Pauvreté Suisse Rosario Pauvreté Suisse Rosario
Depuis 2022, Rosario a trouvé un travail fixe dans l’aide et les soins à domicile. © Charles Habib

Chute et renaissance d'un jeune premier (3/6)

Troisième épisode de notre plongée dans la Suisse des clochards avec Rosario. Né dans le Bade-Wurtemberg de parents siciliens, à la rue de nombreuses années, il tente de se reconstruire un avenir et d’obtenir la garde partagée de sa fille.

Dans l’après-midi du 31 décembre 2021, Rosario sonne à ma porte. «J’ai pris ma copine avec moi», me dit-il en souriant au moment où j’ouvre. Trois ans que je n’avais plus de ses nouvelles, depuis qu’il m’avait raconté sa vie et que j’avais photographié ses journées. Nous nous installons au salon, les tourtereaux côte à côte dans le fauteuil, se tenant parfois la main, moi assis en face et l’enregistreur au milieu. Son amie s’appelle Sandra, une jolie brunette mince d’une quarantaine d’années en jeans et top noirs, décoratrice d’intérieur indépendante. Rosario vit chez elle depuis août dernier. Lui n’a pas changé: à 49 ans, il est toujours un peu gauche, sourit timidement et parle doucement presque en s’excusant. 

«Jusqu’en janvier 2020, j’ai continué mon stage au restaurant Borromeo où on s’était vu, me raconte-t-il anticipant mes questions. Ça m’a beaucoup aidé, car, trois fois par semaine, j’avais l’impression de faire partie du monde normal. Puis le coronavirus est arrivé, et tout s’est arrêté: l'administration ne voulait rien savoir, les tribunaux non plus, tout était figé. Les restaurants et les bars ont fermé, il n'y avait plus aucun travail. Mais, grâce à Dieu, j’ai continué à recevoir l'argent du social. Durant la pandémie, j'ai commencé à faire du bénévolat au magasin de la Croix-Rouge. Ils étaient contents de moi, alors ils m'ont engagé sur une base horaire. J’aidais et je faisais aussi les courses pour une dame âgée; malheureusement, elle est décédée. Comme le service des migrations affirmait que mon travail à la Croix-Rouge ne me rapportait pas assez pour renouveler mon autorisation de séjour, j'ai cherché un autre boulot et j'ai commencé chez Spitex (une fondation caritative à but non lucratif d’aide et de soins à domicile, nda). J’y suis toujours et désormais, mes revenus sont suffisants aux yeux des fonctionnaires; j’ai ainsi pu renoncer à l'aide sociale. Cela a toutefois pris une année entière avant que je reçoive mon permis de travail!
– Retournes-tu de temps en temps à la Gassenküche ou à Soup&Chill?
– Non, je n’y vais plus et je ne revois pas non plus mes collègues de l’époque.

Il se tourne vers Sandra: «On devrait y aller une fois pour que je te montre comment je vivais, même si cela aussi a beaucoup changé.» La cantine sociale Gassenküche a en effet déménagé plus au nord du Petit-Bâle en 2020 et Soup&Chill n’offre plus de repas chauds. – Et ta fille? – A cause du COVID-19, le jardin d’enfants protégé à Gstaad, où je la rencontrais, a été fermé toute l’année 2020. Début 2021, je l'ai vue à trois reprises et ça m’a convaincu qu'elle devait voir un spécialiste. Lors de la première visite, elle était déjà un peu bizarre; à la deuxième, elle ne voulait plus me parler, et à la troisième, elle ne voulait plus me voir du tout. J’ai insisté et les deux assistantes sociales ont appelé la police. Comme elle a aussi des problèmes à l’école, un pédopsychiatre a finalement commencé à s’occuper d’elle l’été dernier. En attendant son rapport, l’APEA (Association pour la protection de l’enfant et de l’adulte, nda) a décidé que je ne pouvais plus la voir, seulement lui écrire si je le souhaitais. Moi, je ne fais plus rien. Elle a 10 ans et elle n’entend que du mal sur moi. Je sais qu’elle me comprendra quand elle sera plus grande.

Sandra lui prend la main, une immense douleur fige le visage de Rosario. «Il m’a fallu huit ans pour retrouver une certaine normalité, reprend-il après quelques instants. Des années qui ont anéanti mon existence. A part l’aide sociale, tout le monde a essayé de me détruire. Si je ne fais plus confiance aux autres, j’ai par contre davantage confiance en moi et je suis maintenant assez fort pour supporter tout ce que mon ex, sa famille, l’APEA et les autres m’ont fait subir. Je peux construire mon avenir en vivant avec ces traumatismes.»

Quand j’ai rencontré Rosario en 2018, j’ai pensé qu’il sortait tout droit d’un film de Vittorio De Sica. Grand, musclé, un beau visage aux traits fins, des yeux marrons un peu tristes, il aurait pu faire une carrière de jeune premier ombrageux, car il parle peu et sourit encore moins. En réalité, sa vie a commencé bien loin des studios de Cinecittà, à Grenzach-Wyhlen très exactement, une petite bourgade allemande à la frontière suisse où il est né en 1972 d’un père magasinier chez Ciba et d’une mère au foyer, tous deux d’origine sicilienne. Deuxième d’une fratrie de trois, pris en sandwich entre deux sœurs, il a fait ses classes primaire et secondaire au village. A 16 ans, ses parents divorcent. Supportant mal les aller-retour entre les deux, il part pour Brême chez des amis de la famille: «Là-bas, j’ai commencé une école de commerce et je jouais beaucoup au foot.» Pour gagner un peu d’argent, il travaille dans un restaurant du centre-ville. Au bout de quelques mois, il retourne à Grenzach. «Je voulais aller au collège, mais mon père n’arrêtait pas de me répéter: va travailler! Va travailler! Finalement, il m'a trouvé une place dans la pizzeria d’un de ses collègues. Pendant deux ans, ça a été l'enfer: je travaillais 16 heures par jour, parfois deux ou trois semaines sans aucun congé.» Il trouve finalement un apprentissage de serveur dans une auberge à Esslingen, une bourgade voisine: «C'était super, c’est là que j'ai tout appris. J’y suis resté deux ans, mais le patron avait oublié de m'inscrire à l'école professionnelle.» Jusqu’à 20 ans, il se forme donc sur le tas dans différents restaurants. «Le service, c’est physiquement et nerveusement très dur, détaille-t-il. Tu n’as pas de vie à toi: tu commences à 10 heures le matin, tu prépares tout pour le repas de midi, puis les gens arrivent; normalement, tu prends ta pause à 14 heures, mais certains consommateurs restent jusqu'à 15 heures. Tu rentres chez toi et à 17 heures tu remets ça. Le soir, c'est un va-et-vient permanent, les clients restent jusqu'à minuit, voire plus tard, et après il faut encore faire le ménage. Et huit heures plus tard, ça recommence. On finit par disjoncter. A 20 ans, j'ai fait un burn out.» Rosario a alors voulu changer d’orientation. Il commence une formation d’acheteur industriel, puis de pédicure, avant de retomber dans la restauration. Enchaînant jobs et petites amies, il mène pendant quelques années la vie normale de tout jeune de son âge, jusqu’à ce jour d’hiver 2007, où il rencontre son destin: Tabea, une apprentie cuisinière de 16 ans dans l’hôtel de Gstaad où il travaille pour la saison. Avec son corps de mannequin et ses grands yeux bleus qui lui mangent le visage, elle est ravissante. Ils se croisent, se disent bonjour, sans plus. A l’occasion d’une soirée du personnel, ils font mieux connaissance. Rosario la raccompagne chez elle.
– C'est là que j'habite avec mes parents.
– Tu veux dire là où il y a une plante de marijuana à la fenêtre?
– Oui, c'est ma chambre.

Et de lui raconter qu’en se promenant dans la station de ski le soir de son arrivée, il l’avait tout de suite remarquée et s’était dit qu’il pourrait en demander un peu à la personne qui habitait là. Elle rit. Ils se revoient à plusieurs reprises et, un soir, elle l'embrasse. «Une fois ou deux dans sa vie, on rencontre celle qu’on cherche depuis toujours. Tout en elle correspondait à ma quête: ses pensées, sa voix, sa tendresse, sa beauté. Je l’aimais aveuglément. J’étais accro à sa peau, à son corps, à son odeur. Certains signes auraient dû me faire réagir, mais je n’y ai pas prêté attention. Ni quand quelqu'un a demandé au cours d’une soirée où elle était et qu’une collègue a répondu qu’elle devait être en train de vomir aux toilettes comme à chaque fête. Ni quand j’ai appris, plus tard, qu'elle couchait avec trois autres garçons de l’hôtel alors que nous étions en couple.» Il ramène sa Tabea à Bâle et, pendant trois ans, ils vivent leur histoire entre travail et vacances. Conflits aussi. «Principalement à cause de ses parents, excuse encore Rosario. Ce sont des gens très religieux, des réformés évangéliques qui avaient une grande influence sur elle. Ils me détestaient parce que j'étais beaucoup plus âgé que leur fille et qu'à 30 ans passés, je n'avais pas encore d'enfant.» En 2010, Tabea tombe fortuitement enceinte. Lui est fou de joie, elle déprimée, car cet enfant en devenir lui vole sa vie à peine commencée. Après la naissance de Sophia, en juin 2011, les prises de tête se multiplient, ponctuées par quelques visites de la police. «Quand ma fille a eu six mois, mon ex a brusquement décidé de repartir dans sa famille à Gstaad (au cours de nos interviews, jamais il ne prononcera le prénom de son amie ou de sa fille, nda). Ce jour-là, nous attendions sa mère qui devait passer la chercher. On a sonné à la porte et quand j’ai ouvert, huit flics m'ont arrêté sur-le-champ. Elle avait téléphoné à la police pour m'accuser de battre l’enfant. J'ai passé trois jours en détention provisoire et ses parents en ont profité pour vider l'appartement; quand je suis rentré chez moi, il n'y avait plus rien. Le mois suivant, la régie a résilié mon bail, probablement à cause des descentes de police. Finalement, j’ai trouvé un appartement à Saint-Louis en France, juste derrière la frontière. Deux mois plus tard, elle est revenue et nous avons vécu deux ans de bonheur et beaucoup de vacances. Tout était parfait pour la petite... si ce n’est qu’on continuait à se disputer. Quand mon permis de séjour helvétique a expiré, je me suis enregistré en France. En été 2014, j’ai quitté mon job de serveur dans une pizzeria à Bâle, me suis mis au chômage et nous sommes partis en vacances à Cuba. A notre retour, nous nous bagarrions tout le temps. Un jour, on a eu une scène particulièrement violente et je l’ai mise à la porte. Je suis resté avec ma fille qui avait deux ans et demi, j’avais tout le temps pour m’occuper d’elle. Mais mon ex a déclaré à la police suisse que j'avais enlevé l'enfant et la police française a exigé que je la leur remette. Le week-end suivant, alors que j'étais chez ma sœur aînée, sa famille en a profité pour vider une nouvelle fois l'appartement. Je suis sûr que ma sœur m’avait invité à dessein. Depuis, je ne lui parle plus. Mon ex a ensuite refusé que je rende visite à ma fille. Ça m’a énervé et j’ai déposé une demande de garde partagée auprès de l'APEA à Berne. Elle a été rejetée au bout de quelques semaines sous prétexte que je prenais de la drogue – c’est vrai que je fume un joint de temps en temps, mais mon ex aussi – et que j’avais battu mon enfant... Je n’ai été autorisé à voir ma fille qu'une fois par mois et j'avais interdiction de contacter mon ex; les autorités avaient souscrit à tous ses arguments! Comment voir ma fille si je ne pouvais pas contacter sa mère?» Pour Rosario, commence alors un combat contre l’APEA qu’il finira par perdre définitivement en 2021.

«En septembre 2014, j'ai pris conseil auprès d’une avocate à Bâle. Elle a accepté de s'occuper de mon dossier moyennant une avance, et elle a déposé une plainte pour enlèvement. Après une semaine, le parquet bernois lui a signifié que la plainte était irrecevable. Au lieu de continuer à se battre, elle a fait une deuxième demande de garde partagée. En fait, je ne lui ai parlé en face à face qu'une seule fois, lors de notre première rencontre. Après, j’ai toujours eu affaire à ses assistantes qui n’arrêtaient pas de me demander de l'argent. A la fin, j’ai tout stoppé, cela m’avait déjà coûté 5’000 euros et je n’avais pas avancé d’un iota. A cette époque, je suis allé une fois à Gstaad pour voir ma fille avec l’autorisation de mon ex. Quand j'ai sonné à la porte, c'est le grand-père qui a ouvert en la tenant par la main. De la voir ainsi après tant de mois de séparation, ça m’a fait très mal. Lui, il m'a regardé un moment sans dire un mot, puis il a refermé la porte. J'étais tellement en colère que je l'ai défoncée, faut dire qu’elle n'était pas très solide! Ils étaient juste derrière, ma fille était terrorisée. Je lui ai dit que j'étais désolé et j'ai fait demi-tour. A la gare, la police m’attendait et j'ai passé la nuit au poste. Mon ex, munie du rapport de police, s’est rendue à l’APEA qui a forcément refusé ma deuxième demande de garde partagée et a décidé que je ne verrai ma fille que trois heures par mois dans un jardin d’enfants protégé. Là-bas, il n’y avait rien à faire, ma fille s’ennuyait et je n’avais pas le droit de sortir avec elle. Pour ces trois heures de visite, je devais chaque fois débourser 300 francs en billet de train.»

Et bien sûr, Rosario doit s’acquitter aussi d’une pension alimentaire. N’ayant plus aucune confiance dans les avocats, il décide de se défendre seul. «Début 2015, je suis passé devant une juge à Berne. J'ai apporté tous les documents à l’audience. A cette époque, je touchais encore le chômage en France, 1’500 euros par mois. Ce n'était pas beaucoup, mais pour moi seul, ça suffisait. La juge a décidé que je devais en verser 700 mensuellement pour la pension. Comme mon loyer coûtait 700 euros également, il me restait donc 100 euros pour manger, payer mon assurance maladie, mon électricité, etc. J’ai essayé en vain de lui expliquer ma situation. "Monsieur, ça ne devrait pas poser de problème, m’a-t-elle répondu. Après tout, vous habitez en France et la vie là-bas est bien meilleure marché." Comme je n'ai rien versé pendant deux ans, j’ai été mis aux poursuites pour 16’800 euros et j'ai dû de nouveau m’expliquer devant la justice.»
– Vous auriez au moins pu lui verser 300 euros, m’a dit le président du tribunal.
– Ah oui! Pour quelles raisons? Mon ex m'aurait de toute façon poursuivi pour les 400 euros manquants. L'Etat décide d’une somme que je ne peux pas payer et ensuite, il me poursuit en justice parce que je ne la paie pas.
– Monsieur, soyez donc un peu raisonnable, a-t-il insisté.
– Non, je ne le serai pas. Je ne paierai pas et je vais quitter la Suisse. Je ferai ma vie sans ma fille et une fois qu'elle sera assez âgée, je sais qu’elle me rendra visite, où que je sois. C'est tout ce qui compte pour moi.

Dans l’intervalle, fin 2014, Rosario a rencontré une femme. Il ne m’a jamais dit son nom, simplement que c’était une Stalkerin, une emmerdeuse, une ombre douloureuse dans sa mémoire. Elle vivait alors à Bâle avec son mari et leur fille, mais le couple souhaitait se séparer. Au vu de la situation, Rosario propose de sous-louer son appartement de Saint-Louis au mari et ainsi, pendant une année et demie, il vit chez son amie, partageant son temps entre sa nouvelle famille et de petits jobs. Début 2016, son ex ne donnant jamais suite à ses demandes de visite, Rosario engage un nouvel avocat. Rien à faire. La mère répond qu’elle a la loi pour elle et qu’il ne reverra plus jamais sa fille. Furieux, il demande à son avocat de déposer plainte.
– Non, on ne peut pas faire ça, lui répond-il.
– Pourquoi pas?
– Parce qu'elle est la mère!
– Je n’avais plus un sou, alors j’ai laissé tomber, conclut-il.

Au cours de l’été 2016, le mari de sa compagne décide du jour au lendemain de déménager. Rosario doit débarrasser les lieux et se retrouve sans domicile en France ni permis de séjour en Suisse. «Avec la Stalkerin, c’était difficile, elle était vraiment borderline, se souvient-il. Un jour, elle allait bien, le suivant elle criait sans arrêt. Notre relation se dégradait de plus en plus, elle ne cessait de me jeter dehors et de dire à tout le monde que je la battais.» A l’automne, elle appelle la police; c’est la quatrième fois, la fois de trop! Rosario la quitte définitivement, réussit à trouver un travail et un appartement. C’était sans compter avec la Stalkerin! A force de dire du mal de Rosario à son patron, celui-ci le congédie. S’en suivent quelques semaines entre deux collocations, «que des mauvais souvenirs». Il finit par s’installer chez l’un de ses collègues. Tout se passait bien jusqu’à ce que la Stalkerin le dénonce au propriétaire. En novembre, en pleine dépression, sans argent, sans travail et sans logement, Rosario rejoint le monde de la cloche. Une galère qui durera presque deux ans. «Pour mendier, il faut du courage. Tout le monde a sa fierté et on s'adresse à toi avec un certain mépris. Quand tu es sale, tu penses que tous les gens te regardent, même si ce n’est pas le cas. J’avais terriblement honte de mes ongles noirs. Quand j'avais de la chance, j'arrivais à gagner deux francs avec lesquels je m'achetais des gros rouleaux de cake au chocolat chez Aldi. Quand on a la nausée à cause de la faim, manger du chocolat stoppe momentanément les crampes! Les premiers jours, j'ai dormi à l’asile de nuit. C’était vraiment hard: les gens se disputent, hurlent en dormant, essaient de te voler et ça coûte sept francs la nuit. Une fois que j’ai appris à connaître le système, j’ai reçu un sac de couchage à Soup&Chill et, pendant 22 mois, j’ai dormi au bord du Rhin sous un toit incliné qui me protégeait bien. Tout sauf retourner à l’asile, crois-moi! Avec le temps, une certaine routine s’installe: le matin, tu vas prendre ton petit déjeuner à la Gassenküche, tu y restes jusqu’à la fermeture, puis tu vas au centre pour clochards de la Wallstrasse et, quand il ferme à 17 heures, tu vas à Soup&Chill, car la nourriture est gratuite et meilleure qu’à la Gassenküche où tu paies ton repas trois francs. Quand la soirée s'achève, tu retournes dormir dans ton trou. Le lendemain, tu recommences... Tu tournes en rond tous les jours par tous les temps.» Une année plus tard, en novembre 2017, il finit par s’inscrire à l’aide sociale. Mais, pour en bénéficier, il doit renouveler son permis de séjour et fournir un extrait de casier judiciaire de sa commune d’origine en Sicile qui coûte cent euros, une somme qu’il ne possède pas.

Quand je le rencontre pour la première fois en novembre 2018, sa sœur a payé les cent euros et Rosario perçoit depuis un mois une aide provisoire en attendant ses papiers; son conseiller lui a aussi trouvé une chambre dans un logement partagé derrière la gare ferroviaire de Bâle, Badische Bahnhof. S’il est soulagé de ne plus être dans la rue, le manque de sa fille continue d’alimenter sa dépression. Il lui envoie quasiment chaque jour des messages sur son compte Facebook, des bouteilles à la mer qui restent sans réponse.
– Quand l’as-tu vu pour la dernière fois?
– L'année dernière, en avril 2017. Depuis, elle a commencé l'école et l’APEA m’a dit qu’elle a des problèmes de socialisation. Elle frappe les autres enfants, mais ils ne font rien!
– Tu n’as eu aucune nouvelle depuis?
– Aucune. Personne ne me contacte ou ne répond au téléphone. Lui écrire une lettre, ça ne sert à rien, elle ne la recevra pas.
– Tu m’as dit que tu voulais de nouveau faire une demande de garde partagée.
– Mon ex s'y oppose. Je voulais la déposer, mais il y a encore trop d’éléments qui jouent en ma défaveur. Il me faut un travail fixe, gagner suffisamment d’argent et avoir un logement avec une chambre séparée pour mon enfant, ainsi j'aurais de meilleures cartes en main. S’ils refusent une fois de plus, j’abandonne tout et je ne paierai plus un sou. Bien sûr, je continuerai à l’aimer, elle sera toujours dans mon cœur et ma porte lui sera toujours ouverte. J'espère qu'avec le temps, elle comprendra ce qui s'est passé. J'espère surtout qu'elle ne souffrira pas de conséquences psychologiques graves, qu'elle pourra mieux faire face que moi.

Il se tait, regarde ses mains en silence. Pour lui changer les idées, je lui demande de me raconter ses journées.
– Le matin, je vais à pied prendre mon petit déjeuner à la Gassenküche. L'après-midi, je vais à des rendez-vous ou je me promène pour me détendre à cause de la dépression et des bruits dans la tête. (Il souffre d’acouphènes et d’un début de surdité à l’oreille gauche, nda.) Le soir, je suis de nouveau à la Gassenküche.

Rosario travaille aussi trois fois par semaine au Borromeo, un restaurant italien qui fait partie du réseau de réinsertion professionnelle de la société privée Overall. Composé de stagiaires placés là par l’office régional de placement ou les services sociaux, le personnel est encadré par des professionnels qui les aident à (ré)intégrer le marché du travail. Ouvert tous les midis, l’établissement est très fréquenté, les repas sont bons et pas chers. Quand je lui demande s’il compte rester dans la restauration après le renouvellement de son permis de séjour, il me répond qu’il veut changer définitivement d’orientation et me raconte que, quand il vivait avec la Stalkerin, il a fait une formation d’aide-soignant à la Croix-Rouge: «Je veux poursuivre dans ce domaine, c’est un travail qui a du sens, on aide les gens et c'est bien payé. Le problème, c'est qu’après les cours, je me suis retrouvé à la rue et je dois encore payer 600 francs pour obtenir le certificat. J'ai quand même eu la chance de travailler un peu dans le secteur et d’acquérir de la pratique. Maintenant, il faut que je me remette en forme et que je paie ces 600 francs pour postuler à une offre d’emploi.» Depuis, Rosario a trouvé un travail fixe dans l’aide et les soins à domicile, reçu son permis de séjour, quitté l’assistance sociale et partage sa vie avec Sandra. Presque le bonheur. Ne manque plus que revoir sa fille...

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