelle, nous sommes allés voir l’ancienne logeuse de mon père, Frau Ende. J’ai appris qu’il était monteur en charpentes métalliques et allait de chantier en chantier. C'est d'ailleurs sur l’un d’eux qu'il est mort dans un accident en 1983. Frau Ende, c’était sa famille d'accueil: quand il revenait à Sarrebruck, il logeait chez elle et faisait des cadeaux à tout le monde. Elle nous a montré une photo de "Klaus avec sa femme française". Dans ma tête, ce devait logiquement être ma mère, mais il était main dans la main avec Geneviève. Naturellement, la photo, je l'ai pas ramenée! A sa mort, le consulat allemand a envoyé quelqu’un chez mes grands-parents pour nous prévenir. Je n’étais pas choqué plus que ça, car le mot "père", je ne savais pas vraiment ce que cela signifiait. Qu'est-ce que ça changeait dans ma vie? J'avais mon pépé, ma mémé, ma maman, mes chats, mes poules et mes lapins; c’était ma famille et cela me suffisait, je n’avais rien besoin de plus.»
– Tu n’as donc jamais rencontré ton père? 
– Si une fois, je devais avoir 8 ans. Le fer à repasser de ma grand-mère était tombé en panne et comme il n’était pas possible de le faire réparer au village – à cette époque, on ne jetait pas les choses –, elle a décidé de nous emmener avec ma mère à Laon, une petite ville pas loin, où habitait cette fameuse tante Geneviève. Quand on est arrivé, il y avait un type assis à la table de la cuisine, barbe et cheveux noirs, des yeux bleu très clair. Il me parlait en allemand et moi, je ne comprenais rien. Quelqu’un m’a dit: «Tu vois Mimi, c'est ton papa!» J'ai pas réagi, je pensais juste: «Il parle bizarre, le monsieur.» Pendant le repas, il n’arrêtait pas de m’observer et, à la fin, il a donné de l'argent à ma mère pour un jouet. Quand on est revenu du magasin avec un camion Playmobil, mon père avait réparé le fer à repasser. Le souvenir que je garde de lui, c'est ce regard bleu perçant posé sur moi. Maintenant, je sais ce qu’il pensait: «Voilà, c’est mon fils! Je l’ai pas vu naître, je ne le verrai pas grandir et c’est mon seul enfant.» Il m’a fallu 40 ans pour comprendre... Des années après, j’ai pleuré quand je suis allé sur sa tombe. Voir cette dalle de granite mal entretenue, cette plaque avec son nom, tout est sorti d'un coup. «Klaus Lehmann… c'est ton nom que tu vois. Toi, tu t’appelles Michael Lehmann», ai-je pensé. On m’a raconté qu’il avait été très heureux quand il a appris que ma mère était enceinte. Il avait grandi à l'orphelinat et son rêve était de fonder une famille. Au cimetière, j'ai compris que cela aurait dû aussi être ma mission. Non pour que les Lehmann s’inscrivent dans la normalité, mais simplement pour créer une famille bien et stable. Au final, j'ai aussi foiré ce que lui a foiré… sauf que moi, j'ai pas laissé d'enfant derrière.

Avant ma naissance, ma mère avait déjà eu quelques crises psychotiques. Après, elles sont devenues quasiment permanentes et assez violentes. Elle avait l’habitude de se barrer de la maison; elle prenait son sac à main et disparaissait pendant 4-5 jours. Elle a ainsi voyagé dans toute l’Europe. Elle montait dans les trains sans billet ou se faisait prendre en stop par des routiers. Dans ses moments de lucidité, elle me racontait ses périples. Sinon, elle était shootée aux médocs que lui faisait prendre ma grand-mère. Elle était superdouée pour les gouttes: elle comptait le nombre exact qu'elle mettait avec une pipette dans un verre d'eau. Il y avait aussi les cachets, les piqûres et, dès que ma mère devenait hors de contrôle, allez, hop, à l’asile! On n’avait pas de relation mère-fils. C'était juste, «ben voilà, c'est ma mère, elle est comme elle est». Jusqu’à 10 ans, j’ai dormi dans sa chambre. Ensuite, ma grand-mère m’a mis dans une autre pièce et ne m’a plus jamais laissé seul avec elle. Ma mère parlait tout le temps et se foutait assez souvent sur la gueule avec mon grand-père; elle m'a bastonné quelques fois aussi. Par contre, elle avait une mémoire phénoménale et une culture impressionnante. Je sais plein de choses aujourd’hui grâce à elle. Mais voilà, elle était schizophrène. A mon avis, elle avait des prédispositions qui ne pardonnent pas: une intelligence et une sensibilité extrêmes.

Nous étions une famille très renfermée. On possédait un jardin et une dizaine de chats qui nous protégeaient des souris. On mangeait les légumes et les fruits que mon grand-père cultivait, les œufs de nos poules et la viande de nos lapins. Bien qu’à la fin, ils mouraient de vieillesse, car ça me faisait pleurer quand on les tuait. Ma grand-mère commandait, et ni ma mère ni mon grand-père n'avaient leur mot à dire, surtout pas à mon sujet. Pépé, c'était le cœur sur la main, mémé, la rigidité absolue. Elle ne nous laissait aucun espace de liberté: j'avais l'interdiction de jouer avec les autres enfants et grand-père de voir ses copains: «Pas question, tu vas encore te bourrer la gueule!» Les voisins, elles les appelaient les étrangers: «On veut pas d'étrangers à la maison!» Comme on vivait en vase clos, ça ne me choquait pas plus que ça. C'était les autres, à l’extérieur, qui me le faisaient mal vivre. A l'école, j’avais la double peine: une mère folle et un père boche! Mes camarades m’appelaient «gen eud prussien» (gène de prussien, en picard). Quand je suis entré au lycée, avec mes cheveux hirsutes et portant les vieux vêtements que les gens me donnaient, tout le monde se foutait de ma gueule. J'en ai souffert, certes, mais j'avais beau être le vilain petit canard, je suscitais quand même la jalousie, car j'avais 18 de moyenne dans toutes les matières sans rien faire. J'ai l'intelligence de ma mère, je mémorise tout. Même si chez mes grands-parents, c'était pas simple – matériellement, ma mère et tout ça –, mon enfance a été la période la plus heureuse de ma vie. Ma grand-mère était ma mère, ma mère était ma sœur et moi, j'étais le Petit Prince de la maison.

Ma grand-mère est morte d’un cancer du sein en 1990. Les derniers mois avant son décès, elle souffrait aussi de la hanche, se déplaçait de plus en plus difficilement et restait souvent couchée. Elle ignorait qu’elle s’était fracturé le col du fémur. A la campagne, tu ne vas pas chez le médecin pour un rien, il faut continuer de travailler. Un soir, ma mère et mon grand-père ont commencé à s'engueuler. J’ai pété un câble et je me suis cassé. Quand je suis revenu, j’ai trouvé mémé dans tous ses états, maman qui essayait de la calmer et pépé prostré sur une chaise avec du sang partout. Maman lui avait planté un couteau de cuisine dans la main alors qu’il tentait de se protéger. J’ai couru chez le voisin appeler une ambulance qui a embarqué tout le monde. Resté seul, j’ai passé la serpillère; je me rappelle encore le sang et l’eau mélangés dans le sceau. Grand-père est rentré le lendemain, grand-mère n'est jamais revenue. Un mois plus tard, elle est décédée, et ma mère, qui partageait sa chambre d’hôpital, a de nouveau été internée. Ma grand-mère m'adorait. Quand je suis allé la voir sur son lit d'hôpital, juste avant qu’elle ne meure, elle m'a pris dans ses bras et a dit à l'infirmière: «Lui, c'est ma fierté!» J’avais 15 ans. Ça m'a énormément culpabilisé, parce que, dans ma tête, j’étais l'image que me renvoyait l'extérieur: une grosse merde! Il n'y avait vraiment pas de quoi être fier. En me surprotégeant, je pense qu’elle m'a involontairement fait beaucoup de mal. A cause d'elle, je considère les relations avec les femmes comme étouffantes, je dirais même castratrices… En fait, elle m'a détruit! L’année suivant son décès, mon grand-père est mort à son tour. Le juge des tutelles nous a alors posé cette alternative: vivre chez mon oncle policier au Pays basque ou à l'orphelinat. Comme je n’aimais pas la seconde femme de mon oncle, j’ai été envoyé en internat. Un an plus tard, mon oncle, tuteur de ma mère, l’a fait transférer dans un hôpital psychiatrique à Dax, avant de lui trouver un ancien garage transformé en appartement miteux à Tarnos, dans les Landes. Comme il avait peur que les hôpitaux lui prennent son argent, il l’a placé sur différents comptes, dont le mien. Un jour, il m’a demandé les 25’000 francs de l’époque que j’avais dessus: «T'inquiètes pas, Mimi, je te les rendrai.» J’ai retiré la somme et n’ai jamais revu l'argent.

En 1994, j’ai eu mon bac A3, littérature-philosophie. Après, j'ai glandouillé à l'université. Je me suis inscrit en psycho à Bordeaux, mais j'ai passé le plus clair de mon temps à faire le con avec mes potes. A la fin de l'année, quand les examens sont arrivés, je suis retourné à Bayonne. Là-bas, les filières étaient plus rudimentaires: études basques, lettres ou droit. J’ai fait une année de lettres et ne me demande pas pourquoi, deux ans de droit. Vu ma situation financière et familiale, j’ai décroché un poste de pion dans un lycée. Comme c’était réservé aux étudiants, je l’ai prolongé en bidonnant des inscriptions. Ça m'a permis de voyager, de passer mon permis moto et de rencontrer de très bons amis. C'était cool. Mais après trois ans, j’ai été exmatriculé et j’ai perdu mon job. Comme l'été arrivait, il fallait que je bosse. Le directeur d’un petit hôtel chicos au bord du lac d'Hossegor dans les Landes m’a embauché comme serveur de petits-déjeuners. A la fin de la saison, j'ai embrayé sur un poste de serveur dans un restaurant à Bayonne. Au bout de deux ans, j'ai pété un câble: commencer tôt le matin, rentrer tard le soir, sans pouvoir te reposer pendant la pause et être confronté à des clients souvent odieux, je n’en voulais plus. Je me suis barré en Irlande en vacances. Les années suivantes, j’ai travaillé l’été dans les hôtels tout en habitant chez ma mère. Dès que la saison était finie, zou, je partais en vacances!

En 2004, alors que j’étais à Capbreton, l’une de mes collègues originaire du département de l'Ain nous a convaincus moi et quatre de mes collègues d’aller travailler en Suisse. Nous avons donc atterri à Genève où j’ai trouvé un emploi de réceptionniste de nuit pendant trois mois à l’hôtel Edelweiss aux Pâquis. Au terme de mon contrat, la directrice voulait me garder, mais j'étais dans une coloc merdique et j’avais pris un visa australien de trois mois qui allait bientôt expirer. Alors, je suis parti voir les kangourous. A mon retour, je me suis arrêté quelque temps chez ma tante en Allemagne. J’allais accepter un job pour l’été en Corse quand ma boss de l’Edelweiss m’a envoyé un e-mail m’annonçant que mon remplaçant était parti et que je pouvais récupérer le poste en fixe ainsi qu’un des appartements du personnel. J’en avais un peu marre d’être saisonnier, ça faisait une dizaine d'années que je vivais dans le provisoire, donc j’ai accepté. Dans ma tête, je pensais faire une ou deux années... Au final, je suis resté plus de cinq ans. A l’hôtel, j'étais bien: mon salaire tombait tous les mois, je dépensais peu et ma charge de travail était largement acceptable. Par contre, l'hôtellerie est un terrain fertile pour l’alcoolisme: tu n’arrêtes pas de goûter les bouteilles, ça tourne de partout. Tu commences par un verre de vin le matin, puis deux, puis c’est une demi-bouteille, puis une bouteille. Les trucs plus forts ne tardent pas à suivre: whisky, vodka, tequila… Entre-deux, je buvais des Maximator, une bière à 11.6°. A la fin, j'en buvais six dans la soirée après avoir picolé toute la journée comme un malade. Au boulot, j’assurais cependant! La drogue, en revanche, ne m'a jamais vraiment intéressé. Quand j'étais à Genève, je m'achetais pour 100 balles de shit, et ça me durait un mois. La coke, j'en ai pris avec des putes, mais ce n’était pas mon truc. L'héroïne? Faire cramer ça sur une feuille d'alu pour t’en faire une piquouse, non merci, pas pour moi! Un beau jour, une jeune fille toute fraîche, toute mignonne, est arrivée à l’hôtel:
– Bonjour, je m’appelle Laura, j’étudie à l’Ecole hôtelière de Crans et je viens ici pour un stage. Et vous, vous êtes qui?
– Ben moi, je m’appelle Michael, je suis le réceptionniste de nuit, ai-je bredouillé.

Après un échange de platitudes, je lui ai demandé ce qu’elle voulait faire plus tard.
– Dans quelques années, j’achèterai un hôtel, m’a-t-elle répondu avec ses grands yeux pleins de l’enthousiasme des jeunes de 20 ans. Et vous?
– Moi, mon rêve, c’est d’être gardien de nuit dans une morgue.

Ça a dû lui plaire, car c’est ainsi que notre histoire a commencé. Je voulais y croire. J'avais 35 ans, pas de copine, pas d'enfants, et j'avais envie de rentrer dans la norme. Au lit, j'aimais bien, ça me changeait des putes parce qu’il y avait des sentiments. C’était plus cool aussi, car tu ne joues pas contre la montre. Le semestre suivant, elle est retournée dans son école et revenait à Genève en fin de semaine. Pour son deuxième stage, elle a trouvé une place en cuisine au Mövenpick. Elle s’est installée chez moi, mais c'était déjà plus aussi bien qu’avant. Pour commencer, on avait pas les mêmes horaires: moi, je travaillais la nuit, elle le jour. Ensuite, la baise commençait à se détendre comme l'élastique d'un vieux caleçon et mes dépenses augmentaient rapidement. Au début de notre relation, on bouffait des quicks lunches et on buvait des bières pas chères. Après, c'était les restos et les petits week-ends à droite et à gauche. Matériellement, je me contente de très peu, mais pas Laura dont les parents sont millionnaires. Il lui en fallait toujours plus! Pour son troisième stage, elle a décroché un poste à Bruxelles et un autre aux Maldives, qu'elle m’a soigneusement caché. Tu t'imagines bien que six mois aux Maldives... Au contraire, elle répétait tout le temps que je la rejoindrai à Bruxelles, comme si de rien n'était. Un soir, je lui mets une cartouche et, juste avant de s'endormir, elle me sort en pleurnichant:
– Faut que je te dise un truc.
– Ouh là, qu'est ce qui se passe?
– On m'a proposé un stage aux Maldives, qu'est-ce qu'on fait?

Je suis allé au salon, j'ai dégoupillé une bière et j'ai plus décroché un mot. Le lendemain, elle est retournée à Crans. La semaine suivante, elle est rentrée chez ses parents en Belgique. En revenant, elle m’a annoncé que son père refusait qu'elle aille aux Maldives! C'était un coup de pute et j'aurais dû la larguer, mais je n’ai pas géré. Je m’étais totalement dissous dans cette relation. Je buvais de plus en plus et je ne voulais pas voir la vérité en face: s’il faut que tu te bourres la gueule pour passer du temps avec la fille que tu es censé aimer, c'est bien qu'il y a un problème! Son père était son idole et on avait une grande différence d’âge. C’est clair qu’elle restait avec moi parce que je lui apportais le confort matériel, et j’étais un palliatif à un œdipe mal réglé… Pour elle, c'était génial! Quand Laura est partie faire son stage à Bruxelles, j'ai tout quitté pour la suivre et ç’a été le début de ma chute. Ses parents ont beau dire qu’ils sont socialistes «par tradition», ils m’ont quand même traité comme un malpropre. Officiellement, j'étais un ami de leur fille en Suisse qu'ils avaient invité chez eux. Moi, je me sentais tout le temps mal alors qu'elle, elle aimait bien cette situation pas nette. Nous vivions en permanence dans le non-dit. On passait nos soirées à regarder des vidéos en silence, on a dû baiser trois fois au maximum. Bref, je buvais de plus en plus! La Belgique, c’est idéal pour devenir un poivrot: l’alcool ne coûte rien et leurs trucs tabassent fort. J’ai un peu bossé et j'ai dépensé toute ma thune. Je ne m'occupais plus de rien. Tant que la carte bancaire fonctionnait, ça allait, je picolais, j'en avais rien à branler! A la fin de son stage, je suis rentré en Suisse, mais je n’y suis pas resté très longtemps car j'étais piégé de tous les côtés: poursuites en Belgique et en Suisse, interdit bancaire en France, c’était la totale. Pour la saison d’hiver, j’ai trouvé un taf de trois mois à Chamonix dans un chalet 3 étoiles perdu dans la montagne avec une paie de merde et un patron dégueulasse qui me logeait dans une cage à lapin, en bas au village. La blague, c’est que j'étais embauché comme réceptionniste tournant de jour et de nuit; pour tourner j'ai bien tourné, mais j'ai jamais bossé à la réception! J'ai fait le bar, les petits-déjeuners, passé la serpillère et déblayé la neige. Un job «tournant», c’est vraiment terrible: tu fais la nuit, ensuite le matin, puis l'après-midi. J’ai complètement perdu pied, je savais plus où j'étais, quel jour c'était. Laura m’envoyait des e-mails que je ne lisais même pas. Durant cette période, mon programme quotidien se résumait à travailler, descendre à Chamonix, acheter à la supérette une bouteille de vodka et un steak, puis m’enfermer dans ma piaule pour manger ma viande et vider la bouteille. Quand je faisais la nuit, j'avais le bar pour moi tout seul. D’abord, c'était un petit verre de vodka, puis un deuxième… Au final, la bouteille se vidait, donc je compensais avec de l'eau et quand le niveau était trop bas, j'allais me servir dans la réserve. J'avais réussi à développer une technique pour dévisser les bouchons sans casser l'anneau métallique et à le remettre après avoir rajouté l'eau. Mine de rien, ça demande quand même une certaine clarté de pensée pour un alcoolique! Le plus pratique, ce sont les alcools clairs: vodka, tequila. Tous les translucides y sont passés. Le problème du whisky, c'est qu’avec l’eau, il s’éclaircit; il faut donc rajouter du jus de pommes, mais ça change le goût, donc c'est pas bon. Quand mon contrat s’est achevé, je suis redescendu chez ma mère et, un jour, Laura m'a appelé; elle avait trouvé un boulot et un appart à Bâle, il fallait que je vienne. J’ai hésité, mais finalement, j'ai accepté parce que chez ma mère, ce n’était pas vivable. Elle est comme un chien: si elle te sent fort, elle te craint un peu; mais si t'es en faiblesse, alors là, crois-moi, elle a les mots pour te casser; elle n'a pas besoin de grand-chose pour te pourrir la vie.

Quand j’ai débarqué à Bâle, en août 2013, j'étais matériellement, psychiquement et physiquement mal. Laura faisait un stage d’une année dans l'évènementiel chez Novartis et papa payait l'appart. J’avais encore mes papiers en règle, donc je me suis inscrit à l’ANPE de Saint-Louis, une petite ville du Haut-Rhin adossée à Bâle, qui m'a payé trois mois de cours d'allemand en plus des allocs. Un vendredi, ça devait être en novembre, Laura est partie passer le week-end en Belgique. Quand je suis rentré de mon cours, alors que je m’attendais à être pénard, j’ai découvert ce message dans ma boîte e-mail: «Mes parents savent pour nous, ils sont très en colère, il faut que tu te casses tout de suite. Je dois partir en déplacement pour la boîte, on en parlera à mon retour.» On n’en a jamais parlé, car le lendemain, j’ai pris une chambre dans un hôtel à Saint-Louis et, quand j'ai plus pu la payer, je me suis rabattu sur le Formule 1. Pour les fêtes de fin d’année, Laura étant retournée dans sa famille, j’ai été squatté son appart. Quand elle l’a appris, elle m'a harcelé d’e-mails: «Il faut que tu me rendes la clé sinon mes parents vont changer les serrures.» Une copine de cours a alors accepté de m’héberger quelques jours. Je suis passé une dernière fois chez Laura à son retour pour lui rendre sa clé. On n’a quasiment pas échangé un mot de toute la soirée. Elle m'a quand même proposé de dormir sur le canapé et m'a laissé son paquet de cigarettes. «T'en fais pas, je te connais, tu vas t'en sortir», m’a-t-elle lancé en refermant sa porte. Effectivement, je m’en suis sorti… en me retrouvant à la cloche.

Ce 4 janvier 2014, j’ai traîné toute la journée sur Uferquai dans le quartier Klybek, à quelques encablures du port et de la frontière allemande. C’est une longue rue qui longe le Rhin et un grand terrain vague jalonné de carcasses de voiture que se partageait la colonie des autonomes du Wagenplatz, quelques vieilles roulottes retranchées derrière des palissades en bois et des baraques de palettes bricolées qui servent de bistrots et de discothèques en été. C’était le seul endroit que je connaissais, Laura et moi allions souvent nous y balader, son appartement de Kleinhüningen étant situé juste à côté. Le soir, j’ai trouvé un petit bar en métal un peu abrité. A l’intérieur, il y avait un mec qui dormait avec un chien! Je me suis cassé vite fait. Finalement, je me suis allongé sur des palettes derrière une espèce de mur en bois. Il faisait tellement froid que je me suis enroulé dans un vieux morceau de rideau ramassé par terre, mais il n’était pas assez large. Impossible de dormir, juste s'allonger, fermer les yeux et attendre que le jour se lève. Durant ces premières semaines, j’allais me débarbouiller le matin vite fait aux chiottes du centre commercial d’à côté, puis je marchais dans les rues du quartier en repensant à ce qui m'avait amené au fond de cette nuit. J’évitais le centre-ville, car avec la barbe d'un mec qui peut pas se raser, mon bonnet enfoncé jusqu’aux yeux pour cacher mes cheveux crasseux et ma veste vert pomme qui avait viré au vert dégueulasse, ça se voyait à des kilomètres que j'étais dans la dèche. Si tu ne veux pas d’emmerdes avec les flics ou les douaniers, deviens l’homme invisible!
– Tu étais pourtant inscrit à l’ANPE de Saint-Louis. Pourquoi n’être pas retourné en France?
– Ouais, j'aurais pu. Mais je ne voulais plus! Où que j'aille, j'étais niqué. J'avais plus la force de batailler avec les administrations, il y avait toujours un truc qui n’allait pas, un papier qui manquait. J'avais plus envie. Je voulais qu'on me foute la paix. Point. Un jour, j'ai trouvé le Capri Bar – je crois qu’il existe toujours – géré par des gauchistes-autonomistes machin-choses. Je passais mes journées dans la sorte de salon de lecture aménagé à côté du bar, sans parler à personne, jusqu'au jour où un habitué m’a demandé:
– Au fait t’es qui? Parce qu'on te voit traîner ici toute la journée, mais on ne te connaît pas.
– Je suis momentan obdachlos, lui ai-je répondu.
– Hein quoi?
– Ouais, en ce moment, je n'ai pas de logement, ai-je répété.

On a un peu discuté et il m'a donné l’adresse de Soup&Chill parce qu’il travaillait là-bas: «Vas-y, c’est un lieu de rencontre pour les gens en difficulté derrière la gare, ils te donneront un sac de couchage et tu peux y manger gratuitement.» J’avais touché ma dernière allocation chômage en novembre 2013 et depuis, rien de chez plus rien. Je bouffais ce que je trouvais dans la rue ou ce que je récupérais dans les poubelles. J'ai même mangé un reste de kebab abandonné sur une table. Le seul truc positif, c'est que j'avais arrêté de picoler. Quand t'as même pas 50 centimes pour te payer une bière, du coup t'en bois pas! La première fois que j'ai poussé la porte de Soup&Chill, je me suis dit: «C'est vraiment la fin!» Je me retrouvais avec la lie de la société alors que quelques semaines auparavant je faisais encore partie du monde «normal». La première personne à qui j’ai «parlé», c'était à Laszlo, un Hongrois unijambiste d’une cinquantaine d’années. Je lui ai demandé s’il y avait une place libre à sa table pour manger mon assiette. Il m’a répondu d’un ton sec avec un regard noir: «Nein, besetzt!» (Non, occupé!) Oh putain! Je suis allé vite fait m'asseoir ailleurs. La blague, c'est qu’avec le temps, il est devenu mon «Maître Jedi» de la rue; il m’a donné ses astuces, les endroits où dormir et où aller. On est encore des super potes, mais je sais pas grand-chose sur lui si ce n’est qu’il est ici depuis très longtemps et qu’il bricole des ordinateurs.

Dans la rue, tu n’es d’abord qu’une description: «Ah tiens! C'est le Français avec le vélo.» Avec le temps, tu deviens un surnom: Mikael, Eddy Merckx, Ronaldo. Je connais un peu tout le monde dans ce milieu, mais pas leurs noms de famille. Personne ne les demande. Même les prénoms ne sont pas forcément vrais. Michael Lehmann? Personne ne sait qui c’est. Ton identité, tu la perds très vite et, dans le meilleur des cas, tu t’en fabriques une nouvelle, sinon tu ne restes qu’une vague description. Juste avant, ou juste après cette première visite à Soup&Chill, je ne m’en souviens plus exactement, je me suis installé dans la Gratiswagen (roulotte gratuite), une vieille caravane que les squatters de la Wagenplatz avaient posée devant leur campement et transformée en magasin Bring&Nimm ouvert à tout le monde: les gens y amenaient ce qu'ils ne voulaient plus et prenaient ce qui les intéressait. Je dormais sur une étagère et me couvrais avec les habits qui étaient dessus, jusqu'au jour où une nana m'a viré en me disant que c'était pas une chambre d'hôtel. La nuit suivante, j’ai découvert les petites cabanes de la Landestelle au bord du Rhin qui ne sont ouvertes qu’en été. Sous l’une des bâches qui protègent le matériel, j’ai vu deux tables l’une sur l’autre qui faisaient une sorte de petit abri; il y avait même un sac de couchage: «M’en fous, me suis-je dit en me glissant dedans, si quelqu’un arrive, je me casse.» Personne n’est venu et j'ai dormi tout l’hiver 2014 en sandwich entre deux tables. Le plus chiant, c'était le bruit du vent. Mais bon, j'étais bien caché. Quand le printemps est arrivé, que les arbres ont commencé à fleurir et les oiseaux à chanter, j’ai stressé parce que cela signifiait que les buvettes allaient bientôt rouvrir. Et c’est exactement ce qui s'est passé: des bruits de perceuse et de marteau, des gens qui parlaient... Je psychotais complètement. «Putain, ils vont me virer!» Je m’enfuyais chaque matin comme un ninja. Un jour, j’ai trouvé un petit mot sur la bâche: «Cher Mitbewohner (colocataire), nous allons malheureusement rouvrir, mais tu peux rester jusqu'au 1er mai.» Oh! Putain, cool. Enfin, cool et pas cool, car j’ai jamais su comment ils m’avaient découvert. Le jour de mon départ, j'ai entassé toutes mes affaires dans mon sac de voyage et, quand j'ai tiré la bâche en espérant que personne ne me voie, j’ai trouvé par terre un café et un croissant. Le gars du bar m'avait offert le petit-déjeuner! Il s'appelait Klaus, un Berlinois, un gars super. Quand j’ai raconté le soir même cette histoire à mon pote Laszlo à Soup&Chill, celui-ci m’a proposé de venir squatter avec lui sous un pont. J’ai accepté, mais ça n’a pas duré longtemps: dormir sur le béton, c’était vraiment pas super.
– Pourquoi n’as-tu pas contacté tes amis? Ton ancienne patronne à Genève? Ou ta famille?
– La honte! C'est la honte qui m'a interdit de revenir à Genève ou d'aller dans ma famille. Je voulais pas qu'ils voient ce que j'étais devenu, une situation dont j’étais entièrement responsable. Ma copine ne m’a pas mis un pistolet sur la tête en me disant: «Bon maintenant, il faut que tu picoles et que tu foutes en l'air ta vie.» Ce ne sont pas les autres qui tracent tes rails, c'est toi! La honte, je vivais avec. Je ne l’ai jamais ressentie aussi fortement que lorsqu’une dame assez âgée a repéré un jour mon petit manège. Ramasser des mégots était ma principale activité de la journée. Manor est un très bon spot car, à l’entrée, il y a un énorme cendrier sur pied. J'essayais toujours de la jouer discret: je me mettais face à l'entrée, le dos contre le cendrier, puis je passais ma main derrière moi et récupérais les mégots. Cette dame s'est approchée et, sans dire un mot, elle m’a donné son paquet de cigarettes. Je l’ai accepté, mais je ne me suis jamais senti aussi humilié.

En juin 2014, Ricardo, un black qui parlait français, m’a amené au Gundeli Treffpunkt, un centre d’accueil derrière la gare, où j'ai pu me doucher pour la première fois depuis six mois que j’avais rejoint la rue. J’y suis ensuite retourné tous les après-midi, c’était calme, le café était gratuit, pas les repas. Mais la patronne me les offrait de temps en temps. Comme il n’y avait pas de Wi-Fi, je lisais les journaux et je cogitais. En fin de journée, j’allais à Soup&Chill, qui est à côté, manger, boire des cafés et fumer mes mégots jusqu'à la fermeture. Les semaines ont passé, et j'ai commencé à faire des connaissances à Soup&Chill. Etre connu et surtout reconnu, c’est ce qui prend le plus de temps. C’est très dur de te faire une place, car dès qu’une nouvelle tête arrive, on se demande immédiatement qui il est et surtout quel est son problème. Moi aussi j’ai ce réflexe. Reste que tu ne connais jamais vraiment l’intimité des gens, uniquement leurs vices: untel est alcoolique, untel prend telle drogue, untel a des problèmes psychologiques; de ceux-là, il y en a beaucoup. A la table de Laszlo, devenue la mienne aussi, nous étions toujours le même petit groupe: Hanspeter, un gros Suisse qui collectait des provisions pour Soup&Chill après la fermeture; son amie Charlotte avec son chien, et Heiko, un Allemand d’une cinquantaine d’années que la faillite de son entreprise, un accident de travail très grave et la mort de sa fille avaient précipité dans l’alcoolisme, puis dans la rue. Avec le temps, nous étions devenus potes. Ce sont eux qui m’ont fait découvrir le circuit de la pauvreté. Heiko m’a donné des bons repas pour la Gassenküche, une cantine populaire au cœur du Petit-Bâle financée par des dons privés et des subventions. Les petits-déjeuners y sont gratuits et les repas du soir coûtent 3 francs, pour lesquels ils distribuent beaucoup de bons repas. J’y dîne encore tous les soirs, sauf le week-end. Laszlo m'a fait découvrir Unternehmen Mitte, un café du centre-ville avec internet gratuit où tu n’as pas besoin de consommer. Depuis, je termine toutes mes soirées là-bas, je regarde Youtube et télécharge des séries sur mon vieux laptop. Crois-moi, internet est une invention géniale pour occuper les clochards! D’autres SDF traînaient là-bas: Benno qui trimbale son ordi et un énorme sac à dos et mon bon copain Jeffrie, un jeune latino-suisse qui habitait dans une tente dans les bois. T'as beau être jeune, bien habillé et bien présenter comme lui, quand ça fait trois soirs que t'es avec ton ordi, que tu consommes rien et que tu taxes des clopes, y’a pas trente-six possibilités. «Allez, c'est bon. Au lieu d'avoir un taxeur, maintenant je vais en avoir deux», ai-je pensé en le rencontrant la première fois. Début de 2015, Hanspeter m’a emmené au Café Elim, une association diaconale dans le Petit-Bâle animée par des évangéliques qui font un peu de prosélytisme, manger leur fameux spaghetti bolo du vendredi soir, une institution parmi les clochards. L’autre partie du bâtiment, la Haus Elim, abrite un centre d'hébergement pour junkies incurables. J’ai entendu dire que l’aide sociale paie la chambre 4’000 francs, repas non compris. A part un adepte du Kung-Fu passablement délabré, je n’ai jamais connu quelqu'un qui en soit sorti vivant. Mon sentiment personnel, c'est qu'Elim est une belle façade pour un mouroir à junkies sponsorisé par la ville.

Quand t’es dans la dèche, tu vas d'un Treffpunkt (lieu de rencontre) à un autre, et comme il y en a beaucoup à Bâle, ça occupe tes journées. Dans cette sorte de transhumance quotidienne, tu rencontres toujours les mêmes personnes qui font toujours le même parcours. Ma première année dans la rue, je déjeunais à la Gassenküche avant d’aller au Gundeli Treffpunkt, puis à Soup&Chill pour terminer la soirée à Unternehmen Mitte. Depuis 2015, j’ai un peu changé mon itinéraire: après la Gassenküche, je passe la journée soit au Gundeli Treffpunkt quand je veux me laver soit au Café Elim et, vers 17 heures, je retourne souper à la Gassenküche avant d’aller à Unternehmen Mitte. Je garde Soup&Chill pour les week-ends quand les autres Treffpunkte sont fermés. C'est plus pratique géographiquement parlant, car la Gassenküche, Café Elim et Unternehmen Mitte se situent au bord du Rhin tout comme le quartier de Klybeck où je dors, alors que le Gundeli Treffpunkt et Soup&Chill se trouvent en ville haute, derrière la gare. Si tout le monde fréquente les mêmes endroits, chacun a ses spots préférés: certains ne jurent que par Café Elim, d'autres, comme moi, se sentent mieux à la Gassenküche. Ce qui me dérange avec le personnel de Soup&Chill, c’est qu’ils nous considèrent plus comme un statut que comme des individus. La preuve, cette expo photo sur les clochards qu’ils ont accrochée sur leurs murs à l’été 2018. On vient là pour trouver un peu de paix après une journée dans la rue, et qu'est-ce qu'on nous balance devant les yeux? Ce qu’on voit et vit tous les jours: «So schön, dass du da bisch!» (C’est merveilleux que tu sois là!) Eh bien! non, ce n’est pas par plaisir que je suis là, c'est parce que je suis dans la merde! A la Gassenküche, les responsables te considèrent au contraire comme une personne: «Prends ton repas, t'as pas besoin d'expliquer pourquoi t'es là, mais si tu veux parler, on t'écoute.»

En février ou mars 2014, alors que je dormais encore à la Landestelle, Igor, un Yougoslave d’une cinquantaine d’années qui fait «des affaires» et que j’avais connu à Soup&Chill, m’a demandé de l’amener là-bas. J’ai fait la connerie à ne pas faire quand t'es dans la rue: ne dis jamais où tu dors, jamais! Ou alors, seulement à quelqu’un de confiance pour des raisons de sécurité. Mais ça, tu l’apprends avec l’expérience. Arrivé à la buvette, il a voulu squatter avec moi. J’ai refusé net. Tu t’imagines bien que sur une table, il n’y avait pas de la place pour deux! Il s’est quand même installé juste à côté. Heureusement, peu après, ses copains lui ont filé une caravane en très bon état qu’il a fait transporter derrière la gare de St. Johann, un quartier de l’autre côté du Rhin. En mai, quand il a appris que j’étais sous un pont avec Laszlo, il m'a proposé de le rejoindre, mais ne m’a pas autorisé à dormir dans sa caravane. J’ai donc passé les premières nuits sur une planche avant de repérer une camionnette appartenant à un Africain – il y avait beaucoup de vieilles bagnoles que les Africains remplissaient de plein de trucs avant de les envoyer dans leurs pays. J'ai forcé la fenêtre et j'ai pioncé à l’intérieur jusqu’à ce que la municipalité décide de tout nettoyer au printemps 2015. En partant, j’ai planqué un sac de voyage rempli d’affaires auxquelles je tenais qui a évidemment disparu. Clochard, c’est aussi apprendre à tout abandonner, sans regret. J’ai retraversé le Rhin et suis allé au Skatepark non loin de la Landestelle. A côté du terrain de jeux, il y avait une buvette avec une espèce de dépôt derrière où j’ai passé l’été, à nouveau sur des palettes sous une bâche. L’une des règles du SDF, c'est d'aller te coucher très tard, quand tu es sûr qu'il n'y a plus personne; quand le staff de la buvette traînait en buvant des coups, j’attendais parfois jusqu’à 1 ou 2 heures du matin. Sauf qu'à 7 heures, il faut que tu sois parti parce que les gens commencent déjà à revenir. Ils m’ont quand même repéré et, une nuit, j’ai retrouvé mes deux sacs-poubelle contenant mes affaires par terre. Ils avaient rien jeté, rien volé, ils avaient juste débarrassé les palettes! C'était 1 h du matin et il commençait à pleuvoir, tu peux t'imaginer le stress! J'ai finalement dégotté un coin caché derrière des arbustes que je partageais avec le rat aux dents les plus propres de Bâle. Pendant que je dormais, il grignotait mon sac à dos pour manger tout ce qu’il trouvait. Il a même réussi à voler mon tube de pâte dentifrice que j’ai retrouvé dans l’herbe, déchiqueté et vide. Quelques jours plus tard, je me suis réveillé le dos complètement bloqué, impossible de me lever. Pendant plus de 24 heures, je suis resté seul, sur le béton, tentant de défendre ma dernière banane contre le rat Colgate. A un moment donné, j'ai eu une furieuse envie de pisser, alors je me suis tourné sur le côté, j'ai repoussé la bâche et, évidemment, elle est retombée sur moi. Tu vois ce que c'est, quand t'as commencé, tu peux plus t'arrêter, donc je suis resté allongé dans ma propre pisse. Je n’avais pas de tapis de sol, ç’a été une bonne leçon. Il faut toujours t'isoler du sol, sinon tu ramasses énorme. Le lendemain, j’ai quand même réussi à me relever et j’ai quitté le Skatepark vite fait. En chemin, j’ai croisé mon rat transformé en pizza par une voiture: «Bon débarras, je suis vengé!» J’avais repéré une petite caravane parquée sur le terrain vague juste à l'extérieur du Wagenplatz. En désespoir de cause, fatigué et trempé, je suis allé jeter un coup d’œil. C'était un bordel pas possible, la porte ne fermait plus, du bois était empilé partout, des saloperies traînaient par terre. Mais il y avait également un vieux matelas dans l'entrée, alors je me suis dit: «Ecoute, tu sais quoi? Rien à foutre», et je me suis couché dessus. Je suis revenu le lendemain, le surlendemain et les mois suivants. En rentrant une nuit, la porte avait disparu! Je l’ai cherchée partout avec ma lampe torche, en vain. Alors, j'ai cloué des sacs-poubelle pour obstruer l’entrée. C’est resté ainsi plusieurs semaines jusqu’à ce que des potes viennent poser une bâche sur le toit qui fuyait. La pluie me gouttait sur la gueule et détrempait mon sac de couchage, c'était hardcore. Ils en ont profité pour monter une porte et mettre un cadenas. A partir de ce moment, c'est vraiment devenu ma petite caravane. J'y vivais pas mais j'avais quand même installé une armoire et mon camping-gaz.

Fin septembre 2015, j’ai travaillé une semaine avec Heiko au démontage de Chill am Rhy, une série de bars sous tentes installés pendant l’été dans le centre-ville, en bas de Münsterplatz, au bord du Rhin. On a bossé comme des malades et la dernière soirée, on a fait un barbecue et picolé comme des chiens. C'est l’un de mes meilleurs souvenirs car, pendant une semaine, j'avais presque l'impression d'avoir une vie normale. Tu te lèves le matin, tu bosses toute la journée, tu bouffes avec tes collègues et tu rentres chez toi. Le seul truc qui me manquait, c'était un chez moi. Ça m'a fait un bien pas possible. Quand tu vis depuis 20 mois avec rien du tout dans tes poches et que d'un coup, tu ramasses 800 balles, je peux te dire que c'est le jackpot! J’ai tenu trois mois avec ce pécule: je suis allé chez le coiffeur, j'ai acheté deux ou trois vêtements chez Caritas et, surtout, j’avais plus besoin de ramasser des mégots par terre! Dans ce milieu, quand tu as de nouvelles fringues, les gens jasent : «Il est dans la rue, comment il fait pour s’acheter ces trucs? Ce doit être un dealer!» En fait, la plupart des marginaux disposent de revenus: ils touchent au moins le social et, si ce n’est pas le cas, ils trafiquent, volent, etc. La Gassenküche n'est pas une aide, elle fait partie de leur budget. Un repas à 3 francs, c'est autant d’économisé pour leurs cochonneries. Chaque mois, dès qu’ils reçoivent leur pognon, c’est «j'ai de la thune, à moi l’alcool, la coke et les putes». Un bon conseil, si tu veux taper quelqu’un, chope-le la semaine où il touche son social, la semaine d’après il est short et ensuite c’est lui qui te tape! Moi, la rue m’a appris à économiser. Je m'impose des paliers: jusqu'à 5 francs, je peux faire un achat spontané; entre 5 et 10 francs, je réfléchis; entre 10 et 20 francs, je cogite vraiment et, à partir de 30 francs, là, je réfléchis, je réfléchis et je réfléchis encore. Sur les 800 francs que j’avais gagnés, j’ai toujours gardé un billet de 100 en cas d’extrem Notfall (extrême urgence). Si je ne travaille pas, j’ai pas de thunes, c'est sans filet! A la suite du démontage de Chill am Rhy, la chance m’a souri: la Gassenküche m'a demandé si je voulais faire leurs achats parce qu'un des types partait. Comme cela s’est bien passé, je travaille depuis fin 2015 à la cuisine, fais le ménage, les achats et des remplacements de vacances, ce qui me rapporte environ 400 francs par mois. Ça m’aide énormément. C'est ma discipline qui m'a sauvé! Je suis comme une mule: j'ai ma ligne et tu ne m’en feras pas dévier d’un poil. J’ai hérité des règles morales, financières et même philosophiques de ma grand-mère, et je m'y tiens quoiqu'il m'en coûte. L’un de mes principes, c'est de ne pas taper. Je n’ai quasiment jamais vu de violence dans les centres d’accueil et les cantines. Il faut dire qu’ils sont bien encadrés: si par malheur, tu te bagarres, c’est un Hausverbot (interdiction d’entrée) immédiat. Même si les gens de la rue sont moins patients que «les normaux», chacun reste dans son coin et fait attention à ne pas trop emmerder les autres; c'est une sorte de contrat social tacite qui fonctionne assez bien: je te fous la paix, tu me fous la paix, et si j'ai envie de parler, je parle. Surtout que dans ce milieu, tout le monde se connaît. Si tu te fais la réputation de gars pas clean, t’es mort. Par contre, si les gens disent que t'es un gars honnête, tu gagnes leur respect et le respect, c'est pas facile à obtenir. L’honnêteté est un autre de mes principes: on m'a filé des boulots parce que les gens ont compris que je suis sérieux. Au final, ce sont des comportements sociaux de la vie «normale» que j’ai transposés dans cette vie «à la limite». Beaucoup les rejettent, à commencer par la politesse, en se disant: «Je suis dans la merde alors je me fous des autres.» Mais tout n’est pas permis dans la rue: tu ne voles pas tes camarades, par exemple, car, tôt ou tard, tu vas le payer. Je fais aussi très attention à mon aspect extérieur, un défi quotidien. Si une personne normale a besoin de 10 minutes pour se préparer, 20 avec la douche, moi, ça me prend une demi-journée: je me lève, m'habille, prends le vélo, déjeune à l’opposé de là où je dors, j'organise ensuite des vêtements de rechange et je vais au Gundeli Treffpunkt, de l’autre côté de Bâle, pour me doucher à des heures données. Prendre une douche n’est pas un moment de plaisir, c’est juste fonctionnel: la salle de douches est inondée par les types qui sont passés avant et il faut se dépêcher, car d’autres attendent leur tour. Je me lave, me sèche et je sors. Pareil pour manger: je bouffe parce qu'il faut bouffer et je me casse. Pour les fringues, idem: les vêtements sont un statut social, mais quand t'es à la cloche, ils sont purement fonctionnels. Comme à l’origine, il faut qu’ils te protègent du froid, de la pluie, du vent, sinon tu crèves. C'est aussi simple que ça!

J’ai gardé ma caravane pendant plus de deux ans jusqu’au jour où j'ai trouvé sur la porte un avis officiel m’ordonnant de dégager pour le 1er avril 2017. Elle était située sur le terrain vague que la ville de Bâle avait récupéré en 2014 manu militari aux autonomes du Wagenplatz dans le but d’y construire des bars et des trucs culturels. La police ayant constaté qu’ils continuaient à y entreposer leurs véhicules divers et variés, la ville a décidé de tout nettoyer, et j’en ai fait les frais. J’ai retrouvé une planque au Skatepark pendant quelques semaines jusqu’à ce qu’un black me vire en gueulant que j’occupais son gîte. J’ai ramassé mes sacs-poubelle et je me suis tiré vite fait. Le sac-poubelle, c'est le couteau suisse du clochard: léger, résistant, imperméable, tu peux en faire un rembourrage contre le vent, une toile de tente, protéger tes affaires de la pluie et, si tu perces un trou dans le fond pour passer la tête et deux trous sur les côtés pour passer les bras, tu te retrouves avec un super poncho. Bref, j’ai décidé de retourner à la Landestelle dans l’espace minuscule derrière le bar où nous nous trouvons maintenant. Un soir, je me suis couché avec un mal de ventre terrible. Le lendemain, je suis quand même allé au grill de l’association Schwarzer Peter qui a lieu chaque année en juin. J’ai rien pu manger et finalement j’ai dû m'allonger dans l'herbe, j'étais malade de chez malade! Quand Heiko et sa compagne Lilian ont constaté mon état, ils m'ont proposé de venir chez eux, le temps de me remettre. Ils ont monté un lit de camp dans le salon de leur deux pièces où je suis resté trois mois. L’automne 2017, je l’ai passé avec Jeffrie dans la Gratiswagen, la vieille caravane-magasin des autonomes de Wagenplatz. Chaque soir, en sortant d’Unternehmen Mitte, on allait s’asseoir au bord de la Wiese qui longe le petit parc animalier Lange Erlen. Vers une heure du matin, un héron arrivait et se posait tout près de moi. Il était incroyablement beau. Après m’avoir reluqué un moment, il commençait sa chasse tandis que je l’observais tout en buvant ma bière. Une fois qu'il avait pris ses trois poissons, il se cassait en criant «crâ, crâ». Du coup, je l’avais baptisé Crâ. Je l’attendais chaque nuit, c’était devenu mon rituel, car il me détendait énormément. Là où nous sommes aujourd’hui, il y en a un autre; c'est la même langue mais pas la même voix. Jeffrie adorait farfouiller. Un jour, il a découvert dans la cour du restaurant du parc une grosse tente avec un petit rideau facile à ouvrir qui servait de théâtre. On s’y est donc installé. C’était bien, il y avait même l’électricité pour charger nos portables. La nuit, on rentrait nos vélos à l'intérieur et, au matin, je m'habillais en coursier, tricot à logo, casque, lunettes, gants de compétition, gros sac étanche pour les livraisons, et je guettais à travers le rideau. L'avantage d'avoir bossé dans l'hôtellerie c’est que tu sais comment ça fonctionne: «la serveuse là, qui vient de prendre la commande, elle va partir en cuisine… attention… jetzt!» Et zou, je sortais tout équipé, le vélo à la main, l’air dégagé, genre «comme c'est joli ici!» Malheureusement, ça n’a pas duré longtemps avant qu’ils ne démontent la tente. Du coup, je me suis séparé de Jeffrie et je suis retourné à la Landestelle. J'ai tenté le coup sur le toit du dépôt juste à côté d’où nous sommes et, depuis, je dors là. Une table pour toit et un tapis de sol pour m’isoler. Quand il pleut ou qu’il y a trop de vent, je vais dans la Gratiswagen. Le moins souvent possible car les habitants du Wagenplatz se méfient. Le problème quand tu es au niveau du sol, c’est que si quelqu’un te voit, tu sais jamais ce qui peut arriver, alors qu’en hauteur t’es planqué. Quand je dormais sous le bar de la Landestelle, au printemps 2017, on m'a volé mon tabac et mon portable. Remarque, je m'en suis tiré à bon compte, car ils auraient aussi bien pu me dépouiller ou me cogner. Dans la rue, tu passes ton temps à te cacher, à repérer les angles morts. Je ne fais jamais de feu, par exemple. Un petit feu, en hiver, crois-moi, ça me ferait beaucoup de bien! Avec le temps, tu acquiers aussi des réflexes comme repérer les habitudes des voitures de flics. Tu sais que quand elles passent au ralenti dans Uferstrasse, elles vont forcément revenir car c’est un cul-de-sac, alors tu te planques et tu attends. C’est la parano qui affûte tes réflexes, surtout quand tu vis sans papiers depuis plusieurs années comme moi. J’ai perdu ma carte d'identité et mon permis de séjour peu de temps après être arrivé à Bâle, mon passeport était dans le sac qu’on m’a volé à St. Johann. Tout ce qui me restait, c'était un permis de travail belge périmé qui ressemblait à une carte d'identité avec photo, puce et tout. Elle m'a bien dépanné, car les flics d’ici ne savent pas trop à quoi ressemble une carte d'identité belge. Une nuit, en allant au Wagenplatz, j'ai été contrôlé par des gardes-frontières qui m’ont demandé ma nationalité:
– Français, leur ai-je répondu instinctivement.
– Mais non, c’est écrit sur vos papiers que vous êtes Belge.
– Oui, je veux dire Belge francophone, wallon, quoi!

Ils ont vérifié si j'étais recherché et, comme je n’avais pas de casserole, ils m’ont laissé tranquille. J’avais raconté mes problèmes de papiers à Heiko et, sur ses conseils, j’étais allé à Schwarzer Peter. Cette association met à dispositions des SDF des téléphones et des ordinateurs et, si tu le souhaites, des travailleurs sociaux essaient de t’aider sans te juger. Tu peux aussi te domicilier chez elle afin de recevoir ton courrier ou pour refaire ta carte d’identité. Comme je n’avais plus de papiers, que j'étais un étranger et venais d'un autre canton, c'était naturellement impossible. Ce n'est qu'en septembre 2018 que j'ai obtenu une nouvelle carte d'identité au consulat de France à Zurich.

Michael s’est tu. Je coupe le magnétophone. Il se roule une clope avec difficulté, ses doigts sont complètement engourdis. La batterie du portable est morte depuis longtemps, la musique avec. Sa vie retourne au silence tandis que dans l’aube glaciale, le pâle soleil d’hiver fait briller le givre sur les arbres. Debout derrière le comptoir dégoulinant, totalement seuls et frissonnants de froid, nos yeux rougis de fatigue suivent le ruban noir du Rhin, les courbes des bâtiments de Novartis et la brume qui s’effiloche sur la ville gelée au loin. Sa cigarette fumée, nous ramassons péniblement nos affaires et sortons de sa cabane sur Uferstrasse. Michael part déjeuner à la Gassenküche, «une nouvelle journée merdique».

Le 3 mars 2020, nous nous retrouvons chez moi autour d’un pot de café fumant. Après les essais de micro habituels, il reprend le cours de son histoire: «En février 2019, j’ai choppé une fièvre carabinée. Heiko et Lilian m’ont à nouveau accueilli dans leur deux-pièces où je suis finalement resté quasiment toute l’année. Dans la rue, tous les sentiments sont démultipliés. Quand des amitiés se lient, elles sont extrêmement fortes. Ces deux-là sont des frère et soeur pour moi. Je leur suis infiniment reconnaissant d’avoir été présents pour moi, car, en Suisse, sans assurance maladie ou inscription à l’aide sociale, quand tu es gravement malade ou accidenté, les urgences sont la seule solution. Qui que tu sois, d'où que tu viens, ils sont obligés de te soigner un minimum. Dans la rue, tu morfles psychiquement et physiquement! Y’a qu’à voir mon état osseux, dentaire, oculaire! Par contre, devoir supporter la douleur augmente ta résistance physique. Quand tu sais que tu peux dormir dehors, sur une planche en bois au bord du Rhin par -17°C, c'est quand même pas rien! Je dis souvent qu’être clochard, c’est une guerre pour la survie dont peu sortent vainqueurs. Les SDF tombent comme les poilus dans les tranchées, et tout le monde s'en fout. Dernièrement, j’ai parcouru la liste des personnes décédées en 2019 dans le magazine de Schwarzer Peter – c'est une tradition chez eux de donner un nom aux sans nom –, il y en a eu sept dont Marco, un Italien d’une soixantaine d’années que j'avais croisé avec son chien lors de ma première nuit dans la rue en janvier 2014. Je l’ai fréquenté par la suite quand j’ai commencé à travailler à la Gassenküche où il aidait de temps en temps. Un jour, il a fait un malaise dans la rue et, à l'hôpital, on lui a diagnostiqué deux cancers. Comme il était illégal à Bâle depuis 25 ans, les services d’immigration ont voulu l’envoyer crever en Italie, mais ils n’ont retrouvé aucun membre de sa famille. N’empêche que Schwarzer Peter a dû se démener pour qu'il puisse quand même recevoir des soins. Un matin, il s'est barré de l'hôpital et il est mort à Lange Erlen sur un banc au bord de la Wiese. C'est triste à dire, mais je pense qu'il l'a fait exprès. Pourquoi mourir intubé et tout seul dans un hôpital? Un autre décès m'a beaucoup touché, celui de Victoria que je connaissais sous le nom de Vicki. Je crois qu’elle était Espagnole, la petite trentaine, très maigre, le visage ravagé d’une junkie. On n’était pas proche, mais elle était sympa. La dernière fois que je l'ai croisée, c'était en janvier 2019 sur le Drei Rosen Brücke. Elle m'avait demandé de la thune pour acheter un truc à boire, mais j’avais rien sur moi. Quelques semaines plus tard, elle a fait une overdose. Elle était en train de consommer avec un pote des trucs multiples et variés. Celui-ci s’est absenté quelques minutes pour aller chercher de quoi picoler et, quand il est revenu, elle était raide. Voilà, ça arrive souvent dans le monde des Obdachlos (sans-abris). Bref, à la fin de l’année 2019, j’ai donc quitté Heiko et Lilian pour m’installer dans une chambre que l’ami d’un ami me laissait gratuitement dans son appartement à Saint-Louis, juste derrière la frontière. Durant ma maladie, j’ai souvent pensé à ma famille. Depuis 2014, j'avais rompu tout contact, fermé ma page Facebook, changé de numéro de téléphone. Un jour, ça devait être en avril, je regardais des photos de mon village sur internet dans un cybercafé quand j’ai eu envie de chercher des informations sur ma famille. J’ai trouvé l'adresse e-mail de ma tante à qui j’ai envoyé un message très court, une bouteille à la mer. Le lendemain, toutes les cinq minutes, bam, un SMS, ma tante, bam, un autre, ma cousine, bam, mon cousin… Un week-end de juin, mes cousins Laetitia et Steven sont venus me rendre visite et, en septembre, je me suis envolé pour le Pays basque. J’ai éprouvé une joie immense de retrouver ma mère, mes cousins et leurs enfants, et à me promener dans les rues de Bayonne que j’avais complètement oubliées. Je me rappelle qu’en atterrissant à Bâle, à mon retour, je me suis demandé ce qui me retenait ici. Je pensais aussi à ma mère qui était seule et plus toute jeune.»
– Tu aimes beaucoup ta mère?
– Ouais, putain, j'arrive pas à le dire, mais ouais! Je différencie ma mère de la personne malade. Celle qui m’a fait du mal, c'est la personne malade, parce que, quand ma mère est stable, elle est adorable. Pendant les semaines qui ont suivi, nous avons discuté quasiment quotidiennement avec Laetitia sur Whatsapp et, de fil en aiguille, j’ai pris la décision de retourner m’installer au Pays basque en 2020. J’avais prévu de descendre à Bayonne en mai de cette année, de faire la saison d'été dans un hôtel ou un restaurant pour me remettre à flot financièrement, puis de trouver un poste de surveillant dans un lycée, idéalement dans celui où travaille ma cousine.

C’était sans compter avec la pandémie mondiale de COVID-19. Le confinement et la fermeture des frontières entre la France et la Suisse, contraignant Michael à rester cloîtré des semaines entières dans sa chambre à Saint-Louis et l’empêchant de travailler, ont mangé ses économies et l’ont plongé dans une profonde dépression. N’étant ni frontalier ni domicilié officiellement à Saint-Louis, il n’a reçu aucun soutien de la Suisse ni de la France. Quand les frontières ont enfin rouvert le 15 juin 2020, Michael a recommencé à travailler pour Schwarzer Peter où il s’occupe une fois par semaine du secrétariat pour 160 à 180 francs par mois. Il n’a par contre pas pu reprendre son emploi à la Gassenküche, en effectif réduit en raison de la pandémie. «Maman est morte du coronavirus il y a quatre jours dans l’EHPAD où elle avait été transportée au début de l’été, m’apprend Michael par téléphone le 18 novembre 2020, la voix secouée de sanglots. Ils n’ont averti ma cousine qu’aujourd’hui.» Deux jours plus tard, il est descendu à Bayonne pour la crémation et ramener avec lui l’urne funéraire. Il ne sait pas encore très bien ce qu’il va en faire: disperser les cendres sur l’ancien terrain de ses grands-parents? Devant leur ancienne maison à Erlon? Est-ce que les nouveaux propriétaires le laisseront faire? Et puis, est-ce légal? Faut-il des autorisations? «L’administration en France, c’est si compliqué.»

Avec le soutien de Journafonds.

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