Le «Journal de Genève» assassiné (16/21)

Le prestigieux quotidien, bien qu'attaché aux principes du libéralisme économique, n'hésitait pas à dénoncer les pratiques de certaines grandes entreprises suisses comme Swissair ou Nestlé.

Presse Diesbach Presse Diesbach
Extrait de la dernière édition du Journal de Genève, 1er mars 1998. © Archives Le Temps

Le 1er février 1994, j’ai l’honneur de reprendre les rédactions nationale, genevoise et vaudoise du Journal de Genève et Gazette de Lausanne. L’honneur, oui, car ce journal est prestigieux et admirable. Le vieux Journal de Genève libéral, fondé en 1826, a su honorer son histoire en s’ouvrant, tout en restant un quotidien de référence: «Le quotidien suisse d’audience internationale», comme il se nomme lui-même, non sans fierté. Dépoussiérée en avril 1995, sa charte souligne cette volonté de rester un journal de qualité et de hiérarchiser ses informations «en privilégiant celles qui ont un intérêt pour la société en général». Cette nouvelle charte confirme ce qui m’avait été promis avant mon engagement, à savoir que ce journal est «une publication indépendante sur les plans politique et religieux». Elle ajoute: «Le journal est attaché aux valeurs fondamentales du pays, aux principes démocratiques, en tant que garants des libertés individuelles, et à ceux du libéralisme économique. Dans ce cadre, il est ouvert à la pluralité des opinions dans le respect de l’impératif d’honnêteté de l’information.» Bref, cette charte me convient; je l’adopte. Admirables, ce journal et sa rédaction le sont à de nombreux titres. Ce qui frappe tout d’abord, c’est l’engagement au service du journal, malgré des conditions de travail pour le moins spartiates, la volonté de bien faire, la force de réflexion, un dévouement exemplaire. Les fortes personnalités présentes, d’un talent indiscutable, acceptent généralement de s’effacer pour le bien du journal. La rédaction est largement automotivée. Baignée par l’esprit de Genève, un sens inné de l’ouverture, un humanisme évident, cette rédaction est capable de critique et d’ironie, mais sans se départir jamais d’une grande courtoisie ou, du moins de l’art de la formule. Ainsi, cette rare dispute entre un rédacteur en chef genevois très calviniste et un grand journaliste vaudois qui lui jette: «La glèbe du Nord vaudois est un meilleur engrais pour le poil au cul que le parquet de la rue des Granges!»

Avant mon arrivée, il y avait au journal les journalistes politiques (de tendance libérale marquée) et les journalistes d’information, un peu les bons et les méchants. On m’avait assuré que ces catégories seraient supprimées. Or, durant la première semaine, je me suis vite aperçu que ma consœur Françoise Buffat, responsable des journalistes politiques, n’avait pas été informée de ces changements. J’ai donc été contraint de lui dire moi-même que son service n’existait plus; son intelligence et sa courtoisie ont permis d’éviter le drame. Et surtout de ne pas perdre une journaliste diva de talent et de sensibilité vraiment libérale. Je l’avoue, elle et quelques autres ont permis de faire passer la pilule de la recherche d’information chez nos lecteurs traditionnels et les financiers du Journal de Genève. Mais c’était là tout le Journal de Genève! A l’interne, on évitait comme la peste les sujets qui fâchent, quitte à laisser des montagnes de problèmes non réglés. C’était la culture du non-dit, venant probablement des solides traditions calvinistes du journal. C’est à mon arrivée à Genève que je l’ai découvert pour la première fois: je suis incontestablement de culture catholique. Ma consœur Marie-Christine Petit-Pierre, aussi charmante que douée, avait passé en même temps que moi du BRRI au Journal de Genève; elle se moquait de moi, le rustique Fribourgeois parachuté dans ce temple des traditions genevoises: «Tu es comme un éléphant dans un magasin de porcelaine.» Merci pour l’éléphant! Mais il est vrai que les problèmes, je les déterre pour mieux les résoudre.

Cette culture du non-dit a pris des proportions inquiétantes au journal avec l’arrivée de la messagerie électronique. Ce fut l’époque de la messagerie interne superstar. A part la séance de rédaction quotidienne, les chefs ne se parlaient plus que par informatique. Les critiques sur le journal du jour pleuvaient par la poste informatique. A tel point que j’ai dû envoyer ma démission en février 1995, après avoir lu que Marian Stepczynski, directeur du journal, fâché par une information parue le jour même, lynchait un journaliste de mes services, sans avoir entendu ni lui ni moi. Cette information concernait le syndicat SIT qui dénonçait à juste titre l’exploitation d’employés de maison étrangers par certaines missions diplomatiques de Genève. Le sujet était d’autant plus chaud que le maintien de l’ONU à Genève était alors remis en question, également en raison du coût élevé de la vie dans cette ville. Certaines missions diplomatiques dénonçaient le harcèlement du SIT. Dans sa note, le directeur du Journal de Genève tremblait pour la Genève internationale et intimait l’ordre de ne plus aborder ce genre de thèmes sans une autorisation de la rédaction en chef ou de lui-même. Un retour en arrière complet par rapport aux promesses antérieures. Je plaidais dans ma lettre de démission pour des relations humaines directes et, plus généralement, pour un journal plus courageux et beaucoup plus généreux. Onze journalistes de la rubrique nationale sont immédiatement montés à l’assaut de la direction pour me soutenir, demandant la garantie que tout thème puisse être abordé par le journal et que rien ne soit tabou, souhaitant que la rédaction en chef joue son rôle de rempart face aux pressions, et que les problèmes soient discutés lors des nombreuses séances de rédaction et non pas liquidés par des messages cassants envoyés par informatique. Leur conclusion: «Disposée à accepter toute critique constructive, cette rédaction a besoin de cohésion et de motivation commune pour affronter une situation de concurrence difficile.» Lors d’une séance organisée pour sortir de cette mini-crise, le directeur Marian Stepczynski assure qu’il n’y avait pas de sujet tabou, «mais il faut être bétonné». Le journal doit faire preuve de courage, même si cette position ne plaît pas au plus grand nombre ou va à contre-courant. Il demande à la rédaction de ne pas glisser vers les pleurs misérabilistes, mais d’aborder les questions importantes (sauvegarde de la Genève internationale, etc.) Le Journal de Genève ne doit pas être moutonnier, ni faire comme les autres journaux. Il doit faire autorité par son information et ses commentaires. Le directeur donne enfin l’assurance que les problèmes seront discutés ouvertement et que la messagerie ne sera plus utilisée dans ce but. Ouf, je ravale ma démission.

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