Les journalistes philippins en danger de mort

© Alan Levine
Les Philippines sont parmi les pays les plus dangereux au monde pour les journalistes. 

Aux Philippines, des présentateurs radio risquent leur vie pour combattre la corruption qui gangrène le pays. Quitte à se corrompre eux-mêmes.

Alors qu’Elgin Damasco termine son émission de radio, ses gardes du corps s’empressent de le faire sortir du studio fortifié pour l’escorter jusqu’à sa voiture. Ils le conduisent ensuite à travers les rues couvertes de feuilles de Puerto Princesa, la capitale de la province de Palawan, à l’ouest des Philippines, et le raccompagnent chez lui. Là, il restera tapi jusqu’au lendemain matin. Il a été alerté par la police que des hommes surveillent sa maison. «Je ne peux même pas me rendre librement au supermarché», me confie Damasco. Entre les murs en parpaing de son studio d’enregistrement, cet homme au visage angélique de 32 ans se sent en sécurité. Sa voix retentissante est reliée au plus puissant transmetteur de l’île de Palawan. Il se charge «de défendre les faibles et de dénoncer la corruption», comme l’indique sa station de radio. De 16 h à 17 h 30 tous les jours de la semaine, personne ne peut le faire taire. En cette année 2015 comme à l’hiver 2014, il s’en prend à Edward Hagedorn, qui a été maire de Puerto Princesa pendant près de 20 ans. En 2002, il a battu son successeur et s’est assuré neuf années supplémentaires à la tête de la ville, après quoi il a tenté de faire élire son épouse. Mais son adjoint – qui est également le beau-frère de son épouse – a soudain décidé qu’il voulait devenir maire à son tour, dans l’un de ces retournements de situation caractéristiques de la sphère politique philippine. A la surprise de tous, il a gagné l’élection de 2013.

Les supporters d’Hagedorn essaient de battre le nouveau maire. Mais aucune bataille politique n’est complète aux Philippines sans une guerre radiophonique. Pour Damasco, la tentative de retour d’Hagedorn est un signe évident de corruption. «Nous avons besoin d’un changement, aime-t-il répéter. Il est impératif que nous changions.» Assis à son bureau, son visage presque entièrement caché par un énorme microphone, il ponctue son long monologue de statistiques tirées d’un tas de dépositions et d’audits placé devant lui. Il accuse la famille Hagedorn de détournement, de vol de terres et de meurtres. Sa parole a pesé, lors d’un débat récent pendant lequel un prêtre est passé du côté du maire en poste. «Les chiens d’Hagedorn veulent que nous les croyons eux plutôt que le serviteur de l’église et de Dieu». Damasco a des raisons d’avoir peur. Les Philippines sont parmi les pays les plus dangereux au monde pour les journalistes. Selon la façon dont vous faites le compte, seuls la Syrie, l’Irak et la Somalie sont plus mortels. Le Centre pour la liberté et la responsabilité de la presse (CMFR) assure qu’au moins 168 journalistes y ont été tués depuis 1986, date à laquelle la dictature de Marcos est tombée et a laissé la place à la démocratie. Près de la moitié des victimes étaient des animateurs radio indépendants comme Damasco. Au moment où il a commencé à prendre la parole contre Hagedorn, les meurtres ont pris la forme d’un rituel. Un journaliste radio quitte son studio, deux hommes en moto passent à sa hauteur, le passager tire, le journaliste tombe, la moto s’enfuit. Et la personne qui a engagé le tueur s’en sort impunément. En 2011, un tireur a tué l’homme que Damasco remplaçait, «Doc» Gerry Ortega, qui avait utilisé son micro pour faire tomber la dynastie régissant l’île. Alors que la voix de Damasco plane sur Puerto Princesa, Ortega hante le studio, comme un souvenir du pouvoir et du danger inhérents à son travail. A la fin de son émission, une heure et demie de commentaires presque ininterrompus, Damasco s’affale sur le canapé du studio, transpirant dans son sweat-shirt malgré l’air conditionné bloqué au maximum. Ses gardes du corps attendent à l’extérieur. «La prochaine fois que vous entendrez parler de moi, je serai peut-être mort», me dit Damasco avec une fierté morose. Puis il rit à gorge déployée.

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