Vieillir au milieu de la foule des pendulaires (6/6)

Sixième et dernier épisode de notre plongée dans la Suisse des clochards avec Urs. A sa retraite, ce Bernois projette de passer six mois par année au Cameroun où la vie est moins chère et d'y développer une activité agricole. Tout ne se passera comme prévu...

Pauvreté Suisse Urs Pauvreté Suisse Urs
Urs vend le magazine de rue Surprise ainsi que les journaux suisses du week-end à la gare de Bâle. © Charles Habib

Istanbul, dimanche 3 décembre 2017. Un homme dort sur une rangée de chaises dans la zone de transit de l’aéroport Atatürk. A cette heure prématurée de la journée, rares sont les passagers qui remarquent la silhouette emmitouflée dans une couverture d’où ne dépasse qu’un chapeau tyrolien et une barbe blanche. C’est la troisième nuit qu’il passe en Turquie. Pour son premier voyage hors de Suisse, les choses se sont plutôt mal déroulées. A Bâle, il ne s’est pas réveillé et a failli manquer son vol. Dans sa course pour attraper un train en direction de l’aéroport de Zurich, il a oublié son antipaludéen. A Istanbul, sa montre lui annonçant trois heures d’attente avant son vol pour Yaoundé, il s’est dit qu’il avait assez de temps pour quelques bières. Mais quand il se présente avec une demi-heure d’avance à la porte d’embarquement, il ne trouve ni hôtesses ni passagers. L’horloge du hall affiche deux heures de plus que sa montre, il n’a pas pensé au décalage horaire! Il perd encore bien du temps avant de trouver quelqu’un qui comprend son allemand... il ne parle que le dialecte bernois. Finalement, on lui explique que le prochain vol pour la capitale camerounaise est dans trois jours et qu’il devra payer 800 euros pour un aller simple. Il n’a que 200 francs en poche!

Tout a commencé en automne 2017 dans l’ancien quartier ouvrier de St. Johann à Bâle. A l’association Schwarzer Peter, un lieu de rencontre et un service de poste restante pour les sans-logis, Urs fait la connaissance de Katrin, une Bâloise, et de Carole, une Camerounaise qui a longtemps vécu au bord du Rhin. Elles habitent au Cameroun où elles cultivent les terres de Carole héritées de ses parents et sont en vacances pour voir leurs familles. Ils ont sympathisé. Au point qu’elles lui ont proposé de leur rendre visite, et d'ajouter que s’il se plaisait, il pourrait beaucoup mieux vivre au Cameroun avec son AVS. Urs avait dû chercher ce pays d’Afrique centrale sur une carte. Reste un écueil: la langue, car, à part les 32 dialectes locaux, tout le monde y parle français. Pas lui. Mais Carole et Katrin l’ont rassuré, elles seront là pour traduire. L’idée de se rendre utile et de travailler dans les champs lui plaît beaucoup, Urs aime le grand air. C'est ainsi que quelques semaines plus tard, il achète un billet Zurich-Yaoundé valable trois semaines... Depuis la zone de transit, il a appelé la mère de Katrin et lui a exposé sa situation. Elle a accepté de payer son billet et de le lui faire parvenir via la compagnie aérienne. Afin d’économiser le crédit de sa carte SIM, ils ont convenu qu’en cas de besoin, il ferait un appel en absence pour qu’elle le rappelle. Prenant son mal en patience, squattant tour à tour la salle d’attente et la cafétéria, Urs a fini par atterrir à Yaoundé le 3 décembre 2017 à 23 h 55, trois jours après son départ de Suisse.

A Noël, le sexagénaire est de retour dans la ville grise et gelée de Bâle, la tête pleine de souvenirs de son séjour à Afambassi à 40 km au nord de la capitale camerounaise. «Tout le monde cultive les champs, raconte-t-il. J’ai tout de suite aimé cette vie rude près de la nature. Nous vivions dans une maisonnette construite par les parents de Carole, qu’elle et Katrin ont agrandie. Le village possède un générateur électrique et elles, leur propre pompe à eau. Les autres bourgades alentour n'ont en revanche ni eau ni électricité. Rien. Il n'y a pas non plus de magasin, juste un petit kiosque, semblable aux échoppes turques que l’on trouve ici. Tu peux y acheter des œufs, du pain, des cigarettes et de l'eau minérale, c'est tout. Carole et Katrin travaillent sept jours sur sept, sans aucune aide. Du lundi au vendredi, tu récoltes à la machette les bananes et tu déterres des sortes de betterave, les ignames. Le samedi, tu les vends sur un grand marché de la ville voisine. En Afrique, le rythme de vie est moins stressant qu’ici: ce que tu fais aujourd'hui, tu le fais; ce que tu ne fais pas, tu le feras demain, ou jamais. C'est comme ça que ça fonctionne. Les gens sont très différents aussi: tu n'entendras jamais des phrases que lancent certains Suisses telles que "ces étrangers de merde"! En tant que Blanc, ils te respectent, même plus qu'eux-mêmes! Tu es presque un roi chez eux!» Mais Urs est un roi fragile. Le 3 janvier 2018, épuisé, il doit s’étendre sur le sol du local d’Overall (une coopérative pour l’intégration et l’emploi des personnes en difficulté, nda) où il travaille comme journalier. Il est si mal en point que l’un de ses collègues doit l’aider à prendre le tram pour les urgences. «J’ai perdu connaissance dès que je suis arrivé à l’hôpital: dix jours de coma et deux semaines aux soins intensifs. Le médecin m’a expliqué que j’avais eu une crise aiguë de malaria, que mon foie et mes reins avaient cessé de fonctionner, une complication rare selon lui. J’aurais attendu une ou deux heures de plus, je ne serais plus en vie. Il m’a demandé si j’envisageais de retourner au Cameroun et, quand je lui ai répondu: "Bien sûr que je vais repartir", il m’a dit qu'il ne me donnait pas plus de deux ou trois jours avant qu’on m’enterre. Que je n’avais aucune chance.» Carole et Katrin l’avaient dissuadé d’acheter sur place des antipaludéens, m’avait-il raconté par une journée de printemps, dans un parc de Bâle où je l’avais rencontré par hasard. Affublé de son chapeau tyrolien à plumes qui, manifestement, ne sert pas à protéger du soleil son visage buriné prolongé par une longue barbe en jachère, d’une chemise edelweiss plus grise que blanche, d’un pantalon en flanelle suspendu à une paire de bretelles aux motifs patriotiques et de gros godillots cloutés de l’armée, modèle 1950, il marchait poussivement, appuyé sur un tintébin. C’était trois mois après sa crise de malaria et il avait accepté que je raconte son histoire.

Né en 1958 à Ringoldswil, dans l’Oberland bernois, 200 habitants, Urs passe une enfance rude dans ce petit village de carte postale surplombant le lac de Thoune: «Nous possédions une ferme, une vache, un bœuf et un peu de terrain; nous vivions en autosuffisance avec tout ce que notre domaine pouvait nous offrir: légumes, fruits, lait. Parallèlement, mon père travaillait à la fabrique de munitions à Thoune pour nourrir ses six enfants. Quand tu rentrais de l'école, tu devais encore aider à la ferme. Après, tu faisais tes devoirs et le lendemain matin, à 8 heures, tu retournais à l’école. Il n’y avait qu’un seul professeur pour les neuf classes primaires qui comptaient une douzaine d’élèves. Avec les petits, il faisait des jeux d'enfants et, avec les plus grands, il donnait successivement un cours adapté à chaque niveau.» Après un apprentissage de peintre en carrosserie à Thoune, Urs est obligé de changer d’orientation, les isocyanates qui se dégagent des vapeurs de peinture le rendent malade et c'est irréversible. Il décide de se mettre à son compte, construit un petit atelier sur le terrain familial et se lance dans le commerce de voitures d’occasion. S’en suivent quelques années sur le fil du rasoir: un business très inégal le jour, des bières – beaucoup de bières – avec ses copains bikers au restaurant l’Anker à Interlaken le soir, et des randonnées sauvages en moto le week-end. «Chaque année, j'assistais à l'enterrement de l'un d'entre nous, me confie-t-il. Je n’ai jamais eu d’accident grave, mais, un dimanche, par un temps magnifique, j’ai eu très chaud: nous étions 12 ou 15 motos et avions grimpé quatre cols dans la journée. Au retour, on a décidé d’aller prendre un verre à Gunten, non loin de Thoune. Je suis parti en tête. Sur la route, il y avait une colonne ininterrompue de voitures que j’ai doublée à 70-80 km/h, même là où c’était interdit. Les autres étaient à deux ou trois mètres derrière moi. Tout d’un coup, à la sortie d’un virage, la colonne est à l'arrêt et, en sens inverse, les voitures roulent les unes derrière les autres! Je continue sur la ligne de sécurité. Bing! Et encore bing! Ça claque de partout, mais je continue et les autres me suivent. Bing! Bing! On a cassé tous les rétroviseurs des voitures venant en sens inverse! Ça cognait comme une bête, mais personne ne pouvait s'arrêter. Quand nous sommes arrivés à Gunten, tout le monde se plaignait d'avoir mal au bras.» Sa carrière d’entrepreneur s’achève également sur un drame: «Je vendais parfois des voitures à un gros concessionnaire que je voyais régulièrement à l’Anker. Un jour, il s’installe à trois mètres de moi et commande une bière. Soudain, un Turc rentre, sort un pistolet et lui tire une balle juste sous la mâchoire. Il y avait des bouts de cervelle qui pendaient du plafond! Je ne sais pas si c'est arrivé à cause des voitures volées, de la drogue ou du proxénétisme, ce type trafiquait tout ce qui rapportait de l’argent. Quand je suis rentré, je roulais à 10 km/h sur ma moto, je tremblais de partout! Ça m’a fait réfléchir. A l’époque, j'étais moi aussi tenté par le proxénétisme, parce qu'il y avait de l'argent à se faire. Je me suis dit que c’était pas mon truc, qu’il ne fallait pas toucher à cette merde!» Alors âgé de 30 ans, Urs accepte une offre d'emploi pour monter des façades en aluminium dans toute la Suisse. «J'ai fait ça pendant plus de dix ans. Un jour, le patron n'a plus voulu payer le logement pendant les chantiers. Nous avions 80 francs de frais par jour pour les repas, on s'en sortait bien, mais ça ne suffisait pas pour payer aussi l’hôtel. Il n’a rien voulu entendre, alors je suis parti. C’était un vendredi matin. Je suis allé expliquer la situation au chef du chantier qui m’a proposé 200 francs de salaire en plus pour travailler pour lui. J'ai tout de suite commencé. Le lundi matin, mon ancien patron est venu me voir sur le chantier et m’a demandé si je ne voulais pas revenir, car il avait des délais à respecter. J’étais d’accord à la condition qu’il m’augmente de 400 francs. Il a accepté, alors je suis retourné travailler pour lui.» Dans les années 80-90, l’âge d’or du bâtiment, les entreprises manquaient de main-d’œuvre. «Je garde un autre bon souvenir de cette période. C’était en 1993, sur le chantier de la poste centrale à Vevey qui a duré huit mois. Nous ne pouvions rester que deux mois dans notre hôtel parce qu'ensuite toutes les chambres étaient réservées pour une manifestation de Scharli Schapplää (sic). Nous avons informé notre chef que nous devions stopper le chantier jusqu'à ce que ce truc de Charlie Chaplin soit terminé. Il nous a dit que c’était hors de question! Il a alors fait installer par l’un de ses copains deux caravanes sur le terrain du camping au bord du lac. Nous avons vécu là pendant trois mois. C'était en été, il faisait 30 degrés. Le soir, on se baignait dans le lac, on faisait des grillades et on buvait des bières. C’était vraiment les vacances!» Début des années 2000, à la suite d’une nouvelle dispute avec son patron, une de trop, Urs quitte définitivement l’entreprise. Après quelques chantiers en indépendant, il est embauché par une société spécialisée dans le matériel de construction à Frick dans le canton d’Argovie. Il a pour tâche de contrôler la hauteur des ponts et de retendre les câbles d’acier qui les soutiennent. Servant à absorber les vibrations du trafic, ceux-ci se détendent avec le temps et le pont s’affaisse. «Nous nous occupions notamment d’un ouvrage au Tessin qui surplombait une falaise. Chaque année, il perdait cinq à douze centimètres de hauteur et nous devions chaque fois le retendre pour qu'il reste à niveau avec la route. C'était impressionnant!» Durant deux ans et demi, il sillonne la Suisse au gré des ponts à inspecter. C’est à ce moment-là qu’Urs rencontre une femme vivant dans le canton de Bâle: «Elle voulait que nous passions plus de temps ensemble et me répétait sans cesse que j’étais absent, qu’elle vieillissait et désirait fonder une famille. Alors un jour, je lui ai dit que c’était fini. Ensuite, j’ai travaillé deux ans dans un garage dans le canton de Bâle-Campagne. Je remettais en état des véhicules d’occasion comme dans ma jeunesse, c’était un joli boulot.»

Cette année 2002 marque un tournant, son récit se fait plus vague et lacunaire, ses réponses approximatives. J’ai entendu dire que son amie était décédée, qu’il buvait de plus en plus, souvent un coup de trop. «Juste des bières», me rétorque-t-il. Quoi qu’il en soit, c’est à cette époque qu’Urs échoue à Bâle, sans travail, puis dans la rue au terme de son chômage. Récupéré par l’aide sociale, il enchaîne des petits jobs journaliers chez Overall, vend le magazine de rue Surprise ainsi que les journaux suisses du week-end, et, chaque année, à partir du mois de janvier, les pin’s du carnaval de Bâle. Calme et affable, Urs partage volontiers ses connaissances et son expérience de la rue. Il parle rapidement, par saccades, et s’énerve vite si le sujet le frustre; il tend alors son visage vers son interlocuteur et crie. Son look en fait un interlocuteur privilégié des médias alémaniques quand il s’agit de débattre de la pauvreté. Sa «carrière publique» a commencé en 2015 quand l’animateur de télévision Kurt Aeschbacher a invité la coiffeuse Anna Tschannen à son célèbre talk-show: «Anna m’a demandé de lui servir de modèle, me raconte Urs, non sans une pointe de fierté. Elle coupe les cheveux toutes les deux semaines à Elisabethenkirche (l’église Sainte-Elisabeth) et à la Wallstrasse (un refuge pour sans-abris). Tous ses outils tiennent dans une petite valise et elle demande cinq francs pour une coupe. On est donc allé à l’émission et, sur le plateau, elle m’a fait en direct une crête iroquoise bleue avec de la gelée. Un vrai punk sur le retour: l’Aeschbacher et le public en sont restés comme deux ronds de flan.» Assurément, Urs apprécie son statut de prominent (personne éminente) sulfureux et fait preuve d’un talent certain pour les relations publiques.

Véritablement stur (têtu), Urs est aussi un homme qui fait preuve d’une résilience et d’un goût de l’aventure remarquables. A 64 ans, il nous réserve toujours des surprises et elles n’ont pas manqué quand nous nous sommes revus en janvier 2022: «Le médecin m'avait affirmé que je ne survivrais pas si je retournais au Cameroun. Huit mois après, je suis quand même reparti, puis en 2019, chaque fois pour trois mois. En 2020 et 2021, je voulais y retourner, mais ils ont fermé les frontières à cause du coronavirus.» Je reste bouche bée. En 2018, quand il m’avait parlé de son passage à l’hôpital, j’ai cru qu’il avait eu vraiment peur; il répétait souvent que le Cameroun, c’était fini, qu’il mourrait s’il y repartait. Il m’avait aussi dit qu’il avait arrêté l’alcool à cause de son foie. En réalité, il n’a pas réussi à oublier ses amies et ce pays où il rêvait de cultiver la terre et d’agrandir les bâtiments. Finalement, il a pris le risque de s’y rendre à nouveau, malgré les dangers.
– Tu n'as plus eu d'autres crises? lui demandé-je, incrédule.
– Non, plus rien. J’effectue un contrôle tous les six mois et, jusqu’à aujourd’hui, c’est négatif. Ils ont juste trouvé que j’avais du diabète.
– Tu travailles toujours dans les champs là-bas?
– Oui, mais pas seulement. En 2019, Carole et Katrin se sont lancées dans l’élevage de poulets et de porcs. Depuis, elles cultivent moins de légumes et davantage de céréales pour nourrir leurs bêtes, car c’est très cher. Pour la construction des enclos, elles ont eu de l’aide du village. Mais, ce n'est pas comme ici; ils n'apprennent pas de métier, ils font tout zack, zack! (à la va-vite). Alors quand j’y vais, j’améliore ce qu'ils ont monté.
– Et est-ce que tu parles français?
– Non, toujours pas! Il sourit et me montre ses mains: avec ça, on se débrouille.
– Quand tu seras à la retraite l'année prochaine, tu iras t’installer au Cameroun?
– Oui, mais seulement six mois par année. Avec ma retraite, je vais beaucoup mieux vivre là-bas, même avec le prix du billet d’avion. Pour un paquet de cigarettes, tu paies 80 centimes et 3 francs pour une course de 30 km en taxi. C’est un bon business le taxi, tout le monde l’utilise pour transporter les personnes et les marchandises. L’année dernière, je me suis acheté un vieux bus que je vais retaper et envoyer au village.
– Tu es vacciné contre le coronavirus?
– Non, mais quand je vais au Cameroun, je prends des antipaludéens!

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