Tout dire sans condamner (17/21)

© Laurent Gillieron / Keystone
Jean-François Bergier, historien suisse, responsable de la Commission Bergier, un groupe d’expert chargé de faire la lumière sur les relations controversées entre la Suisse et le Troisième Reich.

Près de cinquante ans après la Seconde Guerre mondiale, le vernis de la neutralité helvétique craquelle. L'affaire des fonds juifs met à mal le mythe, le système bancaire et le général Guisan. Sans parler des modèles de courage qui ont arraché des milliers de Juifs aux griffes de la bête nazie que les autorités, le CICR ou la Croix-Rouge suisse ont blâmés, licenciés, rejetés...

Ce 22 juillet 1988, le BRRI publie une curieuse information: Akiva Lewinsky, ancien trésorier de l’Agence juive, fera prochainement le voyage d’Israël en Suisse afin de rouvrir le délicat dossier des fonds juifs déposés dans les banques helvétiques durant la Seconde Guerre mondiale. Selon lui, les montants confiés aux banques suisses par les victimes de l’holocauste dépassent de beaucoup la dizaine de millions de francs déjà rendus par les banques aux héritiers ou à des organisations d’entraide juives. Cette démarche de l’Agence juive suscite une levée de boucliers, non pas tant chez les banquiers suisses qui s’en moquent qu’au sein de la communauté israélite suisse.

Avant la création de l’Etat d’Israël, l’Agence juive a joué le rôle de gouvernement en exil; elle est aujourd’hui une sorte de pont entre Israël et les juifs du dehors, la diaspora. Interrogé par téléphone, M. Lewinsky affirme qu’il a reçu des demandes d’immigrés de l’Est qui recherchent l’argent que leurs parents avaient placé avant la guerre en Suisse. La Gazette juive de Bâle attaque à la une: «Le délai fixé pour réclamer de tels fonds est expiré depuis 14 ans et les banques suisses ne possèdent plus rien. L’Agence juive est-elle si mal informée qu’elle veuille rouvrir des négociations pour réclamer de l’argent qui n’existe plus? Ou bien, est-ce de sa part une tentative désespérée pour compenser la baisse constante des dons de la diaspora? De tels coups dans l’eau ne sont pas faits pour restaurer la confiance en cette organisation.» Mal informé Lewinsky? Il répond: «J’étais en Suisse lorsqu’on réglait le problème.» Tant l’Association suisse des communautés israélites que l’Union suisse des comités d’entraide juive soulignent que cette affaire, une vieillerie, est liquidée. Pour Berne aussi. En 1964, les banques et autres détenteurs de fonds ont annoncé 9,74 millions appartenant à 961 personnes disparues. Sur les 7’000 héritiers qui se sont présentés, bien peu seront retenus. En 1980, la partie non distribuée de cet argent a été remise à des organisations juives de bienfaisance. En 1946, Berne signe avec les alliés l’accord de Washington, aux termes duquel elle leur remet pour solde de tout compte un montant de 250 millions représentant l’or que les nazis avaient volé lors de leurs invasions et placé dans les coffres suisses. S’ajoutait à cette somme de 50 à 125 millions représentant le total de l’argent déposé par des Allemands en Suisse. Etrangement, cet argent aurait été restitué aux seuls Etats-Unis, pour solde de tout compte. La Suisse estime donc le cas réglé. Elle a grand tort de ne pas prendre au sérieux l’enquête d’Akiva Lewinsky.

Pour le journaliste, l’affaire dite des «Fonds juifs» était un jeu d’équilibrisme: pour que la vérité soit établie sans concession, il a fallu se battre contre les défenseurs du mythe du hérisson helvétique qui aurait sauvé le pays des griffes nazies. Mais il fallait le faire sans tomber dans l’autre extrême, une injuste condamnation collective du peuple suisse de l’époque au mépris du contexte, ce dramatique encerclement du pays par les forces de l’Axe. Au Journal de Genève, nous avons lancé le débat sur les fonds juifs et l’attitude de la Suisse durant la Seconde Guerre mondiale. Nous l’avons fait sans acharnement, ni jugement ou condamnation, mais naturellement, systématiquement, parce que les archives de 39-45 s’ouvraient et que de nouveaux plaignants des pays de l’Est, libérés par la chute du mur de Berlin, demandaient des comptes à la Suisse. Et nous avions gagné la liberté de parler de tout, donc aussi de ce douloureux débat, passionnant et passionné. Au fil des mois, nous donnons la parole à tout le monde, même aux historiens les plus critiques, ce qui n’allait pas de soi dans le journal de René Payot. Ainsi, le 12 mai 1994, nous publions un «missile» de l’historien de gauche Hans-Ulrich Jost: «Si notre pays n’a pas vraiment procédé à un examen critique de son histoire durant la guerre, c’est parce qu’il n’y a jamais eu de rupture dans la classe politique au pouvoir. Pour faire table rase de son passé le plus dérangeant, le Conseil fédéral a accepté de publier l’identité des 173 Suisses germanophiles ou capitulards, auteurs de la fameuse pétition des 200 en 1940, mais ceux qui, à la tête de l’élite helvétique, collaboraient avec les nazis n’ont eu aucun ennui. Sauf le ministre des Affaires étrangères Pilet-Golaz, sacrifié pour calmer la colère de l’URSS après-guerre.» Et Jost de poursuivre: «Durant la guerre, la Suisse a tout fait pour rendre compatibles adaptation et résistance. Comme elle a refusé toute autocritique après la guerre. On se retrouve maintenant avec des questions et des contradictions désagréables. Il n’y a pas de doute, notre pays était économiquement intégré aux forces de l’Axe. La Suisse a participé pour 5 milliards de francs à l’effort allemand, ce qui représente 50 milliards de nos francs actuels.» Les historiens ne sont-ils pas responsables de ce manque de sens critique? Jost: «Contre l’avis d’historiens remarquables, le Conseil fédéral a chargé l’historien Edgar Bonjour de raconter l’histoire de la Suisse de 39 à 45. Il s’est réservé le droit de censurer les passages qui lui déplaisaient. Et le pouvoir a atténué les faits. De nombreuses familles ont verrouillé leurs archives. La Banque nationale a fait de même.» Mais le contexte de l’époque, Hans-Ulrich Jost ne l’oublie-t-il pas? «La Suisse a toujours su qu’elle ne pourrait pas survivre sans approvisionnement de l’étranger, que sa neutralité ne durerait pas plus longtemps que ses réserves. C’était le contexte de l’époque, mais on ne le crie pas sur les toits.»

En juillet 1994, nous ouvrons la page douloureuse des refoulements. La Suisse en a perdu le souvenir. La police devait établir des fiches sur toutes les personnes refoulées durant la guerre. Disparus, détruits, inexistants, ces fichiers? Les quatre historiens mandatés par Berne pour les retrouver font chou blanc. Seule certitude, les intolérables prescriptions de l’Office fédéral de la police sur les refoulements, approuvées par le Conseil fédéral le 29 décembre 1942: les étrangers qui passent illégalement la frontière ou sont arrêtés en régions frontalières (10 à 12 km mais tout le canton de Genève) doivent être refoulés. A l’exception des déserteurs, des militaires reconnaissables et de ceux qui, lors de leur premier interrogatoire, affirment preuves à l’appui qu’ils sont des réfugiés politiques. Les Français qui tentent de fuir le travail obligatoire en Allemagne ou les Allemands qui invoquent un passé socialiste ou syndical ne peuvent pas, pour ces seules raisons, être considérés comme des réfugiés politiques. Pas plus que ceux qui se disent pourchassés pour des raisons raciales. Les prescriptions citent les cas de rigueur qui méritent une suspension du refoulement: personnes vraiment malades et femmes enceintes; personnes de plus de 65 ans et enfant de moins de 16 ans voyageant seuls; parents accompagnés d’un enfant de moins de 6 ans; réfugiés prouvant que leur propre famille se trouve déjà en Suisse. Le texte stipule que les refoulements doivent se dérouler rapidement, sans permettre aux refoulés de prendre contact directement ou indirectement en Suisse avec des parents, des connaissances, des avocats, des missions diplomatiques, des organisations de réfugiés. Si les expulsés ne peuvent pas repartir de la Suisse comme ils y sont entrés, ils doivent être remis aux gardes-frontières étrangers, et cela même s’ils résistent. Lors de chaque refoulement, une courte annonce doit être adressée par voie de service à l’Office fédéral de police. Ce sont ces annonces qui manquent. La Suisse a la mémoire qui flanche. Le même jour, nous publions des textes de mes consœurs Marie-Christine Petit-Pierre et Silvia Ricci Lempen. Elles ont retrouvé des refoulés qui ne sont pas morts dans des camps. Ils se souviennent, eux.

Trois ans plus tard, le 6 février 1997, nous publions dans La Liberté le résultat des recherches aux Archives fédérales: 30’000 requérants d’asile ont été refoulés de 39 à 45, dont une majorité de Juifs. Sur ces 30’000, 24’000 ont été refoulés directement aux frontières. Durant la dernière guerre, la Suisse a accueilli 230’000 réfugiés dont 22’000 juifs. Le 7 mai 1995, à l’occasion du 50e anniversaire de la fin de la guerre, le président de la Confédération Kaspar Villiger présente au nom du Conseil fédéral des excuses pour les refoulements et le «J» (Juif) introduit dans le passeport des israélites allemands sur proposition helvétique. Villiger se dit conscient que «pareille aberration est en dernier lieu inexcusable». Après de telles excuses, une réparation de torts causés semblait naturelle. Or, il a fallu presque deux ans pour que les banques se décident à faire un premier pas: créer un fonds de 100 millions pour les victimes du Reich; deux ans d’atermoiements et de faux-fuyants des banques et du Conseil fédéral. Dommage! La réparation aurait été tellement plus louable si elle ne s’était pas faite sous les canons des organisations juives et de l’Etat américain.

Dans les nombreux articles que nous consacrons à l’histoire récente du pays, nous tentons de présenter, tant dans le Journal de Genève que plus tard dans La Liberté, toutes les thèses, même celles que nous sommes loin de partager. Ainsi, je consacre deux pages du «Samedi Littéraire» (6 et 7 mai 95) du Journal de Genève au pavé de l’historien Erwin Bucher qui réhabilite le ministre des Affaires étrangères Pilet-Golaz: il en aurait fait autant ou plus pour l’indépendance de la Suisse de 39 à 45 que son compatriote vaudois le général Henri Guisan. Pour Bucher, l’image de Pilet-Golaz a été injustement flétrie par l’historien Edgar Bonjour, mais aussi par le général Guisan et le major Hausamann, qui auraient tout fait, même utilisé la médisance, pour faire passer Pilet pour un capitulard. L’énorme travail d’Erwin Bucher concerne deux Romands. Il n’a jamais été traduit en français. Dommage! Bucher, non politiquement correct, se disait censuré par la NZZPour approcher de la vérité historique, il fallait parfois briser des tabous. Quel scandale lorsqu’on prend connaissance de la lettre secrète adressée le 14 avril 1940 par le général Guisan au conseiller fédéral Minger! Il demande d’envoyer comme ambassadeur en Allemagne C.-J. Buckhardt, membre du comité du CICR, «un homme de culture essentiellement germanique, en mesure d’apprécier par sa curiosité des valeurs nouvelles ce qu’il peut y avoir de bon, d’utile, d’important et de neuf dans l’esprit du IIIe Reich.» Autre tremblement de terre pour la Suisse bien-pensante lorsqu’on découvre cette autre lettre de Guisan demandant s’il y a mainmise de personnalités étrangères sur le cinéma suisse, si l’adjudant général de l’armée est conscient que trois juifs travaillent au Service cinématographie de l’armée. Bien sûr, il y a le contexte de l’époque. Mais, s’il explique beaucoup, il n’excuse pas tout.

Dans l’hebdomadaire Construire, six historiens suisses se permettent d’égratigner le mythe du général Guisan et du «Réduit national» (le repli de l’armée suisse sur le massif alpin) et déclenchent une avalanche de lettres de protestations. Jost y décrit Guisan comme un homme d’une intelligence plutôt faible qui a fait une seule bonne chose: réussir son mariage avec une femme d’un milieu aisé. Dans le Journal de Genève, nous publions un résumé de ces positions et des très nombreuses lettres de protestation reçues par Construire et l’ensemble de la presse. Un vrai combat des anciens et des modernes. Mon commentaire dans le journal du jour: «Les Suisses qui ont vécu la dernière guerre éprouvent aujourd’hui un amer sentiment d’ingratitude et d’injustice. Au nom de la vérité historique, on bouscule leurs souvenirs, leurs convictions. On doute même de leur bonne foi. Ils étaient convaincus d’avoir bien mérité du pays. Au lieu des remerciements attendus, ce sont des excuses que les autorités fédérales ont présentées… aux victimes. Et maintenant, c’est le personnage de Guisan que les historiens dissèquent sans ménagement. Le général Guisan, symbole de l’unité nationale et de la résistance. II avait suscité l’admiration des Suisses de toutes les classes, réveillé leur fierté. Il est entré dans leurs rêves. Aujourd’hui, les historiens saccagent le jardin idyllique de leur mémoire et déboulonnent leur héros. C’est cruel mais juste. Ils doivent poursuivre leurs travaux. C’est indispensable pour la bonne compréhension de ce pays, de ses zones d’ombre. Pour que Guisan ne disparaisse pas avec les souvenirs de ceux qui l’ont connu, il doit prendre place tel qu’il fut dans les livres d’histoire.»

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Edgar M. Bronfman, patron du Congrès juif mondial entre 1981 et 2007, en 1990. © DR

Alors que les historiens remuent cruellement le passé des Suisses, le monde juif part à l’assaut du secret bancaire helvétique. Le 12 septembre 1995, le Journal de Genève annonce par son correspondant à Jérusalem Serge Ronen que les deux personnages les plus influents du monde juif viennent négocier avec l’Association suisse des banquiers (ASB). Il s’agit d’Avraham Burg, président de l’Agence juive, et d’Edgar Bronfman, patron du Congrès juif mondial et ami personnel de Bill Clinton, alors président des USA. Si les banquiers suisses, après avoir parlé de «cacahuètes», estiment à quelques dizaines de millions de dollars les fonds juifs en déshérence restants, le Congrès juif mondial parle lui de plusieurs milliards de dollars. A Berne, le conseiller fédéral Kaspar Villiger recevra Edgar Bronfman. On m’explique qu’il s’agit d’une visite de pure courtoisie, ce dossier concernant les banques suisses et n’entrant pas dans les compétences de M. Villiger. Pourtant, le président du Congrès juif a bien l’intention de rappeler à Villiger sa demande de pardon au peuple juif pour lui demander d’intervenir auprès des banques suisses afin qu’elles fassent preuve de compréhension, de diligence et de transparence. Ce même jour, le jeune journaliste Frédéric Koller, nous parle dans le Journal de Genève des remous que cette affaire commence à provoquer dans la presse internationale. Elle parle déjà de 7,7 milliards de fonds en déshérence. C’est ce même journaliste qui sera chargé de suivre l’ensemble de ce dossier délicat pour le Journal de Genève. Il s’en sortira d’une manière exemplaire. En avril 1999, Frédéric Koller reçoit le Prix Jean Dumur récompensant le courage en journalisme. Koller, sans juger, sans mépriser les générations qui nous ont précédés, sauve l’honneur du Journal de Genève qui, au nom de la raison d’Etat, avait justifié durant la guerre une politique d’asile helvétique inhumaine. Ce jeune journaliste historien a compris l’importance du dossier des fonds juifs avant le Conseil fédéral.

A mon arrivée à la tête de La Liberté, en avril 1996, l’affaire des Fonds juifs gagne encore en importance pour deux raisons: le Conseil fédéral estime que ce n’est pas son affaire et les Etats-Unis, en période préélectorale, entrent dans la bataille avec leurs énormes sabots. Après des auditions organisées par le Sénat américain, l’administration Clinton affirme soutenir les revendications du Congrès juifs mondial. Et fait pression sur Berne. Israël aussi, par la voie de son ambassadeur à Berne, jure que les fonds juifs perdus en Suisse durant la guerre ne sont plus calculables et que l’Etat helvétique devra payer. Les banques suisses commencent à craindre pour l’avenir de leurs filiales et de leurs fonds aux Etats-Unis. Certains grands banquiers ont même peur pour leur visa d’entrée dans ce pays. Sur le plan privé, banquiers suisses et organisations juives décident en mai 1996 de créer une commission mixte indépendante présidée par Paul Volcker, ancien président de la Réserve fédérale américaine. Certains milieux juifs menacent déjà d’organiser un boycott mondial contre la Suisse si aucune solution n’est trouvée. En décembre 1996, l’Assemblée fédérale décide enfin d’«agir». Elle demande à une commission de hauts fonctionnaires et d’historiens de faire toute la lumière sur l’histoire de la Suisse et de la Seconde Guerre mondiale. La «Commission Bergier» peut enfin se mettre au travail. C’est tard, mais bien.

Parlant des pressions juives et américaines, le conseiller fédéral Delamuraz prononce les mots de «chantage» et de «rançon». Le 26 janvier 1997, je prends position dans un éditorial de La Liberté: «La Suisse n’a nul besoin de maquillage. Et pourtant, depuis des lustres, les esthéticiens de l’histoire, pour ne pas dire les faussaires, s’emploient à farder Helvetia, faisant une dame de cette bonne paysanne madrée; une dame si peinturlurée que ça se remarque dans les salons du monde. Jusque dans ses livres d’école, la Suisse a enjolivé son histoire, camouflé son hypocrisie, gonflé son courage. C’est avec espoir que l’on a vu les organisations juives monter au créneau de l’histoire pour obtenir justice. Elles ne pouvaient que nous aider à lever les derniers interdits, ces faux secrets. Et si le mal causé vaut des excuses, il exige aussi réparation pour tort moral. Il aura fallu des mois pour que les banquiers suisses, Flavio Cotti et le Conseil fédéral prennent les choses au sérieux, pour que Berne décide d’enquêter. Mais la vérité sera faite, enfin. Ce qui n’a pas empêché les organisations juives de poursuivre leur campagne, de menacer la Suisse de représailles pour obtenir un fonds de réparation. Delamuraz a alors parlé de chantage et de rançon. Certes, ce n’était pas à lui de le dire. Mais des questions se posent, urgentes: la légitime action juive ne cache-t-elle pas d’autres intérêts? Est-il bon de forcer la souveraineté d’un Etat enfin disposé à établir la vérité? Les milieux sionistes, puissants dans certaines organisations juives, sont-ils encore habilités à parler au nom des victimes du fascisme? Leur attitude en Palestine ne les prive-t-elle pas d’un tel héritage? Poser ces questions, c’est s’exposer demain à être traité d’antisémite. Nous les posons. La déstabilisante résolution des socialistes demandant que Delamuraz démissionne pour ses propos prouve que de nouveaux interdits remplacent les anciens. Nous les refusons. Faire payer les Suisses sous la contrainte, telle serait la vraie recette de l’antisémitisme nouveau.»

L'affaire des fonds en déshérence a favorisé l'antisémitisme. Emission Temps Présent du 22 janvier 1998. © Archives RTS

L’idée d’organiser une conférence internationale sur les fonds juifs avait été présentée par Carlo Jagmetti, ambassadeur de Suisse aux Etats-Unis. Or, Flavio Cotti et le Conseil fédéral ont méprisé cette proposition. Bien pire, Flavio Cotti a poussé Jagmetti à donner sa démission après la publication de l’un de ses rapports confidentiels sur les fonds juifs par la SonntagsZeitung, le 26 janvier 1997. Le journal lui reprochait un ton guerrier passablement antisémite. Cotti assure que son département des Affaires étrangères n’a pas «viré» son ambassadeur à Washington. Cotti regrette au contraire que Jagmetti mette fin à sa carrière couronnée de succès à quatre mois de sa retraite. Ce n’est pas un bouc émissaire puisqu’il a lui-même décidé de se retirer. Qu’en est-il? Avec ma jeune consœur Valérie de Graffenried nous interviewons Jagmetti pour La Liberté le 7 juillet 1997. Il raconte. Sur demande de Cotti, le bouillant Thomas Borer, alors chef de la task force sur les fonds juifs, nommée par le Conseil fédéral, a appelé l’ambassadeur en pleine nuit. Borer, qui était l’ancien conseiller de Jagmetti, a demandé à ce dernier de signer une déclaration de rétractation et d’excuses rédigées par les Affaires étrangères. Comme Jagmetti a refusé, il ne lui restait plus qu’à démissionner. Et Cotti pouvait le remplacer par son ami Alfred Defago, alors consul de Suisse à New York. Dans son interview, Jagmetti ajoute: «Les propositions rédigées que la task force m’a présentées exigeaient que je fasse des excuses générales au monde, que j’admette une faute et que je retire tout ce que j’avais dit et écrit. J’ai refusé et j’ai pris ma retraite anticipée.» Jagmetti est un homme blessé. S’il a utilisé un ton relativement agressif dans son rapport c’est, explique-t-il, pour faire réagir son département qui avait du mal à saisir l’importance politique des fonds juifs et la dureté des pressions que lui-même subissait à Washington; pressions conjuguées du sénateur d’Amato, du Congrès juif, de l’administration Clinton et des avocats américains représentant les victimes de la Suisse ou de ses banques. Carlo Jagmetti dit n’avoir que deux regrets. Le premier: «Je pense que l’on aurait pu éviter que l’affaire des fonds juifs prenne autant d’ampleur si la task force avait été créée plus rapidement et si l’on avait donné à mon ambassade les moyens de travailler avec des lobbyistes expérimentés. Nous les avions demandés et on nous les a refusés. Aujourd’hui, la task force les a reçus. Et la Suisse aurait dû examiner plus tôt sa propre responsabilité, ce qui lui aurait permis de limiter les dégâts. En plus, j’avais moi-même proposé l’idée que la Suisse convoque les Etats à une conférence internationale sur le problème des fonds juifs. J’en avais proposé un calendrier très précis pour partir à la recherche d’une solution et aboutir à un accord international. Cette idée du double geste (geste moral et réparation matérielle), je l’avais présentée déjà très tôt, mais elle n’a pas retenu l’attention. Ce qui me rend triste, c’est que tout ce que j’ai dit n’était peut-être pas si faux mais que la Suisse n’a pas su prendre l’initiative. Ce sont les Américains qui ont internationalisé le débat et les Anglais qui ont lancé l’idée d’une conférence entre les Etats concernés.» Et son deuxième regret? «On m’a fait passer injustement pour un antisémite.»

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Avraham Burg, président de l’Agence juive de 1995 à 1999. © David Shankbone

Fin 1997, l’avocat américain Ed Fagan annonce qu’il demandera 30 milliards de francs aux banques suisses au nom des victimes de l’Holocauste. New York, la Californie et la Floride boycottent les trois grandes banques helvétiques. La World Jewish Restitution Organization, également présidée par Avraham Burg, annonce qu’elle va déposer des plaintes contre les filiales des banques suisses dans le monde entier. Dans un commentaire intitulé Il danse où, Cotti?, je souligne que les négociations entre organisations juives et banques suisses se déroulent à Washington sous l’égide du sous-secrétaire d’Etat au commerce Stuart Eizenstat et sous la caution de l’Etat d’Israël, alors que la Suisse officielle est absente. Retenu à Berne, Flavio Cotti, par des obligations mondaines, sans doute? En août 1998, les grandes banques suisses signent avec les avocats américains des plaignants juifs et le Congrès juif un accord dit global: toutes les poursuites sont abandonnées contre 1,2 milliard de francs versé par les banques. Cet accord global entrera en vigueur en juillet 2000. J’écris dans La Liberté que cet accord est indigne et crée le malaise. Pourquoi? Parce qu’il s’est négocié sous la menace d’un boycott et ne tient nullement compte du travail de mémoire accompli par la Suisse. Parce qu’il est induit par une pression étrangère inadmissible. Parce qu’il contredit l’objectif de toute l’opération: la réconciliation entre la Suisse et sa communauté juive. On ne se réconcilie pas au pistolet. Pour les grandes banques, cet accord est excellent et leurs actions font un bond en avant. Le boycott des seules caisses de pension américaines leur aurait fait perdre quelque 60 milliards par an.

Le rapport de la commission d’historiens présidée par le professeur Bergier, c’est 25 études réalisées en cinq ans (de 1997 à 2002) pour 22 millions de francs, plus de 11’000 pages de textes. Oui, la Suisse a fauté. Dès 1942 surtout, elle savait tout de la machine à broyer nazie et aurait dû ouvrir ses portes aux réfugiés. Or, elle a refoulé 20’000 personnes, presque toutes juives, alors qu’elle savait les envoyer à la mort. Oui l’économie, les banques, les assurances et les marchands de canons suisses ont été trop loin dans leurs relations avec l’Allemagne. C’est rassurant, remarquable, exemplaire: entre le mythe et le mensonge, la commission Bergier a traqué la vérité, réduisant à néant les discours opportunistes, lénifiants, démagogiques de ceux qui nient toute faute et mettent la cabale sur le seul compte d’organisations juives cupides ou d’un complot d’Américains jaloux de la banque helvétique. Je l’écris dans La Liberté: «Je suis fier de cette Suisse qui, comme aucun autre pays, a consenti à un cruel effort de mémoire pour analyser ses torts, de ce pays qui accepte enfin aujourd’hui d’affronter le regard de ses victimes.» Lorsque la commission Bergier rend son rapport, le 23 mars 2002, les «défenseurs de la patrie» lui tombent dessus à bras raccourcis, probablement avant d’avoir lu l’ensemble de son énorme rapport. Réaction prévisible presque normale, mais pas bien grave!

Lorsque le secrétaire d’Etat américain Stuart Eizenstat publie son énorme enquête sur les relations financières helvétiques avec l’Allemagne nazie, il cloue la Suisse au pilori sur plus de 200 pages: par ses relations étroites et décisives avec le Reich, la Suisse a contribué à prolonger l’effort de guerre d’Hitler. Une petite partie de l’or achetée par la Banque nationale suisse à l’Allemagne nazie provenait de la fonte de bijoux, dents ou objets de culte des victimes de l’Holocauste. La Liberté du 6 mai 1997 fait sa une de ce rapport que, dans l’éditorial, je juge «bon parce qu’il sert la vérité»: «Lorsque Flavio Cotti regrette que le rapport Eizenstat ne tienne pas assez compte de la situation extrêmement difficile que vivait la Suisse, il a raison mais oublie qu’il s’adresse à des nations alliées qui ont sacrifié des millions de ressortissants au combat contre la bête nazie.» En 2002, pour illustrer son livre sur cette affaire, le même Stuart Eizenstat utilise des lingots d’or formant la croix gammée nazie sur fond de drapeau suisse. Le scandale est immédiat. Les nationalistes de l’UDC sont ulcérés, la communauté israélite suisse aussi. Jean-François Bergier, qui a dirigé la commission d’historiens chargée de faire la lumière sur les fonds juifs, ne cache pas sa colère: «Cette couverture de livre est fausse, stupide et insultante. Le drapeau est un symbole pour le peuple et le peuple n’a rien à voir aux affaires de la Banque nationale. Les transactions d’or avec les nazis étaient une faute, mais ce n’était nullement un acte d’allégeance du peuple suisse au régime nazi. Notre commission s’en est prise aux autorités suisses, elle n’a pas critiqué la population qui a montré une résistance étonnante au virus nazi.»

Le difficile travail de la Commission Bergier sur les fonds en déshérence. Emission Temps Présent du 19 février 1998. © Archives de la RTS

Mon commentaire du jour: «La Liberté n’a pas mâché ses mots sur l’attitude cynique et meurtrière d’une certaine Suisse officielle et financière durant la guerre; nous avons défendu le cruel et gigantesque travail de mémoire réalisé par ce pays, quitte à remettre parfois en cause la virginité du passé de notre propre journal; nous avons soutenu le Conseil fédéral lorsqu’il a présenté ses excuses aux victimes de notre politique de "la barque est pleine". Nous n’avons pas crié au scandale, ni au chantage lorsque les banques suisses ont dû passer à la caisse. Pour toutes ces raisons, nous le disons aussi sec: nous n’avons de leçon à recevoir ni de l’ancien ministre des Etats-Unis ni du défenseur des Juifs qu’il prétend être. L’Amérique maltraite depuis des siècles ses minorités pauvres, indienne, noire, hispanique ou musulmane; l’Amérique torture ses prisonniers; l’Amérique a ravagé tant de pays du tiers monde en y fomentant des révolutions, en y imposant les pires disparités économiques; l’Amérique n’a aujourd’hui que le mot guerre à la bouche et prétend lutter contre le terrorisme par une croisade sanglante, un tapis de bombes meurtrières. Cette Amérique n’a pas à nous faire la morale. Nous n’avons pas eu besoin d’elle pour reconnaître nos erreurs passées. M. Eizenstat profane le drapeau suisseCe n’est pas bien. Mais il fait bien pire: pour vendre un livre, il rend le peuple suisse, en avilissant son symbole, collectivement responsable des errements de ses pires dirigeants durant la guerre. C’est aussi injuste que si l’on disait aujourd’hui que Stuart Eizenstat n’a rien à dire, vu les atrocités qu’Israël commet dans les territoires palestiniens occupés. Cela ne serait pas correct. Eizenstat n’est pas Sharon, que diable! Et tous les Suisses n’ont pas volé l’or des Juifs.»

Monument aux héros suisses méconnus

Etrange pays que cette Suisse qui tend à brimer ou cacher ses héros, comme si elle craignait ses citoyens étoiles, ses modèles de courage, comme si elle voulait décapiter ces têtes qui dépassent la grisaille. Durant toute ma vie professionnelle, je me suis intéressé à la réhabilitation de ces héros malmenés. Mais surtout au moins connus d’entre eux. Car tout le monde connaît l’histoire de ce chef de la police saint-galloise Paul Grüninger, relevé de ses fonctions en 1939 pour avoir illégalement ouvert les portes de la Suisse à 3’000 Juifs poursuivis par le Reich allemand. Grüninger a été partiellement réhabilité après sa mort survenue en 1972. Mais il y a tous les autres, oubliés ou même punis pour leur courage. On n’en parle plus. Et bien moins que ces autres Suisses que l’on voulait arbitrairement faire passer pour des «Justes», comme l’ancien président de la Confédération Jean-Marie Musy qui permit de sauver 1’200 Juifs du camp de concentration de Theresienstadt et 10’000 femmes de Ravensbrück. Le 3 décembre 1999, nous publions dans La Liberté le dossier 3841 de la Commission de désignation des «Justes parmi les nations» de l’Institut Yad Vashem. Pourquoi lui refuser la médaille des Justes? En résumé, parce que Musy a été payé pour ses sauvetages. Ensuite, parce que la conscience de ce conseiller fédéral, proche des fascistes et antisémites, ne s’est réveillée qu’en 1944 sur la tragédie que vivaient les Juifs. A-t il agi pour les sauver ou pour restaurer sa réputation et celle ses amis nazis, dont Himmler lui-même? Ce sauvetage aurait été en quelque sorte un exercice alibi, pour se racheter une virginité politique. Voilà pourquoi la Commission des Justes a classé sans opposition le dossier 3841, celui de Jean-Marie Musy.

Voici d’abord Henry Dunant, ce contestataire, ce révolté. Lors d’un de mes reportages à Alger, le secrétaire général du Gouvernement algérien me donne une copie des lettres anticolonialistes de celui qui sera plus tard le fondateur de la Croix-Rouge. Pour son 150e anniversaire, nous publions le 8 mai 1978 dans la TLM un hommage à celui que la Suisse n’a daigné reconnaître qu’aux derniers jours de sa vie. D’abord, la parole à ses biographes Bernard Gagnebin et Marc Gazay. «Des calomnies sépareront Dunant de la femme qu’il aime. Pendant douze ans, il ne sera plus qu’un homme errant qui dort dans les soupentes ou même dans les jardins publics, qui souffre du froid et de la faim et qui finit par échouer, malade et misérable, dans une petite clinique du village appenzellois de Heiden.» En 1892, Dunant est admis à l’hôpital du district de Heiden où il vivra les dix-huit dernières années de sa vie. En 1895, un journaliste saint-gallois visite cet hôpital et découvre quelle est la personnalité de ce vieillard ignoré de tous. Il écrit un article qui fait sensation dans le monde. Aussitôt témoignages, visites et distinctions affluent. Passant d’un extrême à l’autre, on compare Dunant à Saint-Paul sur le chemin de Damas. Frappé d’horreur devant le charnier de la bataille de Solferino (24 juin 1859), il organise sur place et pour la première fois les soins aux blessés des deux camps. C’est dans Un souvenir de Solferinopublié en 1862, qu’il jette les grandes lignes de la Croix-Rouge internationale.

Mais revenons aux propos du tout jeune Dunant sur l’Algérie, encore d’une actualité renversante, presque irakienne: «Envahir en armes un pays inoffensif pour en asservir, pour en rançonner les habitants sous les prétextes les plus futiles, les forcer à subir notre joug puis, s’ils résistent, comme c’est leur droit, les massacrer avec des moyens perfectionnés, toujours en alléguant un prétexte dérisoire, celui de "châtier leur insolence", enfin brûler leurs demeures et détruire leur approvisionnement et leurs récoltes, tout cela est bien du brigandage en grand.» Et Dunant de poursuivre: «C’est sans remords que les pays qu’on appelle chrétiens commettent ces crimes qu’ils décorent du nom de "politique coloniale". Mais de quel droit les grandes nations d’Europe portent-elles la désolation chez des peuples qui ne demandent qu’à rester libres? Elles prétendent, pour couvrir leur ambition et leur injustice, qu’elles y apportent la civilisation moderne; mais, en réalité, ce qu’elles y portent, ce sont les vices, les corruptions et toutes les iniquités que ces peuples ne connaissent pas encore, tout ce qui dégrade, ce qui déprave.» Et Dunant se fait prophète: «Craignons seulement qu’un jour arrive où il nous sera demandé des comptes de ce brigandage; que l’Asie, que l’Afrique, armées par nous, instruites par nous, ne viennent réclamer le paiement sanglant des iniquités passées. Alors, quand nous verrons notre civilisation dévastée, nous comprendrons, mais trop tard, que tout se paie, malgré le retardement, et que, solidaires des iniquités de nos ancêtres, il est une justice redistributive qui, si elle a tardé, se montre à la fin d’autant plus inexorable.»

A la recherche du Suédois Raoul Wallenberg, ce célèbre sauveur de Juifs hongrois disparu depuis 1945 dans le goulag soviétique, l’historien et écrivain français Gilbert Joseph, mon ami, a découvert l’immense travail de sauvetage organisé en Hongrie dans la plus grande modestie par une poignée de Suisses et de Suédois. A lui seul, Carl Lutz, petit consul de Suisse à Budapest durant la dernière guerre, aidé de sa femme Gertrud Stein, a sauvé 50’000 Juifs hongrois de sa propre initiative. Fin septembre 1982, je publie des documents qui prouvent que Berne a remercié Carl Lutz de la manière la plus sordide du monde. L’ancien consul est décédé en 1975 à Berne, amer et dégoûté. Pourquoi la Suisse n’a-t-elle pas reçu en héros ses rares ressortissants qui se sont battus avec un admirable courage contre la bête nazie? La réponse est triste et simple: parce que ces hommes exceptionnels ont agi de leur propre initiative, sans soutien de l’autorité fédérale. Gilbert Joseph l’écrit: «Carl Lutz, diplomate méconnu, fut l’initiateur et le vétéran du combat contre la persécution nazie, l’une des figures les plus marquantes de la Seconde Guerre mondiale».

Mars 1944, les Allemands entrent en Hongrie. Dès leur arrivée à Budapest, des milliers de juifs s’amassent devant le consulat de Suisse et implorent la protection du vice-consul. Tout est prêt pour la solution finale. Depuis longtemps, Adolf Eichmann en personne prépare l’extermination des juifs de Hongrie, ne négligeant aucun détail. Les rafles s’étendent à toutes les provinces hongroises; en quatre mois, près de 700’000 Juifs prennent le chemin de la mort dans l’indifférence de la population et de l’Eglise, quand ces dernières n’applaudissent pas. Sur les 900’000 Juifs hongrois, seuls 125’000 survécurent dans la capitale. A Budapest, une formidable résistance d’une vingtaine de Suisses et de Suédois s’organise. Les Américains avaient demandé à la Suède, à Berne et au CICR d’augmenter le nombre de leurs agents en Hongrie afin d’enrayer le génocide en cours. Berne comme le CICR refusent alors que la Suède envoie Raoul Wallenberg. Pourtant, lorsque ce dernier arrive à Budapest, Carl Lutz est déjà au travail. Il se bat avec de la paperasse contre des crimes allemands. Lutz reçoit des Hongrois l’autorisation d’établir 5’000 lettres de protection assurant aux bénéficiaires une sécurité relative; 5’000? Carl Lutz fait comme s’il avait compris 5’000 familles et émet 45’000 lettres de protection. La plupart de ses protégés veulent émigrer en Palestine. Seuls 1’870 Juifs hongrois gagneront la Suisse contre rançon.

Aux côtés de Lutz et de sa femme Gertrud, d’autres Suisses luttent contre le massacre mis au point par Eichmann: l’attaché militaire Fontana, le chargé d’affaires Antoine Kilchmann. Comme ce dernier avait signé une note de protestation des puissances neutres, le conseiller fédéral Pilet-Golaz le rappelle à l’ordre: «Ce genre de démarche, qui risque de nous engager au-delà ou dans une direction différente que celle où nous voulons aller, est toujours à éviter.» Gilbert Joseph conclut: «Les représentants de la Suisse récidiveront sans tenir compte des instructions de leurs supérieurs et sans souci de leur carrière. Ce fut leur honneur.» Quant à Carl Lutz, il avait été chargé par Berne de sauver 300 vies. En protégeant 50’000 persécutés, il a désobéi aux yeux de certains de ses supérieurs. A son retour en Suisse, l’administration fédérale lui conteste la facture de deux verres d’orangeade consommés en Turquie. Gilbert Joseph durcit le ton: «Aucune promotion ne viendra honorer le mérite et les talents exceptionnels de cet homme qui finira sa carrière en 1961, comme consul général de Suisse à Breguenz. Il a connu la solitude et n’a jamais reçu un mot de reconnaissance ou d’admiration des autorités fédérales. En revanche, il a été décoré par l’Allemagne fédérale, honoré par la Commission des Justes israélienne et une rue de Jérusalem porte son nom.» Jusqu’à la fin de sa vie, il a tenté de récupérer l’argent de ses meubles qui avaient brulé dans son consulat de Budapest. Il demandait 23’000 francs à Berne. En vain. Il touchait une retraite de 1’200 francs. En 1990, la Hongrie reconnaissante a érigé un monument à la mémoire de Carl Lutz. Mais la Suisse, elle, ne lui a pas encore témoigné son estime.

Carl Lutz a sauvé des dizaines de milliers de Juifs depuis Budapest où une formidable résistance menée par des Suisses et des Suédois s'organise à partir de 1944. © SWI, 31 août 2014 (en anglais)

Le 5 juin 1987, ce n’est pas le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) à Genève mais bien Israël qui honore le Bernois Friedrich Born. Un arbre est planté dans l’allée des Justes du mémorial aux victimes du génocide hitlérien, à Yad Vashem, pour rendre hommage à titre posthume à cet homme qui fut délégué du CICR de 1944 à 1945. C’est Israël qui nous rappelle que son action exceptionnelle à Budapest redore le blason du CICR qui n’a pas brillé par ses initiatives contre le régime hitlérien. Friedrich Born qui représentait avant la guerre en Hongrie l’Office suisse d’expansion commerciale fut engagé comme délégué par le CICR pour sa stature et sa connaissance du pays. Il parvint à placer sous sa protection des milliers de persécutés et de nombreuses institutions hospitalières, sociales ou religieuses. Il a assuré le ravitaillement du ghetto de Budapest et l’hébergement de nombreux enfants juifs. Born s’est opposé aux plans d’Eichmann, notamment à la déportation de 200’000 Juifs de Budapest dans des camps de province. En Hongrie, Born s’est bien gardé de demander des directives à Genève. Il menace les ministères hongrois des foudres du CICR, affirme que les horreurs feront l’objet de publications, engage 3’000 Juifs comme employés du CICR et leur fournit des papiers d’identité. Les initiatives de Born en faveur des Juifs de Budapest se sont souvent heurtées à la mauvaise volonté du Conseil central juif de la ville qui ne paraissait pas prendre l’exacte mesure des déportations en province et des menaces effroyables qui pesaient sur la communauté. Les protestations officielles de Born, ses mises en garde et ses activités en faveur des persécutés exaspéraient les Allemands. Ils le menacèrent de manière indirecte et le soumirent à la surveillance quasi permanente de la Gestapo. Dans un livre publié en 1985, le journaliste genevois Drago Arsenijevic raconte que, lorsque 60’000 Juifs aptes au travail sont soumis à une marche forcée de 240 km en direction de Vienne, Born leur délivre 30’000 lettres de protection, dépourvues de toute base légale, mais qui dispensent leur titulaire du travail obligatoire. Miraculeusement, les autorités ont respecté ces papiers. En 1944, Born organise un premier transport de 1’800 Juifs hongrois en Suisse. La rançon s’élève à 1’000 dollars par personne, en argent magyar et en bijoux, plus 2 wagons de peaux de moutons et 15 tonnes de café. Born parvint également à ouvrir un bureau dans le ghetto de Budapest et fournit des rations alimentaires permettant de maintenir en vie ces reclus. A la fin de la guerre, il est bouté hors de Hongrie par les alliés soviétiques en colère contre la Suisse. De 1944 à 1945, Born a travaillé avec Raoul Wallenberg, disparu après avoir été arrêté par les Soviétiques. Wallenberg est devenu un mythe en Suède et dans le monde, Born un inconnu. Une plaque en son nom a été posée en 1994 à Budapest, Le CICR n’assistait pas à la cérémonie.

Autre héros du CICR tombé dans l’oubli, le Zurichois Louis Haefliger. Avant la fin de la guerre, il est envoyé en Autriche afin de contrôler le camp de concentration de Mauthausen. Pour éviter que les survivants ne soient liquidés avant l’arrivée des troupes alliées, Haefliger négocie un accord avec certains officiers SS chargés de la surveillance du camp. Il part ensuite à la rencontre d’une colonne de blindés américains et parvient à convaincre ses chefs de libérer Mauthausen. Il revient sur le premier blindé jusqu’au camp qui sera effectivement libéré sans pertes. Pour le remercier de cet exploit, Haefliger reçoit des remontrances du CICR qui lui reproche ses initiatives. Amer, il s’adonne à différentes opérations financières douteuses qui lui seront vivement reprochées.

Durant la guerre, la Croix-Rouge suisse (CRS) administrait dans la zone française dite libre plusieurs maisons d’enfants. L’une d’elles, au Château de La Hille, dans l’Ariège (au sud de Toulouse), abritait, cas atypique, presque uniquement des enfants et des adolescents juifs réfugiés d’Allemagne et d’Autriche. Le 26 août 1942, les policiers de Vichy viennent arrêter les garçons et filles de plus de 16 ans pour les transférer au sinistre camp du Vernet, première étape vers une destination à l’époque inconnue. L’homme qui tient à me raconter cette histoire s’appelle Herbert Herz. Il est délégué pour la Suisse romande du mémorial juif Yad Vashem. Nous lui donnons la parole dans le Journal de Genève du 27 avril 1995.

La directrice de La Hille, Rosa Naef, une femme qui cachait un grand cœur sous des apparences rudes, se rend immédiatement au camp du Vernet et s’y fait enfermer volontairement pour soutenir ses protégés, non sans avoir alerté au préalable le directeur des homes de la CRS en France, Maurice Dubois. Ce dernier envoie à Berne son épouse et collaboratrice Elen pour tenter de faire admettre en Suisse les enfants menacés. Malgré l’appui de la direction de la CRS, cette requête fut refusée par le Conseil fédéral. Pendant ce temps, Maurice Dubois se rend à Vichy. Grâce à l’ambassade de Suisse, il obtient une audience auprès du directeur de la police et lui dit: «Libérez ces enfants placés sous la protection helvétique. Sinon, nous serons contraints de fermer toutes les maisons de la CRS en France.» Quelques jours plus tard, les quarante garçons et filles arrêtés sont libérés comme par miracle et regagnent La Hille. Mais la nasse menace de se refermer à nouveau sur ces jeunes juifs contraints de se cacher à chaque visite des gendarmes au château. Rosa Naef prend alors sur elle d’envoyer les jeunes en Suisse, clandestinement par petits groupes, via la maison de Saint-Cergues-les-Voirons, située providentiellement près de la frontière. La directrice de cet établissement, Germaine Hommet, favorise les passages clandestins tandis que son adjointe, la Suissesse Renée Farny, s’engage corps et âme dans cette opération de sauvetage. Onze jeunes peuvent ainsi passer en Suisse, mais cinq se font prendre. Une fille s’évade mais quatre garçons seront déportés. La direction de la CRS apprend l’incident et convoque immédiatement les responsables des maisons incriminées pour finalement congédier Rosa Naef, Germaine Rommel et Renée Farny. Outrée par cette injustice, Rosa Naef quitte la Suisse après la guerre pour le Danemark. Mais il restait beaucoup d’enfants juifs menacés à La Hille. Une jeune monitrice suisse qui y travaille, Anne-Marie Piguet (mariée Im-Hof), organise une filière d’évasion vers la Suisse via son Jura natal (région du lac de Joux) avec l’aide, du côté français, de jeunes résistantes, les sœurs Cordier. Le risque était grand car, avant la frontière, il fallait franchir une zone interdite où les Allemands tiraient à vue. Et la neige profonde ajoutait aux difficultés. Arrivé en Suisse, il fallait vite s’éloigner de la région frontalière pour éviter les refoulements. Neuf Juifs trouvèrent ainsi refuge en Suisse, grâce au pasteur Vogt de Zurich. Herbert Herz rend également hommage à d’autres anciens du Secours aux enfants de la CRS: August Bohni, directeur d’une maison au Chambon-sur-Lignon, et son épouse Fridel. Bohni-Reiter qui, à Rivesaltes, soulagea la misère des internés; Sébastien Steiger, ex-enseignant à La Rille, resté proche de ses anciens internés. Selon les sinistres documents de la CRS relatifs à cette affaire, ceux qui ont sauvé des vies ont tous les torts. Ainsi, le 19 janvier 1943, le colonel Remund, médecin-chef de la CRS, écrit au ministre suisse à Berlin: «Ce pénible incident s’est bien sûr déroulé à l’insu de la direction de la CRS, qui l’a ensuite condamné et s’est immédiatement distancée des fautifs.» Pire encore, le colonel Remund envoie copie de cette lettre à la direction de la Croix-Rouge allemande. Le mémorial juif Yad Vashem honore 23 Suisses qui ont pris tous les risques pour sauver des Juifs durant la dernière guerre.

Pour retarder le bombardement de Dunkerque par les alliés en 1944 et en évacuer 18’000 civils, la Genevoise Odette Micheli a dû convaincre les généraux alliés, l’armée canadienne qui entourait la ville et les Allemands qui l’occupaient. Objectif atteint. Durant la guerre, Odette Micheli venait souvent à Dunkerque. Déléguée de la CRS, elle s’occupait entre autres des 1’500 enfants de l’agglomération dunkerquoise qui avait été recueillis en Suisse ou dans une maison suisse du Jura français. En septembre 1944, alors qu’elle vient d’entrer à Paris avec les troupes du général Leclerc, elle apprend que des papillons ont été lancés par des aviateurs américains sur Dunkerque, ordonnant à la population civile de quitter immédiatement la ville qui allait être impitoyablement pilonnée. Alors que les bombardements devaient avoir lieu trois jours plus tard, il restait encore 18’000 personnes dans la ville, principalement des femmes et des enfants. Nous publions l’histoire d’Odette Micheli dans le Journal de Genève du 9 mai 1995 alors que Dunkerque organise une cérémonie pour commémorer l’acte de courage de cette Genevoise, décédée en 1962, à l’âge de 66 ans. Selon La Voix du Nordqui consacre une édition en 1957 à cet événement, Mlle Micheli rencontre à l’Hôtel Crillon à Paris le général anglais Harold Redman, chef du Quartier général des Forces expéditionnaires alliées en France et réussit à le persuader du sort dramatique de la population de Dunkerque qui avait déjà tant souffert. Et la jeune femme d’expliquer au général Redman que les 20’000 Allemands étaient enterrés dans des blockhaus de la poche de Dunkerque alors que la population civile était sans protection. Les bombardements alliés détruiraient tout, sauf les blockhaus allemands. Convaincu qu’il fallait éviter ce jeu de massacre, Redman se propose de rédiger un télégramme à Eisenhower afin qu’il donne l’ordre de surseoir au bombardement. La jeune Micheli et le général anglais rédigent et signent ensemble ce télégramme et apprennent dès le lendemain que la réponse est positive. Un délai de quelques jours est accordé. Dans un témoignage publié en 1957 par la même Voix du Nord, le général Redman raconte: «Ce qu’il fallut faire fut énorme. Une cessation du feu et un armistice durent être obtenus avec les défenseurs allemands; des ponts durent être établis sur les canaux; des passages dans les fils de fer barbelés et les autres défenses. Les difficultés rencontrées furent tellement grandes qu’à un moment tout s’arrêta. Ce fut à nouveau la persévérance de Mlle Micheli qui permit de sortir de cette situation. Les forces canadiennes établies dans le périmètre Lille-Dunkerque reçurent l’autorisation d’agir pour sauver la population.»

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De gauche à droite: Gustave Ador (alors président du CICR), Frédéric Barbey-Ador, Paul Des Gouttes, Horace et Odette Micheli. Celle-ci a permis de sauver la population de Dunkerque en convainquant un général anglais de retarder le bombardement allié sur la ville. © Archives CICR

Le 5 mai 1995, nous faisons la une du Journal de Genève sur cette Berne fédérale qui commence enfin, cinquante ans après la guerre, à se souvenir de ceux de ses enfants qui ont sauvé son honneur, qui ont arraché des milliers de juifs aux griffes de la bête nazie. Cette modeste réhabilitation se fait à Berne, lors d’une cérémonie organisée par la bourgeoisie et la communauté juive de la ville en l’honneur de Carl Lutz, qui aurait eu 100 ans. Présent à cette cérémonie, le conseiller fédéral Flavio Cotti a prononcé des mots graves et rares, soulignant qu’il ne fallait pas récupérer ce héros à des fins patriotiques, rappelant que Carl Lutz a dû affronter des reproches bureaucratiques pour avoir outrepassé ses compétences. Pourquoi le CICR a-t-il oublié ses héros? A cause de sa tradition de silence ou, tout simplement, parce que la guerre finie, l’institution, ne recevant plus de fonds, a licencié la plupart de ses délégués, licenciés et oubliés. Peut-être aussi, comme l’explique le CICR, parce qu’il aurait été impudique de parler de l’héroïsme de ses délégués alors que le monde pleurait des millions de morts. Pour l’historien Jean-Claude Favez, spécialiste du CICR, l’institution humanitaire n’a rien fait pour garder le souvenir de ses délégués: «Cela ne lui est pas venu à l’esprit. C’est une question d’époque. Ça illustre le manque de perception que le CICR avait du génocide.» Bref, on voyait bien les camps mais pas, derrière eux, le génocide. D’ailleurs, dans le livre blanc que le CICR publie en 1947 sur les camps de concentration, on parle à peine des Juifs. Outre ces héros suisses, il y a eu tant de Suisses qui comprirent plus vite que les autres et osèrent dénoncer très tôt le mal nazi. Parmi ces «clair-visionnaires», l’écrivain Pierre Bise, le cardinal Journet, le major Hans Hausamann. Le ministre plénipotentiaire de Suisse en Roumanie René de Weck avait tout compris des noirs desseins de Hitler en 1939 déjà. La Liberté a eu l’honneur de coéditer en automne 2001 son extraordinaire journal roumain (1939-1945).